1. Pratiques et savoirs ethnographiques prémodernes
1.1. Reconfiguration des savoirs depuis l’époque Tokugawa (1603-1868) jusqu’aux sciences de l’homme modernes
Au Japon, entre la société d’Ancien Régime (période d’Edo : 1603-1868) et celle de l’État-nation de l’ère Meiji (1868-1912) les champs du savoir se redessinent à un tel point qu’il est parfois difficile de comprendre ce qu’un diplômé de l’Université impériale de la fin du XIXe siècle partage, ou ne partage plus, avec un lettré polygraphe du siècle précédent. Les « lettres » (bun 文) s’affranchissent peu à peu d’une conception englobant l’ensemble des savoirs écrits pour se restreindre à un art du langage (la littérature, bungaku 文学), tandis que les sciences de l’homme s’institutionnalisent en construisant des relations complexes avec les connaissances et pratiques antérieures, faites de continuités et de ruptures, de recherche de légitimité, d’usages et mésusages de la tradition.
L’articulation entre le paradigme « prémoderne » (kinsei 近世) et « moderne » (kindai 近代) est un enjeu majeur de l’épistémologie au Japon. Pour comprendre ces liens que les sciences humaines modernes entretiennent avec les connaissances antérieures, il faut d’abord garder à l’esprit quelques grands changements qui ont marqué l’histoire intellectuelle du Japon entre les XVIIe et XIXe siècles, avant la construction de l’État-nation à l’ère Meiji sur la base d’institutions et de systèmes largement inspirés de l’Occident :
- L’implantation de la pensée néo-confucéenne qui donne un cadre idéologique à la société d’Ancien Régime.
- Une politique de résidence alternée entre la capitale et leur fief pour les seigneurs de provinces (dès 1635) et de contrôle des frontières extérieures (« verrouillage des mers », kaikin 海禁, en 1639) qui conditionne la circulation des biens et des personnes, mais aussi des idées.
- Un questionnement sur la place du Japon dans le monde, suscité par l’effritement progressif du système sino-centré (depuis la chute des Ming en 1644) et la pression des puissances occidentales pour obtenir l’ouverture du pays (dès la fin du XVIIIe siècle).
- Une évolution des cadres conceptuels vers une forme de pragmatisme (« étude des preuves » kōshōgaku 考証学, « études pratiques » jitsugaku 実学, « étude des principes naturels » kyūri 窮理) qui stimule le développement de disciplines telles que l’astronomie, la médecine, la botanique d’un côté, ou la philologie, l’histoire, l’archéologie, l’ethnographie de l’autre.
- La formation d’une culture bourgeoise qui accompagne l’essor des grands centres urbains (Edo, Osaka, Kyoto) et des villes de fiefs en province (Nagoya, Kanazawa, Kagoshima, etc.).
- Une révolution technologique enfin, l’essor de la xylographie (seconde moitié du XVIIe siècle) qui, sans supplanter complètement la culture du manuscrit, contribue à la circulation des idées à travers tout le pays.
L’enseignement des lettrés s’ancre principalement dans la culture chinoise et le confucianisme des Song (mais pas exclusivement). Le Japon n’ayant pas adopté le système des examens pour le recrutement de ses fonctionnaires, le contrôle direct du pouvoir central sur l’enseignement et la transmission des savoirs reste assez lâche (à l’exclusion de l’interdiction du christianisme).
Le savoir lettré a une portée totalisante, il englobe ce que l’on pourrait appeler une philosophie politique et morale, une vision du monde et de la société, une métaphysique parfois, un sens de l’histoire, une culture poétique. Quant aux sciences (mais le concept n’existe pas encore vraiment), elles se perçoivent peut-être plus comme autant de savoirs techniques hétérogènes : médecine, pharmacologie et botanique, cartographie ou astronomie notamment.
La (re)découverte intellectuelle de l’Occident, qui s’accélère dans la seconde moitié du XIXe siècle via la traduction massive d’ouvrages, contribue à reconfigurer significativement le champ des connaissances sur lequel se fonderont les usages universitaires. Les termes qui renvoient aux grandes catégories conceptuelles que sont par exemple la littérature, l’art, la religion, la science ou la philosophie, sont toutes inventées par les intellectuels de l’ère Meiji, en réinvestissant d’un nouveau sens d’anciens vocables chinois. Il en ira de même de l’ethnologie (minzokugaku 民俗学/民族学) dont le terme ne s’imposera dans l’histoire intellectuelle que dans les années 1920-1930.
1.2. Les pratiques ethnographiques sous le régime des Tokugawa
Rien ne peut s’approcher sous le régime des Tokugawa d’une discipline ethnographique consciente d’elle-même. Mais il est incontestable que différentes pratiques relèvent d’une forme d’ethnographie avant la lettre. Retenons ici quatre éléments qui favorisèrent ces pratiques : la conscience d’une altérité culturelle, l’intérêt pour les régions et leurs ressources, la pensée nativiste, et le goût antiquaire pour la collection.
1.2.1. Perceptions de l’altérité
La pensée médiévale fonde sa vision du monde sur les trois pôles de civilisation (sangoku 三国) que sont l’Inde, la Chine et le Japon. Mais l’extension du commerce vers l’Asie du Sud-est au cours du XVIe siècle (les Japonais installent des comptoirs commerciaux jusqu’en Thaïlande) et le contact avec les entreprises occidentales d’expansion vers l’Asie (Portugais et Espagnols dans un premier temps, puis Néerlandais) mettent à mal ce modèle. La première carte du monde imprimée par des Japonais à Nagasaki en 1645 rend bien compte du fait que ce sont désormais une « myriade de pays » (bankoku 万国) qui se partagent la surface du globe. Mais la réponse de l’Asie à l’expansion européenne et aux problèmes endémiques de piraterie est un repli protectionniste (« verrouillage des mers » sous la Chine des Ming puis des Qing, la Corée des Yi (1392-1897) ou dans le Japon des Tokugawa dès 1639) qui va modifier significativement et durablement leur rapport au monde.
Globalement, la perception de l’altérité culturelle dans l’espace sinisé reste cantonnée à une vision sino-centrée, dans laquelle la Chine se perçoit comme le cœur de la civilisation entouré de nations plus ou moins barbares. Toutefois, l’avènement d’une dynastie « étrangère » mandchoue (1644) en Chine poussera le Japon à rompre les relations officielles avec son voisin et à acclimater l’ethnocentrisme continental. Le pouvoir japonais met ainsi en scène sa centralité culturelle et politique en imposant à ses voisins directs (Coréens, Ryukyuans et Néerlandais du comptoir de Nagasaki) des ambassades régulières à Edo. La gestion des relations avec l’étranger est dévolue aux seigneurs des fiefs limitrophes : les Matsumae s’occupent d’Ezo (Hokkaidō), les Sō de la Corée, les Shimazu des Ryūkyū ; la ville de Nagasaki jouant le rôle de sas dans les échanges avec le reste du monde, à savoir les Provinces-Unies des Pays-Bas et la Chine des Qing.
Bien que l’isolationnisme empêche les Japonais de sortir du pays (hors une présence à Naha aux Ryūkyū et Pusan en Corée), les voies d’acquisition d’informations pour une petite frange d’officiels et de lettrés sont nombreuses : contacts directs dans les fiefs limitrophes, entretiens avec les ambassadeurs étrangers, rapports annuels des Néerlandais sur l’état du monde, témoignages des naufragés (étrangers et rapatriés), ou encore via les réseaux de contrebande.
Si la Chine a constitué un référent culturel de tout temps et si l’Occident fascine surtout pour ses productions scientifiques, les régions périphériques (Ezo, Corée et Ryūkyū) suscitent un intérêt nouveau, pour des raisons déjà liées à des enjeux politiques (de défense nationale, puis d’expansion territoriale). Proches du pouvoir à Edo, des lettrés compilent des descriptions du monde qui font date dans l’histoire intellectuelle de l’Ancien Régime :
Arai Hakuseki (1714-1792), lettré confucéen, philologue et historien, ministre et conseiller auprès du shôgun (le chef militaire et politique du Japon), rédige plusieurs ouvrages sur l’étranger : un résumé de renseignements glanés sur les cinq continents (Sairan igen 采覧異言 [Vues recueillies sur les propos étrangers], 1713, révisé en 1725) et une histoire du monde et du christianisme (Seiyō kibun 西洋紀聞 [Choses entendues à propos de l’Occident], 1715), tous deux issus d’entretiens avec le missionnaire Giovanni Sidotti, une chorographie des Ryūkyū (Nantōshi 南島志 [Description des îles du Sud], 1719) et une autre sur les îles du Nord (Ezoshi 蝦夷志 [Description d’Ezo], 1720).
Morishima Chūryō (1756-1810), puîné d’un médecin hollandiste au service du shôgun, écrit trois études majeures sur la culture des pays étrangers : Kōmō zatsuwa 紅毛雑話(Récits sur les poils roux [i. e. les Occidentaux], 1787), Bankoku shinwa 万国新話(Nouveaux récits sur les mille nations, 1789), Ryūkyū banashi 琉球談 (Anecdotes sur les Ryūkyū, 1790) ; et entreprend une vaste compilation de récits de naufragés japonais depuis la fin du XVIe siècle, Kaigai ibun 海外異聞 (Nouvelles singulières venues d’outre-mer, fin 1780-1809).
Ces ouvrages ne sont pas de pures spéculations théoriques, mais se fondent sur un travail méthodique de documentation facilité par la position centrale de leurs auteurs dans les réseaux intellectuels, ainsi que sur l’entretien direct avec des témoins (missionnaire captif, naufragé rapatrié, ambassadeurs).
Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, les nouvelles puissances impérialistes occidentales (Russie, France, Angleterre, puis États-Unis) font pression sur le Japon pour qu’il s’ouvre au commerce. Celui-ci prend peu à peu conscience du fait qu’il se trouve mêlé à une lutte entre impérialismes pour conquérir l’hégémonie sur le monde. Cette rivalité suscite tout un éventail de réactions qui vont du repli identitaire au sentiment qu’il faut d’urgence combler le retard technologique et militaire. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’étude des systèmes occidentaux (politiques, juridiques, économiques, etc.), y compris des organisations sociales, ira de pair avec le projet de modernisation.
Dès lors, la vision chinoise d’un centre civilisé entouré de marges barbares se trouvera reformulée dans une forme de spencérisme, divisant le monde en différents stades d’évolution, qui conditionnera les efforts du Japon à la fois dans sa modernisation et dans la justification de son expansion coloniale.
1.2.2. Intérêt pour les régions et enquêtes ethnographiques
La conscience de l’altérité n’est pas seulement dirigée vers l’extérieur. La société d’Ancien Régime se caractérise par la division entre guerriers et paysans ainsi que par la naissance d’une société d’ordres qui impliquent un éloignement des élites dirigeantes (samouraïs) du village rural et leur regroupement dans les centres urbains. Certains parmi les lettrés des villes voient alors dans la vie paysanne une forme d’exotisme.
