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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

Entre philologie et folklore. Biographie d’Henri Gaidoz

Claudine Gauthier

IIAC-LAHIC, Université de Bordeaux

2008
To cite this article

Gauthier, Claudine, 2008. « Entre philologie et folklore. Biographie d’Henri Gaidoz », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article181.html

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Published as part of the research theme “Networks, Journals and Learned Societies in France and Europe (1870-1920)”, directed by Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) and Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages)

Il est bien difficile de cerner Henri Gaidoz tant sont nombreux les domaines dans lesquels il s’est illustré et pour lesquels il a œuvré, inaugurant des études encore inédites en France. Philologue, spécialiste du domaine celtique, archéologue mais aussi fin mythologue, bon connaisseur de l’histoire des religions... Il peut également être considéré comme le fondateur, avec Eugène Rolland, des études de folklore en France à la fin du XIXe siècle. Les deux hommes vont donner à ce pays le premier organe de cette science nouvelle en fondant, en 1877, la revue Mélusine. Les œuvres d’Henri Gaidoz ont suscité la création, en France, à son bénéfice, de deux chaires représentant des enseignements encore ignorés sur ce territoire : géographie et ethnographie à l’École des sciences politiques (1872) et philologie celtique à l’École des hautes études (1876). Il a également appartenu à de nombreuses sociétés savantes. Il a été, notamment, secrétaire correspondant de la Cambrian Archaeological association, membre de la Société des antiquaires de France, de la Society of Cymmrodorion, de l’Académie royale d’Irlande, de la société Ramond, soci dou Felibrige ... Bien que n’étant pas linguiste, il a pourtant été l’un des fondateurs de la Société de linguistique qu’il administrera de 1870 à 1877 et qu’il présidera en 1881. Pour clore avec les titres et les distinctions, notons enfin qu’il a été titulaire de la légion d’honneur.

Né à Paris le 28 juillet 1842, Élie Henri Anatole Gaidoz n’eut très vite pour unique parent qu’une mère adoptive. Il vécut toujours seul, dans le célibat. Ayant achevé ses études secondaires au lycée Louis-le-Grand, il choisit de progresser en dehors des voies convenues. Ayant le goût des langues vivantes, il parcourt l’Allemagne, l’Angleterre et le pays de Galles à une époque où les jeunes Français voyagent peu. L’Allemagne sera également le pays où il fera des études. Il se prépare ainsi aux principales œuvres de sa vie : l’ethnographie politique des nations européennes et les études celtiques.
Ayant pris conscience de l’extrême importance de la composante celtique dans la formation de l’Europe occidentale, il déplore de constater qu’en France les études celtiques, n’étant pas le fait d’intellectuels reconnus, sont abandonnées aux mains de ceux qu’il nomme « les celtomanes ». Souhaitant organiser ces études sur une base scientifique, il comprend que l’histoire des littératures et des civilisations implique la connaissance des langues et le recours à la philologie. Il apprend donc le gallois, l’irlandais puis le breton. De ses contacts avec les principaux savants des îles Britanniques naît l’idée de créer en France un organe de caractère strictement scientifique destiné à servir de liens entre les savants européens en coordonnant et en centralisant les informations car, selon lui, « le grand obstacle au progrès des études celtiques, c’est l’absence d’union entre les savants qui les cultivent ». Ainsi naît la Revue celtique dont il lance le prospectus en 1869. L’entreprise était hardie ; ce fut un succès, il ne s’y limita pas.