L’essor des voies de communication, grâce au développement du commerce et au système de résidence alternée entre leur fief et la capitale, imposé aux seigneurs de province, favorise les déplacements, que les lettrés consignent dans des récits de voyage (kikōbun 紀行文). Même si leur intérêt va d’abord aux lieux célèbres et paysages remarquables, aux toponymes liés à la littérature classique ou à la mémoire des guerres civiles du XVIe siècle, il s’y mêle parfois des observations sur la vie du petit peuple.
Parmi tant d’autres, Kaibara Ekiken (1630-1714) laissa de nombreux récits de ses voyages. C’est un médecin et naturaliste originaire de Fukuoka. Il ne souhaitait pas se cantonner aux savoirs livresques et développa une pensée centrée sur l’expérience et la connaissance pratique. Il mène des investigations sur le folklore, l’histoire, la géographie, renouvelle le genre du récit de voyage en posant un regard objectif sur la physionomie, les produits ou les coutumes des régions visitées, une écriture du voyage qui tranchait avec le style introspectif et poétique de Bashō (1644-1694). Il voyage notamment dans des régions peu connues des habitants des grands centres urbains.
Plus intéressants encore comme documents ethnographiques sont les géographies régionales (chishi 地誌), qui marquent le passage d’une description souvent superficielle des régions traversées vers un type d’observation plus fouillé de la région habitée. Mais il ne faut pas s’y tromper : les motivations sont parfois davantage politiques (contrôle des ressources et des populations) que véritablement ethnographiques.
Durant toute la période d’Edo, des enquêtes sur les ressources naturelles furent conduites à l’échelle nationale ou régionale. Les enjeux étaient multiples (augmenter les rendements, tendre vers une dépendance moindre aux importations, notamment en matière de produits médicinaux, etc.). Le shôgun Tokugawa Yoshimune ordonna ainsi vers 1735 à un médecin et apothicaire, Niwa Shōhaku, la compilation d’une vaste encyclopédie des produits naturels, qui fut réalisée grâce à un recensement d’une ampleur inédite dans tous les fiefs du pays. Ce type d’enquêtes contribua à susciter chez les lettrés de provinces un intérêt pour leur région, qui se manifesta sous la forme de nombreuses études portant sur la vie, les mœurs, la culture, les ressources régionales.
Sugae Masumi (1754-1829), par exemple, naturaliste au service un temps du seigneur d’Owari, voyagea beaucoup dans le nord du Japon. Il laisse des comptes rendus très précis des régions qu’il visita et reste aujourd’hui surtout connu pour ses descriptions de l’île d’Ezo (Hokkaïdō) dans lesquelles les ethnologues modernes virent un travail précurseur de l’enquête de terrain.
Suzuki Bokushi (1770-1842), marchand et essayiste originaire d’Echigo, porta son attention sur les régions reculées de montagne, dormant chez l’habitant, questionnant les personnes qu’il croisait. Son Album de la vie sous la neige au nord de la province d’Etsu (Hokuetsu seppu 北越雪譜, 1837), édité grâce à une collaboration avec des romanciers en vogue de la capitale, connut un réel succès de librairie.
On peut encore citer ici les relations de la vie quotidienne dans les îles par des lettrés exilés : Kondō Tomizō (1805-1887) ou Nagoya Sagenta (1820-1881) qui décrivirent respectivement les îles de Hachijō et d’Amami dans les années 1850.
Toutes ces productions (manuscrites ou imprimées) se caractérisent en outre par la richesse de leurs illustrations, alors même que les techniques de dessin naturaliste s’affinent comme moyen d’enregistrement du réel. Nombre de ces documents furent redécouverts et mis en valeur par les ethnologues modernes : Yanagita Izumi édita les œuvres de Sugae Masumi dans les années 1930, Miyamoto Tsuneichi édita également de nombreux textes de lettrés d’Edo après la Seconde Guerre mondiale.
1.2.3. Pensée nativiste et relativisme culturel
La chute des Ming en 1644 nourrit dans les pays périphériques une forme de relativisme culturel, et favorise aussi (via l’exil de lettrés chinois) le renouvellement intellectuel au Japon. Un mouvement s’amorce pour remettre en cause l’orthodoxie néo-confucéenne (doctrine formée en Chine au XIIe siècle) à travers un retour aux textes originaux. Retour aux origines qui touche par ailleurs aussi bien les milieux du confucianisme (études anciennes d’Ogyū Sorai), du bouddhisme (essor de l’étude du sanscrit), ou les études sur la littérature nationale (kokugaku 国学). Une lecture serrée des textes originaux grâce au développement de la philologie ou de la phonologie historique notamment était censée permettre de retrouver l’esprit d’une culture ancienne idéalisée (Chine, Inde, Japon suivant les affinités).
Le terme même d’études nationales (kokugaku) pour délimiter une pensée nativiste homogène et cohérente incarnée dans une généalogie de quatre grands noms (Kada no Azumamaro (1669-1736), Kamo no Mabuchi (1697-1769), Motoori Norinaga (1730-1801), Hirata Atsutane (1776-1843)) est largement une invention de la seconde moitié du XIXe siècle. Le terme lui-même ne faisait pas forcément autorité. On a pu parler sans toujours opérer une grande distinction conceptuelle entre wagaku (études japonaises), kogaku (études anciennes) ou kōgaku (études impériales). Mais tous ces termes renvoient cependant à une définition minimale qui pourrait se résumer à ceci : une forme de savoir qui cherche à retrouver par l’étude de la littérature classique l’image d’une culture japonaise avant l’introduction du bouddhisme et du confucianisme. En réalité, le domaine d’investigation était large. Motoori Norinaga le divise en quatre grands champs d’études : les croyances (shinto, sanctuaires), les codes, lois et rites de l’antiquité, les chroniques historiques et la poétique (linguistique, grammaire). L’émancipation des traditions secrètes de l’exégèse des classiques japonais au cours du XVIe siècle, accompagnée par un essor de l’imprimerie, jeta les bases d’une méthode philologique scientifique moderne. Les grands textes de l’antiquité (Nihon shoki, Kojiki, Man.yōshū, Genji monogatari, Ise monogatari…) furent ainsi imprimés, édités, commentés et discutés ouvertement.
C’est surtout avec Norinaga que les études nationales se diffusent plus largement. Il fut très lu et compta près de 500 disciples venus s’initier à sa pensée dans son école de Matsuzaka. Ceux-ci retournèrent dans leurs provinces d’origine où ils professèrent à leur tour. Si bien qu’au milieu du XIXe siècle, on dispensait dans presque toutes les écoles de fief des enseignements sur les classiques japonais. Les nativistes de province contribuèrent au développement des savoirs régionaux. Par exemple, Shirao Kunihashira (1762-1821), originaire de Kagoshima, formé aux études nationales auprès de disciples de Kamo no Mabuchi, publia une encyclopédie des ressources naturelles et de la vie agricole dans le Sud du Kyūshū (Seikei zusetsu 成形図説), des recherches sur les tombes anciennes de sa région (Jindai sanryō-kō 神代山陵考), ou encore un recueil de contes populaires (Shizu no odamaki 倭文麻環).
Avec les turbulences suscitées par la pression grandissante des gouvernements occidentaux pour obtenir l’ouverture de quelques ports, ces savoirs sont mobilisés pour porter le projet de restauration impériale et nourrir le sentiment de résistance contre les étrangers. Bref, les études nationales se politisent et se radicalisent. Elles serviront de prétexte au nationalisme moderne. En tant que savoir institutionnel, elles perdureront sous la forme de nouveaux établissements (Kokugakuin et Kōgakukan) dédiés notamment à la formation des desservants des sanctuaires shintō, qui tenteront de garder leur cohérence globale, mais elles s’intégreront aussi aux nouvelles universités, sous forme d’enseignements de langue et littérature japonaises, où elles convergeront avec les approches occidentales, en particulier la linguistique et la philologie d’inspiration allemande.
Mais l’apport des études nationales ne se limite pas à donner des outils philologiques aux futurs linguistes et folkloristes. Le relativisme culturel et l’historicisme dans lesquels elles s’inscrivent ont aussi marqué le développement de l’ethnologie japonaise, qui se réclamera parfois ouvertement de cet héritage (Yanagita Kunio et Orikuchi Shinobu notamment).
En s’interrogeant sur ce qu’est le Japon, en recherchant la sensibilité propre aux Japonais dans leur littérature ancienne, le discours nativiste nourrit une forme d’appartenance identitaire qui transcende d’autres liens d’appartenance comme le statut, la profession, la religion, la région, le village, la ville. Il s’oppose au discours confucéen qui voit la société comme une série de relations hiérarchiques (suzerain/vassal, père/fils, mari/femme, etc.) dans lesquelles le Japon ne présente qu’une variation locale et superficielle de la norme chinoise. Le particularisme culturel reviendra périodiquement dans l’histoire de la pensée contemporaine sous des formes variables : le nipponisme des années 1890 en réaction aux excès de l’occidentalisation, le romantisme des années 1930 après l’effondrement des mouvements socialistes, le culturalisme des années 1970 pour expliquer le « miracle économique ». Il sous-tend également le projet des ethnologues de la première moitié du XXe siècle, qui se veut une réflexion sur la japonité (culturelle, ethnique, raciale).
La vision du passé des lettrés d’Edo façonne aussi une nouvelle perception de l’espace : elle nourrit l’idée que la culture s’est développée par strates successives, plus rapidement dans les centres urbains, et que scruter les campagnes peut donner un aperçu de pratiques et de parlers qui ont moins évolué et seraient donc plus proches du passé idéalisé. Les récits de voyage du début d’Edo rapportent déjà que les campagnes reculées recèlent des choses anciennes disparues des villes. Le géographe et astronome Nishikawa Joken (1648-1724) imagine par exemple que ces régions conservent des usages préexistant aux influences étrangères. Dans ses essais philologiques (Narubeshi南留別志 [Ce qu’il convient de faire], 1736), le lettré confucéen Ogyū Sorai observe pareillement que les campagnes conservent un parler antique. Dans Tamakatsuma 玉勝間 (La fine corbeille tressée de bambou, 1793-1801), Motoori Norinaga étend aux pratiques sociales le constat de ses prédécesseurs à propos de la langue, et souligne la nécessité de se rendre physiquement en province pour les observer (quoiqu’il n’ait jamais lui-même mis en application cette idée). Ainsi, l’idée de la campagne comme miroir des temps anciens devient courante chez les lettrés de la fin d’Edo et restera très présente chez les ethnologues modernes.
1.2.4. Pensée positiviste et goût antiquaire
Le goût pour l’ancien ne se limite pas aux seules réflexions philologiques, mais anime les amateurs d’art, d’objets archéologiques ou de produits et curiosités régionales. Il participe d’un intérêt plus large et séculaire pour ce qu’il convient déjà d’appeler « le patrimoine », qui connaît un formidable essor vers la fin du XVIIIe siècle, dans le sillage des études nationales, et voit apparaître le début de grands recensements patrimoniaux à l’échelle nationale. Au simple plaisir esthétique, se mêlent parfois de réelles ambitions scientifiques à mesure qu’une tendance à confronter les connaissances à la réalité marque les milieux intellectuels. Ces « amateurs de choses anciennes » (kōkoka 好古家), pour reprendre le terme que leur assigne désormais l’historiographie, s’organisent en réseaux d’échanges et mettent sur pied des réunions amicales, qui peuvent parfois prendre l’ampleur de véritables expositions. Leur « cabinet de curiosités » à l’orientale peut comporter des objets exotiques importés d’un étranger inaccessible ou des objets liés aux mythes et aux folklores régionaux.
On peut citer deux personnages qui incarnent à merveille les débuts de l’antiquarisme japonais :
Kinouchi Sekitei (1725-1808) est un érudit, un peu archéologue un peu naturaliste, et surtout grand collectionneur de pierres. Il est l’auteur d’une formidable Pétrographie en 18 volumes (Unkonshi 雲根志, 1772, 1779 et 1801). Parmi ses quelque 2 000 échantillons collectés au cours de nombreux voyages, se trouvent aussi des pierres manufacturées (outils néolithiques). À sa manière, il participe d’un discours et de pratiques (collection, fouilles) d’une archéologie naissante qui cherche à confronter les sources anciennes à une vérification dans le sol.
Kimura Kenkadō (1736-1802), marchand de saké fortuné d’Ōsaka, à la fois peintre et naturaliste, amateur d’art et grand collectionneur, est peut-être encore plus typique de l’antiquarisme éclectique. Formé aux courants de pensée qui valorisaient l’expérience et le pragmatisme aux constructions théoriques, il se trouva au cœur d’un réseau qui réunit lettrés et amateurs, collectionnant lui-même tous azimuts (spécimens de botanique, animaux empaillés, instruments scientifiques, minéraux, antiquités, produits pharmacologiques entre autres, ainsi que des ouvrages traitant de ces sujets).
L’antiquarisme et le collectionnisme durant la période d’Edo annoncent ainsi la pratique de la collection et son institutionnalisation sous forme de musées qui iront de pair avec la naissance d’une ethnologie moderne. Le premier musée national ouvre à Tokyo en 1872 dans la foulée d’une série d’expositions nationales. Si l’on se cantonne au point de vue purement ethnographique, il faut attendre la collection privée de l’Attic Museum inaugurée en 1921 qui viendra nourrir le fonds du Musée national d’ethnologie à Osaka (1974), l’ouverture d’un Musée d’arts folkloriques coréens dans la Séoul colonisée (1924), le Musée du folklore oriental à Nara (1928) ou la création d’un Musée d’artisanat folklorique japonais à Komaba (1936).
2. La naissance d’une ethnologie au Japon avant la Seconde Guerre mondiale
2.1. Les débuts des sciences de l’homme modernes
En quoi la restauration de Meiji vient-elle bouleverser la structuration des lieux et champs du savoir ? La société d’Ancien Régime a connu une augmentation spectaculaire du taux d’alphabétisation et une forte croissance du nombre des centres de savoir (écoles de fief ou académies privées) dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cela avait contribué à la création de réseaux de sociabilité et à la circulation des idées à travers le pays. Élites lettrées et bourgeois cultivés se rencontraient dans des sortes de « salons » littéraires, artistiques ou scientifiques. À part la mise au ban de tout ce qui touchait au christianisme, ainsi qu’une tentative en 1790 pour interdire les enseignements hétérodoxes (au néoconfucianisme), le shôgunat n’exerçait finalement qu’un contrôle idéologique assez lâche. Le gouvernement centralisé de Meiji entend prendre en main l’éducation nationale, un des piliers de la construction des États-nations modernes. Il crée un système unifié d’écoles primaires et secondaires, ainsi que, sur la base d’anciennes institutions, des universités et instituts de recherche. Au cœur du système d’enseignement supérieur se trouve désormais un réseau d’universités impériales (Tokyo 1886, Kyoto 1897, Tōhoku 1907, Kyūshū 1911, Hokkaidō 1918, Keijō (Séoul) 1924, Taipei (Taiwan) 1928, Osaka 1931, Nagoya 1939). Les anciennes académies se transforment aussi en écoles ou en universités privées, tandis que des sociétés académiques et savantes de tout genre naissent les unes après les autres. Globalement, le savoir se structure alors de plus en plus selon les catégories occidentales. On crée des facultés de droit, sciences, lettres, médecine, etc. Les sciences humaines se partagent en philosophie, histoire, littérature, linguistique, histoire de l’art, des religions, psychologie, sociologie, etc. La génération d’intellectuels qui commence sa scolarisation dans les nouvelles écoles au cours des années 1870 et sort de l’université dans les années 1890 aura largement assimilé les nouvelles catégories et concepts occidentaux. Au sein de la première université japonaise, l’Université impériale (renommée Université impériale de Tokyo en 1897), les sciences de l’homme s’articulent principalement autour de trois disciplines : archéologie et anthropologie physique en faculté des sciences, linguistique en lettres. Elles ont en commun de s’interroger sur l’origine de l’homme (japonais surtout) et d’expliquer les différences culturelles (au risque de servir les intérêts coloniaux). La sociologie, puis l’ethnologie, s’y développeront dans un second temps.
Les disciplines anthropologiques modernes, dans leurs différentes dimensions, sont volontiers présentées comme le fruit d’une importation occidentale du milieu de l’ère Meiji sous l’impulsion de figures telles que le naturaliste américain Edward Sylvester Morse (1838-1925), le collectionneur et diplomate allemand Heinrich von Siebold (1852-1908), le missionnaire britannique John Batchelor (1855-1944) ou son compatriote, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université impériale de Tokyo, Basil Hall Chamberlain (1850-1935). Si l’ouverture à l’Occident reconfigure en effet l’organisation des savoirs, de leur étude et de leur enseignement, rappelons ce que nous avons déjà dit : on trouve déjà un intérêt de type anthropologique (notamment dans sa dimension archéologique) durant l’ère d’Edo, chez Arai Hakuseki ou plus encore chez Kinouchi Sekitei.
Néanmoins, le début de l’anthropologie à l’ère Meiji est le plus souvent associé à la découverte par Morse de l’amas coquillier d’Ōmori en 1887. Cette date reste symbolique, Morse s’intéresse essentiellement à l’archéologie. Et cette discipline ne prendra véritablement son essor qu’autour de la Société archéologique du Japon fondée en 1896. Morse étudie également les modes de vie des Japonais et constitue d’importantes collections d’outils et d’objets du quotidien. C’est avec lui que débute l’une des plus anciennes collections institutionnelles d’objets ethnologiques à la faculté des sciences du département de biologie où il enseigne.
Dans les faits, les pratiques savantes d’Ancien Régime ne s’éteignent pas dans la seconde moitié du XIXe siècle. Antiquaristes et collectionneurs japonais sont toujours très actifs, malgré l’arrivée de scientifiques occidentaux. Parmi ceux-ci, citons notamment Ninagawa Noritane, Itō Keisuke, Matsuura Takeshirō, Kashiwagi Kaichirō. Ce sont ces personnes qui renseigneront Morse sur les documents matériels qu’il étudie au Japon et ce sont ces mêmes personnes qui l’intéresseront à certains objets dont il ignorait l’importance. Ces savants occupent encore des postes de responsabilité au sein des musées et expositions nationales créées par le nouvel État. En d’autres termes, la restauration de Meiji n’a pas constitué un moment de rupture épistémologique, mais plutôt une réorganisation des savoirs pour faire coïncider les acquis avec les nouvelles directions de la recherche souhaitées par l’État. L’apport occidental au renouvellement des pratiques anthropologiques a peut-être été surévalué parce que les Occidentaux enseignent leurs méthodes dans les universités nouvellement créées par le gouvernement de Meiji alors que les antiquaristes japonais n’y auront jamais accès. De ce fait néanmoins, les pratiques savantes d’Ancien Régime vont devenir de moins en moins centrales dans l’élaboration du discours scientifique. L’anthropologue Frederick Starr relève toujours, dans les années 1920, l’existence de sociétés savantes et d’amateurs d’antiquités extrêmement compétents. Ceux-ci n’ont cependant plus aucun poids scientifique reconnu.
La tradition philologique japonaise s’était renouvelée avec le développement des études nationales. Elle était représentée dans les enseignements de littérature japonaise présents dès la création de l’Université impériale. L’étude de la langue va s’émanciper des études littéraires en 1886 avec la création d’un département autonome de « philologie » (renommé ensuite « linguistique »), et c’est un étranger, Basil H. Chamberlain, qui en occupe la première chaire. Il s’intéresse à la langue et à la littérature japonaises classiques (il traduit la Chronique des choses anciennes [Kojiki 古事記, 712]), aux folklores et aux langues aïnoues et ryukyuanes. C’est peut-être cette dimension comparative de la linguistique moderne qui va pousser certains savants à collecter de nouveaux matériaux dans les traditions orales régionales.
Yanagita Kunio recueille les contes et légendes de la région de Tōno dans le Nord-Est du Japon (Tōno monogatari 東野物語, 1910) auprès d’un folkloriste local, Sasaki Kizen. Le linguiste Kindaichi Kyōsuke invite un conteur aïnou à Tokyo et retranscrit sous sa dictée un long poème épique (yukar) (Kutune Shirka クトネシルカ, 1913), du nom de l’épée portée par son héros. Puis il fait la connaissance d’une jeune fille, Chiri Yukie, qui deviendra son assistante. Elle publie un recueil de contes et chants aïnous transmis dans son environnement familial (Ainu shinyō-shū アイヌ神謡集, 1923). Iha Fuyū, linguiste et folkloriste originaire de Naha, édite en 1924 des chants anciens ryukyuans (Omoro sōshi おもろさうし). Soulignons au passage que les études sur les Aïnous et les Ryūkyū forment encore aujourd’hui deux champs bien distincts et très dynamiques de l’ethnologie japonaise.
Du côté de l’anthropologie, Tsuboi Shōgorō (1868-1913), qui avait suivi les enseignements de Morse, est le premier Japonais à s’intéresser aux questions de l’anthropologie telles qu’elles se conçoivent en Occident. Alors qu’il est étudiant, il fonde avec des amis, en 1884, une société d’études anthropologiques (Tōkyō jinrui gakkai 東京人類学会) et une revue (Tōkyō jinrui gakkai hōkoku 東京人類学会報告) en 1886, inspirées par les travaux de la Société d’anthropologie de Paris. L’intérêt pour l’archéologie est fort au début, mais le premier numéro déclare aussi vouloir étudier les coutumes à l’intérieur et l’extérieur du pays, les traditions orales, les dialectes, les vestiges préhistoriques ou les sources non écrites. En 1892, alors qu’il est nommé professeur à la faculté des sciences de l’Université impériale (de Tokyo), Tsuboi crée une chaire d’anthropologie. En 1893, Torii Ryūzō (1870-1953), disciple de Tsuboi, fonde la Société des études des mœurs rurales (Dozokukai 土俗会 : 1893-1898) où il prêche d’emblée l’importance de l’enquête de terrain. De même, Inō Kanori défend la nécessité d’une approche scientifique dans l’étude des mœurs rurales. Il rejette l’intérêt des sources écrites pour privilégier l’observation directe sur le terrain, prône une méthode inductive, et invite à ne pas se focaliser sur les pratiques extraordinaires. Tsuboi entend le terme « étude des mœurs rurales » (dozokugaku 土俗学) comme une traduction de ethnography, soit l’étude des mœurs et coutumes des différentes ethnies. Ces études se fondent surtout sur l’évolutionnisme occidental.