À la fin de la guerre de 1870, il écrit « Les ambitions et les revendications du pangermanisme » qui paraît dans la Revue des Deux-Mondes du 1er février 1871. Cet article, rédigé durant les veillées du siège de Paris, donne le point de vue du jeune philologue qui a été étudiant en Allemagne et traite la question des nationalités, de leurs luttes, de leurs menaces pour l’avenir de l’Europe et la sécurité de la France. Émile Boutmy, fondateur de l’École libre des sciences politiques en 1871, compte parmi les lecteurs de ces pages. Il s’adresse directement au bureau de la revue pour demander l’adresse d’Henri Gaidoz. L’ayant rencontré, il le presse d’assurer un enseignement de géographie et ethnographie au sein d’une institution qui est encore à naître. Il y professera dès 1872 et jusqu’en 1908. Le 5 octobre 1876, il est également nommé directeur d’études pour la philologie celtique à l’École des hautes études ; il s’agit en France du premier enseignement officiel de langues et littératures celtiques. Au cours du printemps 1879, des Bretons résidant à Paris se réunissent quelques fois chez lui. L’idée vient de donner à ces réunions une périodicité établie dans le cadre d’un dîner mensuel. Ainsi s’organisent les Dîners celtiques dès le 18 juin 1879.
Henri Gaidoz avait donné aux études celtiques une impulsion qui leur valait enfin une reconnaissance officielle. En 1881, grâce à ces mêmes efforts, une chaire de celtique se crée au Collège de France ; mais c’est Henri d’Arbois de Jubainville qui obtient le poste. Pour Henri Gaidoz, c’est une blessure bien âpre, intime, mais elle n’affecte en rien le jugement et la considération qu’il porte à celui qui a été un de ses collaborateurs les plus zélés depuis la création de la Revue celtique. Avec dignité, dès 1885, il préfère toutefois lui abandonner la direction de la revue. En apparence, l’échange est courtois. D’Arbois répond en exprimant un vif regret, en son nom et en celui de ses collaborateurs, face à une décision jugée inattendue. Il espère qu’Henri Gaidoz continuera pourtant à les faire profiter de « cette prose toujours spirituelle, mordante quelquefois, dans laquelle il a écrit tant d’instructifs compte rendus critiques, tant de chroniques si pleines d’intérêt et des articles de fond ». Mais la collaboration d’Henri Gaidoz à la Revue celtique, dont il a désormais abandonné la direction, ne se poursuit qu’un temps.