Après la dissolution de la Société des études des mœurs rurales en 1898, les études anthropologiques changent radicalement de direction en étendant leur terrain vers les colonies, Taïwan puis la Corée. Si bien qu’après la guerre russo-japonaise (1904-1905), la quasi-totalité des études portent sur des terrains situés en dehors de la métropole. On parlera alors de plus en plus d’ethnologie (minzokugaku 民族学) pour définir cette démarche. Le terme se diffusera surtout dans les années 1920, notamment grâce à la revue Ethnologie (Minzoku 民族), qui marque le début d’une émancipation à l’égard de l’anthropologie physique (jinruigaku 人類学). L’anthropologie culturelle, quoique ponctuellement intéressante pour certains chercheurs, ne sera jamais véritablement représentée ni dans les universités de la métropole, ni dans celles de l’empire japonais. Quelques figures se distinguent néanmoins et publient dans la revue Ethnologie des articles inspirés par l’école de Vienne, Durkheim ou le diffusionnisme américain (Oka Masao). D’autres s’intéressent à l’ethnologie des religions (Uno Enkū), à l’ethnogenèse (Sugiura Kenichi) et à l’ethnologie comparative (Matsumoto Nobuhiro), mais ce sont plutôt des figures marginales qui sont largement oubliées aujourd’hui, n’ayant pas connu de véritable filiation intellectuelle, à l’exception peut-être d’Oka. L’institut d’ethnologie de l’Université impériale de Taipei (Taïwan) se tournera vers l’étude des caractéristiques raciales des aborigènes de Formose, l’institut d’ethnologie de l’Université impériale de Keijō (Séoul) se consacrera essentiellement à l’étude des similitudes et divergences physiques entre Coréens et Japonais, l’institut d’ethnologie de l’Université d’Hokkaidō se concentrera sur les populations aïnoues. Ceci souligne aussi un certain désintérêt progressif, dans les années 1920-1930, pour les tendances de l’ethnologie occidentale, malgré une très bonne connaissance de la production scientifique européenne et américaine, et explique par ailleurs la distinction qui s’établit entre l’ethnologie universitaire et les études ethno-folkloriques de Yanagita (minzokugaku 民俗学).
2.2.La naissance d’études ethno-folkloriques sur le Japon
Si l’anthropologie (physique et raciale principalement), puis l’ethnologie hors métropole qui en dérive, trouvent rapidement leur place à l’université, l’ethnographie sur le Japon se développe principalement en dehors et contre les savoirs institutionnalisés.
On distinguera ici quelques courants majeurs qui marquèrent cette ethnographie d’avant-guerre : l’étude des terroirs par Yanagita Kunio, de la culture matérielle par Shibusawa Keizō, du folklore et des chroniques anciennes par Orikuchi Shinobu. Ce mouvement d’intérêt pour l’histoire populaire donnera aussi naissance à des pratiques aujourd’hui disparues, comme la « modernologie » de Kon Wajirō. L’approche esthético-ethnographique a également eu une importance qui mérite d’être soulignée, c’est le cas du Mouvement des arts populaires de Yanagi Muneyoshi.
Ces courants constituent un ensemble hétéroclite d’écoles, souvent en concurrence les unes avec les autres, que l’on peut réunir sous l’appellation générale d’études ethno-folkloriques. Ils partagent essentiellement le trait commun de s’être développés en dehors des universités.
2.2.1. L’étude des terroirs et de la japonité par Yanagita Kunio
Yanagita Kunio (1875-1962) marque de son sceau l’histoire de l’ethnographie autour de 1910, avec la parution des Contes et légendes de Tōno (Tōno monogatari 遠野物語). Depuis, sa position a pris une telle importance au sein de la discipline naissante que son nom y est le plus couramment associé.
Les premières années du XXe siècle sont celles de l’affirmation de plus en plus claire d’une conscience populaire, politique et culturelle, opposée à la raison d’État (industrialisation, « pays riche et armée forte », impérialisme colonial). Yanagita étudie le droit à l’Université impériale de Tokyo dans ce contexte. Son goût pour la littérature lui fait découvrir le romantisme allemand qui le marque profondément et qui influencera son œuvre.
À la fin de ses études, il travaille une dizaine d’années comme haut fonctionnaire pour le ministère de l’Agriculture et du Commerce et publie plusieurs essais d’agronomie. Il regrette de manière répétée dans ses écrits le manque de clairvoyance du régime à l’égard des besoins réels de la classe paysanne. Un premier trait marquant de la discipline qu’il commence à concevoir se trouve déjà là. Son ethno-folklore se veut une science pragmatique et appliquée qui doit répondre aux problèmes de son époque. Il se distingue ainsi d’un pur effort de recensement des pratiques coutumières ou de l’élaboration de leur généalogie. Yanagita veut établir un dialogue dynamique entre passé et présent visant à résoudre, par une étude des faits populaires, les difficultés que connaît le Japon du XXe siècle. Ce positionnement utopiste, qui ne produira à l’usage que des résultats mineurs, permettra cependant à ce courant de survivre à son fondateur. Dans les décennies qui suivront, certains ethno-folkloristes se réclamant de l’héritage de Yanagita s’investiront dans l’étude immédiate et locale des épisodes de crises et de désastres environnementaux, sociaux, industriels.
En 1908, un tour d’enquête de trois mois dans le Kyūshū amène Yanagita à prendre conscience de l’existence au Japon d’une économie rurale fondée sur la chasse et l’agriculture sur brûlis, qui contraste avec la culture dominante des rizières inondées pratiquée dans les grandes plaines. Son ethnographie débute ainsi par un intérêt pour les groupes sociaux minoritaires (il étudie les populations des régions de montagne, les artisans du bois, les religieux itinérants, les populations discriminées…). Yanagita avance à cette époque l’idée que ces groupes constituent des entités socio-culturelles permanentes dans l’histoire du Japon, ce qui lui vaudra d’être critiqué par d’autres folkloristes japonais (Minakata Kumagusu notamment). D’un point de vue théorique, Yanagita ne reniera jamais l’importance d’une étude de l’ensemble des groupes sociaux qui constituent la nation japonaise, ou plus précisément d’une étude nationale des coutumes sans distinction hiérarchique entre les groupes qui forment le peuple. Dans la pratique cependant, l’ethno-folklore de Yanagita s’articulera d’abord autour du constat des limites d’une histoire fondée sur les sources écrites. Yanagita insiste sur l’importance d’étudier les faits folkloriques pour reconstruire la vie des gens du peuple. Une histoire du peuple contre une histoire des élites, en somme, qui privilégie le recours aux sources orales. Ainsi, les groupes sociaux minoritaires, plus représentatifs de la contre-histoire qu’il cherche à élaborer, occuperont une place prépondérante dans ses travaux.
En 1913, il fonde la revue Études des terroirs (Kyōdo kenkyū 郷土研究). Il peut compter sur un réseau d’informateurs en province qui deviennent à la fois lecteurs et contributeurs de la revue. Ce réseau lui permet de constituer des groupes de recherche à l’échelle de tout le territoire. Le maillage serré de ceux-ci établit ainsi les bases d’une méthode comparatiste visant à rendre compte, par la mise en relation des efforts locaux, de traits transcendants du pays dans son entier. L’objectif souhaité par Yanagita était même, une fois les travaux locaux et nationaux menés à bien, d’ouvrir les études folkloriques à une dimension supranationale.
Ce présupposé (ikkoku minzokugaku 一国民俗学, littéralement « ethno-folklore mono-national ») est fondamental pour deux raisons dans la formation de sa discipline. D’une part, il affirme que l’ethno-folklore ne pourrait devenir une science totalisante et comparatiste qu’une fois que chaque nation aurait mené à bien ses travaux régionaux. D’autre part, il insiste sur la très grande importance d’une entreprise scientifique nationale menées par des chercheurs locaux, plus à même de saisir de manière sensible les traditions de leur pays. De la sorte, Yanagita rejette clairement l’idée que des travaux ethnographiques sur le Japon puissent être menés par des étrangers.
En 1919, il met un terme à sa carrière dans la fonction publique et entre au grand quotidien Asahi shinbun. En 1920, il fait un voyage de trois mois à Okinawa, où il pense découvrir une forme plus ancienne de la culture japonaise. Ce séjour dans l’extrémité méridionale du pays l’invite à formaliser ses théories sur les relations entre centres et périphéries. Il se montrera dès lors particulièrement attentif aux différences régionales, qui proviennent, d’après lui, de ce que l’histoire n’avance pas à la même vitesse dans toutes les parties du Japon. Il recherche ainsi des motifs de diffusion de traits culturels et affirme sa volonté d’étudier les régions reculées de l’Archipel dans l’espoir d’y retrouver ces traits transcendants éclipsés par des strates d’acculturation, chinoise puis occidentale, dans les grands centres urbains.
En 1921 et 1922, il s’établit à Genève comme membre de la délégation japonaise à la Société des Nations. Il découvre véritablement la linguistique et les études folkloriques européennes : James G. Frazer, Johannes Bolte, George Laurence Gomme, Paul Sébillot, Arnold Van Gennep, Pierre Saintyves, Alfred Cérésole. Ces années à l’étranger le poussent à mieux formuler la portée de sa discipline. Yanagita reconnaît l’influence qu’ont sur lui les folkloristes occidentaux et leur emprunte de nombreux concepts, tout en s’opposant à eux, à qui il reproche de n’avoir pour seule activité que la compilation de coutumes. Il affirme également la place tout à fait particulière que possède l’étude du folklore au Japon. Selon lui, son pays n’a connu qu’une diffusion extrêmement tardive des sciences positives. Le savoir concret est donc à trouver dans les pratiques coutumières et les faits non écrits. De la sorte, il rejette consciemment la pensée scientifique d’Ancien Régime dont il critique la vanité, l’absence de finalités pratiques ou l’asservissement au pouvoir.
Dans la seconde moitié des années 1920, il publie des éditoriaux pour l’Asahi. C’est là qu’il plaide essentiellement la cause de ses études sur la vie rurale dont il fait un moyen pour répondre aux problèmes sociaux et politiques de son temps. En 1930, il quitte l’Asahi pour se consacrer entièrement à la promotion de son ethnographie. Vers cette époque, celle-ci s’éloigne un peu de son objet premier (les populations non sédentaires) pour se concentrer sur la culture du riz et les populations sédentaires, celles qu’il appelle le « peuple immuable » (jōmin 常民). L’étude des faits locaux, confiée aux informateurs de province, est désormais subordonnée à la construction d’un discours des traits transcendants de la japonité des temps reculés à l’époque contemporaine. Le travail des chercheurs qui entourent Yanagita à Tōkyō se joue là et c’est durant ces années que se cristallise ainsi le rôle spécifique de l’ethno-folkloriste. Yanagita commence à rejeter l’étude des terroirs pour eux-mêmes. À travers deux ouvrages, il tente de cerner les contours de sa discipline et d’en définir les méthodes : Théorie des traditions populaires (Minkan denshō-ron 民間伝承論, 1934) et Méthode pour l’étude de la vie dans les terroirs (Kyōdo seikatsu no kenkyū-hō 郷土生活の研究法, 1935).
Entre 1934 et 1937, il déploie un réseau d’enquêteurs dans une cinquantaine de villages de montagne, chacun muni d’un formulaire en 100 rubriques. Il s’agit de mener des enquêtes d’urgence dans les régions reculées encore « riches en japonité » et menacées par la modernisation. Ces enquêtes feront date dans l’histoire des procédés méthodologiques de l’ethno-folklore de terrain et influenceront les travaux d’un sociologue de la ruralité comme Suzuki Eitarō. Il est important de souligner quelques aspects fondamentaux et les limites de ces enquêtes.
Yanagita insiste sur l’empathie dont doit faire preuve l’enquêteur local. Seul un natif du lieu est, selon lui, à même de comprendre l’ensemble des faits sociaux qui se déroulent sous ses yeux. En réalité, ce présupposé méthodologique qui fait de l’observateur étranger un malvoyant s’explique probablement aussi par la diversité des dialectes régionaux et par la difficulté pour un Japonais de la capitale de communiquer avec ses compatriotes en dehors des grands centres urbains. Néanmoins, parallèlement, Yanagita rejette l’idée que l’informateur local soit capable de produire un propos réflexif et introspectif au sujet du fait qu’il relève. Ce travail d’analyse des faits est réservé à l’ethno-folkloriste formé par sa discipline à cette fin. Les formulaires sont ainsi pensés comme l’outil d’interface entre l’enquêteur local incapable d’analyse et l’ethno-folkloriste incapable de voir les manifestations de l’ordinaire régional. Notons ainsi que même si Yanagita a lui-même beaucoup voyagé, ses essais se fondent rarement sur ses propres observations de terrain, mais plutôt sur une connaissance indirecte (informateurs locaux ou source écrite). Ceci soulève le problème de l’importance réelle du terrain dans la méthode ethnographique qu’il professe. Alors qu’il se déplace énormément à travers le Japon, seul ou accompagné de ses nombreux disciples, il semble qu’en définitive, l’expérience du terrain soit subordonnée à l’élaboration en amont d’une écriture des traits transcendants de la culture populaire nationale.
Les années de guerre éveilleront plus encore Yanagita à sa japonité. Après la guerre, son ethnographie devient véritablement une étude des Japonais. Il développe une théorie du peuplement de l’Archipel par Okinawa et défend l’unicité culturelle du Japon (La route des mers 海上の道, 1961). Il transforme aussi sa maison en véritable centre de recherche en ethnographie où seront formés les futurs chercheurs dans le domaine. En 1949, son association s’institutionnalise et prend le nom de Société d’études folkloriques du Japon (Folklore Society of Japan 日本民俗学会), toujours en activité aujourd’hui.
Un des succès de cette ethnologie en dehors de ses cercles tient à ce qu’elle implique une forme de critique de la modernité et, plus prosaïquement, au fait qu’elle répond aux préoccupations d’une audience grandissante puisqu’elle rappelle aussi aux nouvelles classes urbaines un passé proche qu’elles ont connu et qu’elles voient disparaître.
2.2.2. L’étude de la culture matérielle par Shibusawa Keizō
Shibusawa Keizō (1896-1963) n’est pas un ethnographe de métier. Petit-fils de l’homme d’affaires Shibusawa Eiichi, il suivra la carrière de son grand-père et pratiquera toujours l’ethnologie en amateur. Sa fortune, cependant, lui donnera un poids important dans la formation de la discipline. S’il participe ponctuellement aux enquêtes menées par les institutions qu’il finance, il joue bien souvent le seul rôle de mécène et accorde une très grande liberté d’action aux chercheurs qui dépendent de ses fonds.
Amateur de biologie et de botanique depuis l’enfance, il commence à rassembler quelques amis chez lui. Poussé vers la finance par sa famille et voyant la carrière scientifique dont il rêvait lui échapper peu à peu, il fonde un cercle privé, l’Attic Museum, dans le grenier de la propriété familiale en 1921 et lui consacre son temps libre. En dehors de spécimens botaniques et minéraux, la collection de Shibusawa se concentre sur les jouets et les objets religieux populaires (gangu 玩具).
Sa profession le conduit en Grande-Bretagne pour un long séjour au milieu des années 1920. Il visite de nombreux grands musées européens (Louvre, Victoria and Albert Museum, British Museum) et les premiers musées folkloriques et musées de plein-air scandinaves (Stockholm, Oslo, Copenhague). En Europe, il fait aussi la connaissance de Yanagita qui l’initie à ses propres travaux.
Après son retour en 1925, son cercle, qui n’a de musée que le nom, prend une certaine importance. C’est à ce moment que Shibusawa s’oriente plus clairement vers une ethnologie de la culture matérielle (ce qu’il appelle « objets populaires », mingu 民具) à vocation muséale. L’Attic Museum commence à établir une base de données et des cartes de répartition des objets populaires. Dans les faits, ce travail ne se distingue pas tellement encore des pratiques de collection des antiquaristes japonais d’Ancien Régime.
L’inspiration occidentale ne se manifeste véritablement qu’en 1934, alors que l’Attic Museum devient le lieu de réunion de la Société japonaise d’ethnologie (Nihon minzoku gakkai 日本民族学会), fondée entre autres par Shibusawa et l’archéologue Yawata Ichirō. On y tient régulièrement des réunions de recherche dont les résultats paraîtront dans l’Attic monthly (1935-) ou dans les Nouvelles de l’Attic Museum (アチックミューゼアム彙報, 1934-). Il est important de souligner que la Société est créée sur la base de fonds privés, en dehors de tout soutien gouvernemental ou académique.
Les recherches menées à l’Attic Museum reprennent en partie les méthodes de l’ethnographie de Yanagita, mais elles s’en distinguent sur plusieurs points :
- Ces études sur la culture matérielle viennent combler un manque dans l’ethnographie de Yanagita qui s’intéresse davantage aux fêtes et rites populaires.
- Elles donnent de l’importance aux sources écrites. Shibusawa édite par exemple entre 1937 et 1939 une série de documents historiques sur les pêcheurs d’Uchiura (豆洲内浦漁民史料). Il analyse aussi la culture matérielle figurée dans les rouleaux peints de l’époque médiévale pour construire ses propres corpus.
- Elles prennent comme objet la pêche et les villages de pêcheurs, alors que les études de Yanagita portent surtout sur l’agriculture (riziculture).
- Elles tentent de saisir globalement une région. Alors que Yanagita s’intéresse à un phénomène transcendant dont il rassemble des fragments à travers tout le pays, Shibusawa cherche à comprendre une région sous tous ses aspects.
Shibusawa, n’obtenant pas la reconnaissance officielle qu’il espère pour les travaux qu’il finance, trouvera toujours l’oreille la plus attentive dans les cercles d’études folkloriques proches de Yanagita. La rupture méthodologique est cependant réelle dès 1937. Alors qu’ils publient leurs recherches sur la culture matérielle japonaise, Shibusawa et ses associés commencent à s’interroger sur la pertinence de collecter à l’aveugle (et dans « l’urgence » des enquêtes prônées par Yanagita) des objets populaires. Ils prennent conscience de la faiblesse du collectionnisme et de leur tendance à n’amasser que des artefacts qui les intéressaient préalablement. En somme, ils reconnaissent que leurs collections reflètent mieux leur goût qu’un projet scientifique réel. Dès lors, ils s’efforceront de redéfinir leur démarche typologique et ethnologique dans le sens d’une perspective scientifique plus assurée.
En 1936, les collections de l’Attic Museum avaient été offertes à la Société japonaise d’ethnologie. En 1939, elles intègrent un nouveau local qui ouvre ses portes au public et prend le nom de Musée d’ethnologie du Japon (Nihon minzokugaku hakubutsukan 日本民族学博物館), toujours sur la base de fonds privés et sans reconnaissance officielle. En 1942, s’opère une scission formelle dans les laboratoires du musée. Les équipes originelles de l’Attic Museum se réunissent au sein de l’Institut de recherche sur la culture populaire japonaise (Nihon jōmin bunka kenkyūjo 日本常民文化研究所) ; les équipes de la Société japonaise d’ethnologie se réorganisent en Association japonaise d’ethnologie (Nihon minzokugaku kyōkai 日本民族学協会) qui œuvrera pour sa part de manière conjointe avec les ethnologues issus des universités sur le terrain colonial. La branche Shibusawa de l’ethno-folklore japonais et l’anthropologie coloniale sont donc réunies, sur le plan muséal, en un même lieu dès 1942. Celui-ci fermera ses portes en 1952, mais ces collections permettront finalement la création, en 1970, de l’actuel Musée national d’ethnologie situé à Osaka. De son côté, l’Institut de recherche sur la culture populaire japonaise, plus proche dans sa démarche de l’ethno-folklore de Yanagita, deviendra en 1982 un institut de recherche de l’université de Kanagawa.
2.2.3. L’étude du folklore par Orikuchi Shinobu
Il est souvent fait mention de deux « écoles » d’ethno-folklore, que l’historiographie a réunies sous les appellations de leurs figures tutélaires, Yanagita Kunio et Orikuchi Shinobu (1887-1953). Si l’on observe une véritable scission dans la méthode et les objets à partir du milieu des années 1920, notons d’abord qu’Orikuchi suivit un temps les pas de Yanagita. Notons surtout que tous deux ont parfois qualifié leur discipline comme une nouvelle approche des études nationales (shin-kokugaku 新国学), cherchant ainsi à s’inscrire dans un lignage autochtone, c’est-à-dire à se distinguer des pratiques ethnographiques occidentales.
Que sont devenues les études nationales à l’époque moderne ? On l’a vu, ce courant de pensée englobe plusieurs domaines qui, aujourd’hui, sont étudiés comme des disciplines séparées : histoire nationale ; linguistique, poétique et littérature ; étude du shintoïsme et des croyances populaires ; droit et rites. Mais les anciens savoirs et institutions ne disparurent pas totalement dans le nouveau système académique. En 1882, alors qu’un mouvement de retour sur les traditions s’esquissa en réaction à une occidentalisation excessive, trois lieux d’étude de la culture nationale furent fondés : le cours sur les classiques japonais (koten kōshūka 古典講習科) à l’Université impériale de Tokyo, l’Académie des études impériales (Kōgakukan 皇學館) à Ise, et l’Institut de recherche sur les classiques impériaux (Kōten kōkyūjo 皇典講究所, futur Institut des études nationales, Kokugakuin 國學院) à Tokyo.