Il peut maintenant consacrer tous ses efforts à la publication de Mélusine, revue fondée avec Eugène Rolland - rencontré à la Société de linguistique en 1868 -, en réaction à l’ouvrage de l’Allemand Mannhardt sur la mythologie des champs et des bois chez les Indo-Européens. En 1876, Henri Gaidoz en rend compte dans la Revue celtique et remarque, à cette occasion, que l’auteur a été contraint de commencer son étude à partir de l’Allemagne car il s’agit encore du seul pays où ce travail ait été fait de manière systématique et consciencieuse, la France ne pouvant compter que sur les Mémoires de l’Académie celtique. Or Mannhardt, en interrogeant les prisonniers français en Allemagne durant la guerre de 1870, a pu recueillir toute une collection de superstitions et de traditions concernant la France. Henri Gaidoz lance alors ce cri : « Nous avons laissé les Allemands écrire notre philologie, allons-nous leur laisser le soin d’établir notre mythographie ? Laisserons-nous aux Allemands le soin de faire ce qui est notre œuvre ? » Peu de temps après, il annonce dans la Revue celtique la naissance d’une revue qu’il ne nomme pas encore mais qui sera Mélusine, organe consacré spécialement « à la mythologie et au folklore des provinces de France ».
Les concepts évoluent avec le temps, c’est-à-dire avec les hommes. Le folklore prôné par Henri Gaidoz est celui de son époque et il recouvre un champ sémantique bien différent de celui que la plupart des gens ont associé plus tard à ce mot. Le folklore est alors un art difficile, celui de l’érudition, « science des produits de l’esprit humain » (Renan). Il impose à la fois de posséder le talent du philologue et l’expérience de l’historien. Or l’érudition ne s’improvise pas. Henri Gaidoz insiste beaucoup pour démarquer le folkloriste du simple collecteur car, selon lui, le recueil de collection est une chose aisée mais fort inutile si elle n’est pas destinée à être soumise à l’art du savant. Il explique ainsi le retard de la France vis-à-vis des autres pays européens en ce domaine, et notamment de l’Allemagne où les folkloristes sont tous en même temps philologues et ont le mérite de produire des études de folklore de caractère vraiment scientifique. S’il se réjouit de voir certains philologues appliquer la méthode du folklore à l’étude de l’étymologie populaire dont le rôle est un fait bien connu dans la formation des langues, il se démarque en revanche vivement de l’École de philologie telle qu’elle est illustrée par Max Müller. Il souhaite rompre avec ce qu’il nomme « ces théories spécieuses qui faisaient un monde à part d’une prétendue mythologie Indo-Européenne ». Par la traduction d’un article satirique particulièrement savoureux parodiant les théories solaires de Max Müller, « Comme quoi Max Müller n’a jamais existé », Henri Gaidoz pointe les critiques qu’il porte cette école. La mythologie comparée, expression formée par analogie avec celle de grammaire comparée, cherchait des étymologies savantes ; elle n’a pas trouvé autre chose et représente l’antipode du folklore.
Mais du folklore, il ne dédaigne aucun aspect. On sait qu’il a compté au nombre des collaborateurs des Kryptadia, qu’il définit lui-même comme une « revue consacrée au folklore obscène vis-à-vis de la morale chrétienne ». Les noms des membres du comité de rédaction, comme celui des collaborateurs de cette revue, jadis gardée par la Bibliothèque nationale en son Enfer, ont longtemps été tenus secrets. C’est Henri Gaidoz qui révèlera lui-même dans Mélusine, en 1912, le nom des membres du comité de rédaction des Kryptadia, voulant ainsi réparer la façon inexacte dont la Romania a parlé de cette publication, en taisant le fait que cette collection a été conçue « sous le patronage et avec le parrainage de Gaston Paris ». Mais déjà, du temps du secret, Gaidoz cite la revue à plusieurs reprises dans ses articles et, au détour du compte rendu sur les Contes populaires de la Gascogne de Bladé dans Mélusine, il prend soin de mentionner que, selon l’auteur, il n’y aurait pas de kryptadia - entendez de contes obscènes - dans le Sud-Ouest de la France. Aussitôt, il s’insurge et écrit : « La Gascogne serait donc un pays exceptionnel et il faudrait croire qu’au Moyen-Âge, tout au moins lorsque florissait la littérature des fabliaux, il y aurait eu une sorte de douane morale autour de la Gascogne et que cette douane, en laissant passer certains fabliaux - que nous trouvons dans le recueil de M.B.- aurait arrêté et confisqué les autres ! (...) Nous avons grand peine à croire que les Gascons soient plus chastes des oreilles que les habitants des autres provinces de France ».

Ce folklore qu’il a contribué à créer en France et dont on dit, à la toute fin du XIXe siècle, qu’il a accompli de remarquables progrès, il ne le reconnaît pas. Certes, il note qu’il est désormais bien plus répandu mais c’est le nombre des amateurs et des collecteurs qui s’est accru rapidement, pas celui des recrues sérieuses, aptes à produire des études scientifiques. Il déplore ouvertement le développement en France de ce qu’il nomme « un folklore facile », c’est-à-dire un folklore qui entend se passer, à la fois, de la philologie et de l’érudition.
Au début du XXe siècle, il rédige un état de la question concernant la situation des études de folklore tant en France qu’à l’étranger. Ses dissensions avec Paul Sébillot, qui remontent à 1884, le conduisent à dresser un tableau où ce dernier, bien que considéré à l’échelle internationale comme un des folkloristes français les plus actifs, n’est mentionné que de manière incidente et fort incomplète, en parvenant malgré tout à saisir l’occasion pour déprécier le genre de folklore qu’il produit. Il reproduit ainsi presque en parallèle certaines omissions de Sébillot et se livre, de la sorte, à un comportement inaccoutumé en regard de la pointilleuse rigueur intellectuelle qui le caractérise ordinairement. Il conclut son article, disant :
« En somme, toutes ces études, au loin et au large, qui sont l’étude de la tradition et des survivances chez l’homme et dans les groupes humains, convergent vers une étude d’ensemble qui sera la science de l’avenir, si elle n’est pas au-dessus des forces de l’intelligence humaine, je veux dire du genus homo dans son développement psychologique, intellectuel et social.»