Au sein de l’université moderne, le cours sur les classiques japonais donnera naissance aux départements d’histoire nationale d’un côté et de langue et littérature nationales de l’autre. Mais avec l’instauration du shintō comme « religion » de l’État, survint la nécessité de contrôler la formation des futurs desservants des sanctuaires. Les deux institutions créées à cet effet se virent ainsi confier la pérennisation d’un enseignement dans la lignée des études nationales (dont la plupart des professeurs sont issus) : étude du shintō, littérature et histoire nationales, codes antiques, etc. En soutien à l’idéologie shintoïste et nationaliste du pouvoir, ils formèrent à la fois des desservants de temples et des enseignants de langue et littérature japonaises. C’est des rangs de l’Institut des études nationales que sort Orikuchi Shinobu.
Orikuchi s’intéresse à la littérature japonaise en lien avec le folklore. Stimulé par les recherches de Yanagita, il contribue à la revue Étude des terroirs (Kyōdo kenkyū 郷土研究) dès sa fondation en 1913. Il vient alors de finir son cursus à l’Institut des études nationales (en 1910) avec un travail en linguistique et enseigne dans un collège d’Osaka. Pour se rapprocher du groupe, il revient à Tokyo, participe aux séances de la Société d’étude des terroirs (Kyōdokai 郷土会), et fonde en 1916 un groupe de recherche (Kyōdo kenkyūkai 郷土研究会) dans le même esprit au sein de l’Institut des études nationales. Son travail porte alors principalement sur l’étude du Manyōshū (recueil de poésies du VIIIe siècle), dont il publie une traduction en japonais parlé moderne. En 1919, il est nommé lecteur à l’Institut, puis professeur en 1921, avant d’être nommé à l’université Keiō (1924) où il restera jusqu’à la fin de sa vie. Orikuchi représente ainsi une frange de l’ethno-folklore présente dans les institutions académiques.
Sa méthode diffère de celle de Yanagita essentiellement dans sa capacité à tisser des liens entre des phénomènes disparates, à faire jouer le comparatisme d’une manière que l’on a pu qualifier de subjective. Son originalité vient de cette aptitude à faire la jonction entre l’étude des croyances populaires, de la littérature et des arts folkloriques (geinō 芸能 ; concept dont Orikuchi contribua à faire un champ d’étude à part entière). Sa thèse principale, née au milieu des années 1920 après deux voyages à Okinawa (1921 et 1923), met la lumière sur la figure du visiteur de l’au-delà (marebito まれびと), sorte de divinité-médium itinérante, présente dans de nombreuses fêtes populaires, qui a le pouvoir de faire parler les esprits du lieu, et dont la parole incantatoire (sa posture de narrateur-médium) aurait donné naissance aux arts littéraires et folkloriques.
C’est aussi la thèse qui le conduit à un divorce intellectuel avec son mentor Yanagita, qui dénonce une certaine confusion dans sa compréhension des rites populaires, du folklore ou encore du culte des ancêtres et des divinités. La tension entre les deux hommes remonte néanmoins à leurs premières rencontres. Soucieux de garder le contrôle sur la Société d’étude des terroirs, Yanagita s’était approprié des articles d’Orikuchi. Yanagita refusa également un poste à l’université Keiō au motif qu’Orikuchi y enseignait.
Indéniablement, l’approche d’Orikuchi est poétique plus que scientifique. Il est d’ailleurs l’auteur, sous le nom de plume Shaku Chōkū, de nombreux recueils de poésie, ainsi que d’un roman remarqué, Le livre du mort (Shisha no sho 死者の書, 1943). Presque exclusivement centrée sur le Japon, son œuvre rencontra les aspirations d’un certain public pour le discours national-romantique. À travers ses enseignements à Keiō et Kokugakuin, il forma aussi plusieurs chercheurs.
2.2.4. La « modernologie » de Kon Wajirō
Kon Wajirō (1888-1973) est architecte de métier, après une formation en arts décoratifs. En 1916, alors qu’il obtient un poste d’enseignement à l’université Waseda, il est invité à intégrer une société de recherche (Hakubōkai 白茅会) dirigée par Yanagita et tournée vers l’étude des fermes et des bâtiments populaires (minka 民家). Il y est employé en qualité d’illustrateur. Les enquêtes sur l’habitat rural sont menées dans tout le Japon et motivent les très nombreux voyages du groupe entre 1916 et le début des années 1920. Mais après son séjour à Genève, Yanagita se désintéresse de la Société. La somme des travaux est finalement compilée par Kon qui publiera seul, en 1922, l’Architecture vernaculaire japonaise (Nihon no minka 日本の民家). Cet ouvrage est toujours considéré aujourd’hui comme un document de référence en la matière et ne cesse d’être réédité.
Au même moment, Kon commence à se distancier des études folkloriques et de Yanagita, à qui il reproche un regard partial. Les campagnes d’étude sur les bâtiments populaires étaient par exemple aveugles selon lui à la diversité architecturale des villages visités, ne s’intéressaient qu’aux structures les plus anciennes et rejetaient les bâtiments ne présentant pas les traits d’une japonité idéalisée.
Le virage méthodologique s’opère en 1923, alors que la ville de Tokyo est dévastée par un tremblement de terre et les incendies qui en résultent. Kon délaisse le milieu rural et se rend dans les rues de la capitale détruite, carnet à la main. Il y observe les efforts de reconstruction de la ville par la population, dans lesquels il voit un moyen bien plus pertinent d’approcher les savoirs techniques populaires.
Ces premiers travaux marquent le début de plusieurs années d’observation directe et extrêmement minutieuse des us et pratiques en milieu urbain, de l’organisation de l’espace socio-géographique et de la façon de s’alimenter, de se promener, de se vêtir, de se reposer. Il multiplie les enquêtes, toujours très richement illustrées, en engageant ses étudiants à s’installer au coin d’une rue et à relever la totalité des choses vues. Il étudie également les possessions matérielles de ses contemporains en dressant des listes d’objets conservés chez des Tokyoïtes-types qui acceptent de lui ouvrir leurs portes.
L’extrême foisonnement des données recueillies ne semble pas s’embarrasser d’une finalité scientifique. Cependant, Kon propose, à la fin des années 1920, de nommer sa pratique « modernologie » ou « archéologie du présent » (kōgengaku 考現学). Celle-ci ne survivra pas véritablement à son créateur dans le monde scientifique (il en va tout autrement dans le monde des avant-gardes artistiques où la figure de Kon est encore aujourd’hui régulièrement invoquée), mais s’inscrit dans l’histoire des sciences humaines japonaises comme une première tentative « sociologique » d’aborder les mœurs populaires de façon objective et empirique – une étude des milieux techniques – plutôt que selon des présupposés culturels latents.
Kon est également une figure associée à Shibusawa Keizō puisque les deux hommes travaillèrent ensemble dans les années 1930, sans y parvenir cependant, à doter le Japon d’un musée folklorique de plein-air à l’égal des musées scandinaves de ce type.
2.2.5. L’étude des arts populaires par Yanagi Sōetsu
Parallèlement à l’ethnographie, apparaît autour de Yanagi Sōetsu (1889-1961) un mouvement artistique qui réévalue la beauté des objets de la vie courante. Yanagi est un critique d’art occidental reconnu dans les années 1910. Il publie dans des revues littéraires et artistiques d’avant-garde importantes. C’est notamment grâce à lui que seront présentés au Japon les travaux de Rodin, Cézanne, Renoir, Van Gogh et de Tolstoï, de Walt Whitman, de William Blake, John Ruskin, William Morris.
Le virage vers les arts asiatiques se fait en 1914. Il commence à s’intéresser à la céramique coréenne de la période Joseon tardive. Sa réévaluation de la poterie coréenne suit des motifs peu clairs. Sens politique ? Il a une réelle sympathie pour le soulèvement populaire du 1er mars 1919 contre l’occupation japonaise. Frustration ? La céramique de la période Joseon tardive est déconsidérée par les collectionneurs japonais qui lui préfèrent des pièces plus anciennes. Or, Yanagi regrettera de ne pas avoir les moyens d’acquérir ces pièces anciennes. Provocation artistique à la façon de Duchamp et de ses ready-made ? Il valorise des pièces céramiques récentes et ordinaires en les opposant à des pièces somptuaires produites pour les élites. Coup d’éclat mercantile ? Il achète à vil prix ces poteries Joseon. Grâce à son statut dans le monde des arts, il fait monter leur cote sur le marché.
Le soutien dont il dispose en Corée lui permettra de créer, dans la Séoul colonisée, un Musée des beaux-arts du peuple coréen. Le nom du musée mérite d’être souligné pour deux raisons. Il met en avant l’existence culturelle d’un « peuple coréen », s’opposant aux efforts d’assimilation du gouvernement impérial. Par ailleurs, le musée ne présente pas des objets « beaux-arts », mais des objets usuels. Il s’agit donc du premier musée japonais consacré à l’artisanat populaire de l’empire.
Après 1924, Yanagi délaissera peu à peu la Corée pour se focaliser sur les arts populaires et l’artisanat japonais et fondera à cette époque le Mouvement des arts populaires du Japon (mingei undō 民藝運動). On compte parmi les initiateurs du mouvement principalement des potiers, réunis autour des théories naissantes de Yanagi (beauté des objets usuels, anonymat de l’artisanat vs individualisme des beaux-arts) : Bernard Leach, Tomimoto Kenkichi, Hamada Shōji, Kawai Kanjirō. Ils étendent leurs intérêts aux objets du quotidien, qu’ils apprécient pour leurs aspects fonctionnels et esthétiques. Très tôt (dès 1926), les membres du mouvement émettent l’idée de créer un espace d’exposition. Elle se concrétisera en 1936 dans un bâtiment permanent à Komaba (Tokyo) : le Musée des arts populaires du Japon (Nihon mingeikan 日本民芸館). Les activités du groupe sont annoncées dans la revue Artisanat (Kōgei 工芸), fondée en 1931, et dès 1939, dans le Mensuel d’artisanat populaire (Gekkan mingei 月間民芸) qui s’adresse à une plus large audience.
En 1938, Yanagi effectue un premier voyage à Okinawa. Il y découvre l’artisanat local, dans lequel il voit la trace de formes « purement japonaises ». Il repart en 1939 avec 9 camarades pour un séjour de 2 mois. Puis encore à la fin de l’année, où les membres du mouvement expriment publiquement leur critique des politiques scolaires de japonisation et de stigmatisation de la langue autochtone. L’argument est repris dans un numéro spécial du Mensuel d’artisanat populaire, dans lequel Yanagita Kunio se joint à la dénonciation.
Le mouvement a une dimension à la fois de collection, d’exposition et de production d’objets du quotidien. Il est extrêmement normatif dans son propos et rejette les arts plastiques qui ne répondent pas aux canons de beauté édictés par Yanagi. Il partage avec l’ethnologie et l’ethno-folklore un intérêt pour la culture populaire, et plus particulièrement avec le courant inauguré par Shibusawa, un intérêt pour la culture matérielle et sa mise en musée.
La principale divergence avec Yanagita se dessine autour du caractère mercantile du Mouvement des arts populaires qui, s’inspirant de ses propres collections d’objets anciens, relance une production imitative qui connaît un grand succès commercial. Ainsi, les ethno-folkloristes se font damer le pion sur le terrain muséal : le premier musée tourné vers la culture matérielle populaire japonaise n’est pas un musée d’ethnographie, mais un musée d’art associé à un effort commercial.
2. 3. Ethnologie et sociologie : deux discours sur les populations rurales
Avant d’aborder les développements de l’ethnologie pendant et après la guerre, rappelons brièvement que les différents champs du savoir qui sont habituellement rattachés à une forme d’ethnologie au Japon – minzokugaku 民族学 (ethnologie), minzokugaku 民俗学 (ethno-folklore), voire mingei undō 民芸運動 (Mouvement des arts populaires) – partagent une réflexion sur le « peuple » (min 民), c’est-à-dire un positionnement contre la culture dominante, l’histoire politique des élites, le savoir écrit. En ce sens, ils côtoient d’autres courants à l’intérieur de disciplines institutionnalisées, telles que l’histoire sociale ou la sociologie culturelle.
La sociologie japonaise d’avant-guerre se construit principalement sur les théories occidentales. Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, ce sont les travaux de Herbert Spencer et John Stuart Mill, puis le positivisme d’Auguste Comte, qui prédominent dans l’enseignement de la sociologie à l’Université impériale de Tokyo. Puis, l’école allemande s’impose jusqu’en 1945. Mais c’est surtout une sociologie formelle, qui ne pousse guère les scientifiques à mener des études empiriques dans leur propre pays, à part quelques exceptions.
Toda Teizō (1887-1955), qui avait appris les méthodes d’enquête à l’université de Chicago et représente la 3e génération de professeurs de sociologie à l’Université impériale de Tokyo, compile des statistiques pour une analyse de la structure familiale japonaise. Il contribue ainsi à corriger l’orientation théorique de la sociologie japonaise vers la recherche empirique.
Suzuki Eitarō (1894-1966), formé aux universités de Tokyo puis Kyoto, défend dans ses Principes de la sociologie rurale japonaise (Nihon nōson shakaigaku genri 日本農村社会学原理, 1940) la notion de « village naturel » (shizen-son自然村), par opposition aux divisions administratives modernes. Cette étude se situe consciemment dans le prolongement des enquêtes dirigées par Yanagita dans une cinquantaine de villages de montagne (Sanson seikatsu no kenkyū 山村生活の研究 [Études sur la vie dans les villages de montagne], 1937). Notons que Suzuki enseignera pendant deux ans la sociologie à l’Université impériale de Keijō (Séoul) ; comme grand nombre d’ethnologues durant la guerre, il utilisera le terrain colonial pour affiner ses théories.
Aruga Kizaemon (1897-1979), docteur en histoire de l’art, se rapproche dans les années 1920 de Yanagita Kunio. Ses premières Études sur la société rurale (Nōson shakai no kenkyū 農村社会の研究, 1938) s’inspirent largement de l’ethno-folklore de Yanagita, mais la suite de ses travaux sur les structures familiales rurales est de plus en plus marquée par l’anthropologie fonctionnaliste et la sociologie française, si bien qu’il finit par intégrer la Société japonaise de sociologie de Toda.
2.4. Ethnologie coloniale et expansion territoriale : de la restauration de l’Empire à la Seconde Guerre mondiale
Après la chute du pouvoir féodal et la restauration du pouvoir impérial en 1868, le territoire national japonais s’agrandit rapidement. L’île septentrionale de Hokkaidō est formellement intégrée au pays à cette date, en raison de craintes liées à l’expansion russe vers l’est. L’archipel des Ryūkyū (Okinawa) au Sud connait le même sort politique en 1879, sous arbitrage américain. Taiwan devient une colonie japonaise en 1895. En 1905, Le Japon s’impose au sud de l’île de Sakhaline et sur la péninsule chinoise du Liaodong après sa victoire militaire contre la Russie. La Corée est annexée en 1910. Membre des nations victorieuses à l’issue de la Première Guerre mondiale, le Japon obtient, lors de la signature du traité de Versailles, un mandat sur les anciens territoires allemands en Micronésie et obtient au même moment un siège à la Société des Nations. En 1931, à la suite d’un incident terroriste contre les intérêts japonais (et en vérité planifié par le Japon lui-même), le territoire mandchou est envahi et un État fantoche y est créé, le Manchukuo, qui passe sous le contrôle effectif du gouvernement impérial. De là seront menées des campagnes d’annexion vers la Mongolie intérieure. L’avancée coloniale japonaise se poursuit au début des années 1940 sur le continent asiatique vers l’Asie du Sud-Est, au Vietnam et en Birmanie. La Thaïlande, qui ne sera pas envahie, s’allie au Japon en 1941. Dans le Pacifique, l’Empire s’approprie les Philippines et l’Indonésie, ainsi que les îles Mariannes, Marshall, Carolines, jusqu’à l’attaque de Pearl Harbor (Hawai’i), en 1941 également. En 1942, le Japon a donc sous son contrôle un territoire immense qui s’étend des îles Aléoutiennes au nord, à l’Indonésie au sud, à la Birmanie à l’ouest et aux îles Kiribati à l’est.
2.4.1. L’univers scientifique des colonies
Dans ce contexte politique et militaire, l’ethnologie a, sans réelle surprise, joué un rôle dans l’étude des populations annexées et a été appelée à nourrir le renseignement militaire. Le rapport de la discipline au territoire colonial est cependant complexe, dans un contexte de professionnalisation progressive de celle-ci. Les terrains seront menés tout autant par des chercheurs issus des universités, dont celles de Séoul (Université impériale de Keijō) et Taipei (Université impériale de Taihoku) qui sont intégrées au réseau des prestigieuses universités impériales japonaises, des chercheurs amateurs et indépendants de tous bords, des informateurs entretenant des rapports étroits avec l’armée, des personnalités sincèrement attachées aux régions étudiées et des opposants à l’oppression coloniale du régime japonais, parfois d’obédience marxiste. Quelques figures issues de l’ethno-folklore se rendront également régulièrement sur le terrain colonial.
Dans les colonies, les méthodes et les présupposés formels d’étude sont cependant largement partagés, et prennent naissance dès la fin du XIXe siècle. La préoccupation majeure de la recherche est, durant les années 1890, d’établir les origines de la « race japonaise ». Celle-ci est menée par des médecins, des archéologues et des historiens intéressés par les possibilités offertes par l’anthropologie physique. À Hokkaidō, les Aïnous sont considérés comme des vestiges vivants des premiers Japonais et décrits comme tels dans la littérature scientifique de ces années, dont la plus célèbre figure est celle de Koganei Yoshikiyo (1859-1944), professeur d’anatomie de l’université de Tokyo. Il en va de même dans l’archipel des Ryūkyū. Ces deux régions, quoique formellement intégrées au territoire japonais métropolitain après la restauration impériale, présentent des populations qui se distinguent culturellement et ethniquement du Japon du centre. Il est admis aujourd’hui qu’elles ont fait l’objet d’une « colonisation intérieure » au moyen de lourdes politiques d’assimilation qui ont en quelque sorte servi ultérieurement de galop d’essai à d’autres, à Taiwan et en Corée notamment.
Le peuplement de l’Archipel, par le nord ou par le sud, fait alors débat. Inō Kanori (1867-1925), un étudiant de Tsuboi Shōgorō et intéressé par celui-ci à la pensée évolutionniste, mènera presque simultanément, et dans une même quête des origines de la japonité, une importante étude sur les aborigènes de Taiwan, incluant dans le même corpus une étude des populations chinoises han de l’île pour produire une histoire culturelle de Taiwan en trois volumes. À Taiwan toujours, de nombreuses enquêtes sont menées par Torii Ryūzō, le plus emblématique disciple de Tsuboi, et Tashiro Yasusada (1856-1928) qui n’est alors pas ethnologue de métier, mais administrateur auprès du gouvernement général de Taiwan. Yagi Shōtarō, qui prendra temporairement la suite de Tsuboi à l’Université impériale de Tokyo, poursuit dans cette voie en acceptant un poste au gouvernement général de Taiwan, permettant à cette antenne administrative de l’Empire de jouer le rôle de premier institut ethnologique installé hors du territoire japonais métropolitain. Les rapports et articles de ce groupe paraissent tous dans la revue de la Société d’anthropologie japonaise fondée par Tsuboi. Plusieurs monographies au sujet de Taiwan sont traduites en français, témoignant d’un certain rayonnement international des travaux japonais.
En 1901, les autorités japonaises établissent à Taiwan un bureau d’étude du droit coutumier local qui doit permettre aux administrateurs coloniaux d’instituer un système législatif en phase avec les pratiques ayant cours sur l’île et finalement de faciliter, autant que de légitimer, l’annexion. À la tête du bureau, un professeur de droit de l’université de Kyoto, Okamatsu Satarō (1871-1921), formé en Allemagne, publie essentiellement en anglais sur les relations de parenté et le système traditionnel de propriété foncière.
Cette émergence de l’ethnologie coloniale japonaise se présente donc encore comme fondamentalement inscrite dans une pratique disciplinaire voulue comme internationale, inspirée d’une part par la méthodologie allemande d’étude du « droit primitif », d’autre part par les pratiques britanniques d’étude des populations indigènes colonisées et enfin par la structure institutionnelle des premières sociétés d’anthropologie et de folklore françaises. Il faut ajouter au fond méthodologique une connaissance pointue des classiques chinois, premiers textes ayant décrit les régions nouvellement colonisées, dont l’analyse comparative était née au Japon durant les siècles précédents. Comme nous l’avons dit précédemment, le désintérêt pour une diffusion des travaux japonais vers l’Occident ira cependant grandissant jusqu’en 1945.
La situation scientifique taïwanaise est similaire en Corée, annexée en 1910, où est fondée une université impériale en 1927. Des cours d’anthropologie y sont donnés, essentiellement suivis par des étudiants du Japon métropolitain issus de la filière médicale. Les professeurs d’anthropologie de l’université possèdent néanmoins un bagage scientifique différent. Suzuki Eitarō vient de la sociologie, de même qu’Akiba Takashi (1888-1954), formé en Grande-Bretagne. Akamatsu Chijō (1886-1960) avait étudié la psychologie des religions auprès d’Émile Durkheim et publiera, avec Akiba, une importante étude du chamanisme coréen en 1937, puis un autre ouvrage sur la culture des sociétés de Mandchourie et de Mongolie (1941). Cette « école d’anthropologie de Keijō », du nom de l’université impériale fondée à Séoul est donc, dans l’univers académique de la discipline, la première à s’intéresser à des éléments culturels pour enrichir ses enquêtes en anthropologie physique. C’est elle qui jettera les bases futures des travaux menés en Mandchourie, en Mongolie, en Thaïlande et en Nouvelle-Guinée.