Derrière l’impressionnant travail scientifique, il y a un homme et, depuis l’âge mûr, malade qui plus est. Il connaît, en effet, une solitude imposée par la maladie qui développe en lui une tendance à la misanthropie. Il doit soutenir sa santé vacillante par un régime sévère lui interdisant tout déplacement ou sortie mondaine. À force de privations et de soins, il parvient à conserver une vie ralentie. Les problèmes de vue qu’il commence à ressentir à partir de l’année 1885, et qui s’aggraveront dès 1912 au point de le rendre presque aveugle, le contraignent à recourir à l’aide de jeunes secrétaires qu’il forme ainsi au travail scientifique le plus rigoureux. Il finit par vivre confiné dans sa bibliothèque, satisfaisant à ses curiosités et cultivant son érudition. Ses critiques, il ne les épargne ni aux autres, ni à lui-même. Il les énonce dans ce style alerte, franc, incisif et souvent mordant qui le caractérise. Mais ses amitiés sont tout aussi vives. Après le décès d’Eugène Rolland, il entreprend « comme un devoir d’amitié » la lourde tâche de publier de façon posthume les derniers volumes de Faune populaire de la France et de Flore populaire, malgré toutes les difficultés impliquées par l’entreprise en raison de la méthode si particulière adoptée par Eugène Rolland. Il acquiert à cet effet les manuscrits et les notes de son ami lors de la vente aux enchères de ses biens personnels qui a suivi son décès. Henri Gaidoz parvient même à obtenir une subvention de l’Académie des inscriptions et belles-lettres pour l’aider à subvenir aux lourds frais de publication bien que cette institution, comme il l’a déploré, n’ait jamais honoré Eugène Rolland de son vivant. Chaque volume posthume comporte, en préface, les plans de publication mais également la crainte qu’une mauvaise santé et, surtout, l’affaiblissement de sa vue ne l’empêchent de mener cette œuvre jusqu’à son terme. Dans cette perspective, il envisage même de léguer les manuscrits non publiés à un dépôt public, espérant qu’ainsi un philologue pourra, un jour, reprendre ce travail. Il prolonge ses enseignements à l’École des hautes études jusqu’à l’extrême limite de ses forces, bien que ceux-ci aient, officiellement, cessé en 1925.

Selon J. Vendryes, il a été « un fureteur qui se plaisait à buissonner hors des sentiers battus ; il ne se souciait pas d’ouvrir de larges avenues pour y traîner derrière lui des disciples. Il se détournait plutôt de la voie qu’il avait tracée quand il s’y sentait suivi. » Aussi, paradoxalement, malgré cet impressionnant parcours universitaire et les notoires avancées qu’il a permises, en France, en inaugurant dans les domaines du folklore, des études celtiques comme de l’ethnographie politique - soit autant de sciences nouvelles à l’époque -, Henri Gaidoz est mort en laissant une postérité institutionnelle pérenne mais en n’ayant pas su - ou voulu -, comme on dit, faire école. On l’oublie peut-être mais, à l’exception de Mélusine, les organes institutionnels créés par lui ou pour lui survivent encore de nos jours. Pourtant, à son décès, non seulement il ne s’est trouvé personne pour reprendre ses travaux et les prolonger mais l’événement fut à peine perçu. Il marqua simplement la disparition, le 2 avril 1932, d’un - déjà - grand ancêtre des études celtiques.