C’est cependant dans l’Université impériale de Taiwan que le premier Institut d’ethnologie nommé comme tel voit le jour en 1928. En matière d’ethnologie, une distinction majeure sépare les travaux des uns et des autres. Alors que les enquêtes menées à Séoul s’inscrivent pleinement dans le processus d’administration coloniale et servent directement le pouvoir japonais, les enquêtes menées par l’Institut d’ethnologie de l’Université de Taipei s’en distinguent, comme ils se distinguent des efforts ethnologiques entrepris dès 1895 par le bureau anthropologique d’étude du droit coutumier conçu par le gouvernement général de Taiwan. Des figures de l’université taiwanaise, Utsurikawa Nenozō (1884-1947) ou Kanezaki Takeo vont pousser la fronde jusqu’à publier leur propre revue, Nanpōdozoku 南方土俗 (Ethnographie des régions méridionales), et profiter de cette plateforme pour critiquer l’administration coloniale et les politiques d’assimilation en publiant des textes valorisant le folklore, les traditions orales et les cultures indigènes.
Cette activité, séditieuse aux yeux du gouvernement japonais, coûta leur carrière aux ethnologues incriminés et incita certainement la métropole à formaliser la création d’un département et d’un cursus d’anthropologie à l’Université impériale de Tokyo en 1939. C’est majoritairement là que seront formés dorénavant les ethnologues et anthropologues physiques destinés à enquêter dans les territoires annexés. La richesse scientifique du cursus métropolitain reste cependant garantie et si la formation en anthropologie physique et en droit coutumier conserve un attachement fort au modèle allemand, des cours d’anthropologie culturelle inspirés par les travaux de Bronislaw Malinowski, d’Edward Tylor ou de William Halse Rivers viennent enrichir le programme d’étude. Le culturalisme avant la lettre de Frederick Starr, qui avait vécu de nombreuses années au Japon, influencera aussi l’ethnologie universitaire, plus peut-être que les travaux rigoureux de son collègue Franz Boas, alors relativement méconnu dans l’Archipel.
Enfin, pour finir ce tour d’horizon de l’univers scientifique, des musées coloniaux voient le jour dans ces trois régions : les plus représentatifs étant le Musée du gouvernement-général de Taiwan (Taiwan sōtoku-fu hakubutsukan 台湾総督府博物館) en 1908 ; le Musée du gouvernement-général de Corée (Chôsen sōtoku-fu hakubutsukan 朝鮮総督府博物館) en 1915 ; le Musée national de Mandchourie (Manshū kokuritsu hakubutsukan 満州国立博物館) en 1935. Ils servent aussi bien de lieu de recherche que d’expression et de représentation auprès de la population de l’Empire des différentes taxinomies et théories raciales développées par les sciences anthropologiques. Le projet colonial se concrétise dans des expositions aussi bien d’histoire naturelle, d’archéologie, de géographie, d’industrie que d’anthropologie physique ou d’ethnologie. Toutefois, du côté de la métropole, si un projet de musée colonial — le Musée de la Grande Asie orientale (Daitōa hakubutsukan 大東亜博物館) — fut pensé dans les années 1940, il ne verra pas le jour.
2.4.2. Ethnologie et marxisme
Les structures institutionnelles et le cursus d’anthropologie coloniale créé à Tokyo en 1939 peuvent laisser croire que les étudiants, chercheurs et hommes de terrain actifs dans ce champ adhèrent pleinement à la politique d’expansion et à la doctrine nationaliste et asiatiste de l’Empire. L’idée mérite d’être nuancée. Les plus grandes figures de l’ethnologie académique de l’entre-deux-guerres, Oka Masao (1898-1982), Mabuchi Tōichi (1909-1988) ou Ishida Eiichirō (1903-1968), comme leurs étudiants, Umesao Tadao (1920-2010) notamment, futur directeur du Musée national d’ethnologie, avaient abondamment lu les classiques du marxisme dont ils se sentaient proches. Le succès de la Révolution russe en 1920 avait encore renforcé le capital de sympathie à l’égard du socialisme auprès des jeunes générations d’intellectuels japonais. Les grands textes de Marx, Engels, Lénine ou Kropotkine étaient alors traduits et largement discutés.
En 1925 cependant, une Loi sur la Préservation de la Paix (Chian iji hō 治安維持法) imposée par le gouvernement japonais met une fin abrupte au rêve socialiste et rend tous les mouvements et partis de gauche illégaux. Les intellectuels japonais doivent dès cette date déclarer publiquement leur conversion idéologique (tenkō 転向).
L’exemple le plus parlant est celui d’Ishida Eiichirō dont les travaux ne connurent finalement le succès qu’après la défaite japonaise. Formé initialement à l’université de Kyoto où il était membre d’une association étudiante de la gauche radicale, Ishida part en Russie poursuivre sa formation sous la direction du linguiste Nikolai Aleksandrovich Nevsky qui avait précédemment, vers 1915, mené des terrains au Japon. À la suite de la promulgation de la loi de 1925, Ishida est arrêté. Relaxé, il réintègre un groupe de gauche devenu illégal et est remis en prison de 1927 à 1934. C’est durant cette période d’enfermement qu’il complète sa formation en anthropologie et se familiarise avec les textes de Lewis Henry Morgan et de James Frazer. Au terme de sa peine, il se rapproche du groupe d’ethno-folklore de Yanagita Kunio où il fait la rencontre d’Oka Masao. En 1937, Ishida s’inscrit à l’université de Vienne et y rédige sa thèse. De retour au Japon en 1939, il est engagé comme chercheur assistant auprès du Comité de recherche sur les minorités de l’Asie de l’Est, un centre de recherche de l’Académie de l’Armée impériale japonaise (Rikugun shikan gakkō 陸軍士官学校). C’est dans ce contexte qu’il mène ses premiers travaux sur les systèmes de parenté chez les Oroks (Uilta) de Sakhaline. En 1941, il est muté en Mongolie intérieure où il s’intéresse à l’islam chinois et obtient finalement un poste de direction scientifique et administrative dans cette région jusqu’à la défaite.
Le parcours d’Ishida est intéressant en ce sens qu’il illustre parfaitement l’itinéraire des ethnologues japonais de gauche durant les années de guerre. D’un positionnement politique radical durant les années d’étude qui coûta à beaucoup leur liberté, nombreux témoignent d’une conversion idéologique au régime pour gagner une situation professionnelle stable, quoique sans gloire, dans les bureaux coloniaux. Sans plus s’opposer publiquement à l’expansion territoriale et à la politique impériale, ils mènent leur recherche sur le continent ou dans les îles du Pacifique en tenant au mieux de leurs moyens à pratiquer une ethnologie dégagée de toute finalité politique ou utile au régime impérial. Ishida, de par son non-alignement durant les années 1940-1945, trouve rapidement après la défaite un emploi d’informateur auprès des services américains où il s’initie à l’anthropologie culturelle américaine. Il obtient en 1951 un poste de professeur en anthropologie culturelle à l’université de Tokyo où il joue un rôle central dans la formation de la pensée ethnologique japonaise d’après-guerre.
Oka Masao présente un parcours plus ambigu. Il s’initie seul à la lecture du russe et de l’allemand, langues dans lesquelles il étudie la pensée socialiste. Membre de plusieurs mouvements étudiants pro-démocratiques et anti-impérialistes, il s’intéresse tout d’abord à l’histoire du « socialisme » au Japon depuis l’époque médiévale. Il intègre alors le cursus de sociologie de l’université de Tokyo, suit parallèlement les enseignements d’anthropologie physique de Torii Ryūzō et se rapproche de l’ethno-folklore de Yanagita Kunio. Ce dernier apprécie Oka qui garantit à l’ethno-folklore un lien rare avec le monde universitaire, mais craint son attachement aux mouvements de gauche.
Durant ces années, Oka est le rédacteur en chef de la revue Minzoku 民族 qui publie autant des textes d’ethnologues issus de l’université que d’amateurs issus du courant de l’ethno-folklore. Sa formation méthodologique se fait néanmoins réellement à l’université de Vienne, de 1929 à 1933, où il rédige sa thèse, Kulturschichten in Alt-Japan [Strates culturelles du Japon antique], en allemand. Il obtient ensuite un poste de chercheur invité, de 1938 à 1940, à l’université de Budapest, d’où il mène plusieurs enquêtes, sur les bases méthodologiques de l’ethnologie viennoise, dans les Balkans. Cette approche ne le satisfait pas pleinement et il retourne au Japon en 1940.
Là, auréolé d’un brillant parcours universitaire en Occident, il constitue rapidement un réseau dense avec le monde de la recherche, les instances gouvernementales et les autorités militaires. Membre fondateur de l’éphémère Centre de recherche ethnologique (Minzokugaku kenkyūjo 民族学研究所), il dirige celui-ci de 1943 à 1945. Ce Centre de recherche sera abondamment critiqué après la guerre pour avoir apporté son aide au renseignement militaire. Oka sera d’ailleurs démis de ses fonctions universitaires jusqu’en 1948 pour cette raison et ne retrouvera son statut professoral qu’en 1951, à la signature du traité de Paix de San Francisco qui clôture la période d’administration du Japon par le gouvernement d’occupation américain. La figure d’Oka, issue pourtant d’un même terreau de la gauche radicale, permet donc d’ouvrir une fenêtre sur une autre facette de l’ethnologie universitaire japonaise qui, elle, fut bien chevillée au programme politique impérial japonais jusqu’en 1945.
2.4.3. De l’usage politique de l’ethnologie en temps de guerre
Nous l’avons vu, l’ethnologie japonaise naissante a pu, dès la fin du XIXe siècle, s’inscrire dans un processus de légitimation de la nation et de l’Empire. Cependant, elle ne s’active pas globalement dans cette perspective avant la fin des années 1930, soit que l’ethno-folklore s’en désintéresse, soit que des mouvements critiques voient le jour au sein même des institutions de l’État, comme ce fut le cas à Taiwan notamment. Il faut attendre 1939 et la création d’un cursus d’anthropologie coloniale en métropole pour que le gouvernement se dote d’un cadre scientifique propre à servir ses intérêts sur le terrain, et là encore, les étudiants qui intègrent ce cursus entretiennent pour la plupart des liens intimes avec la pensée socialiste.
Jusqu’au début des années 1940 en vérité, le monde de l’ethnologie, de l’anthropologie, de la sociologie et du folklore japonais (voire même de la linguistique et de l’archéologie) ne s’accorde avec le programme gouvernemental que lorsque ces disciplines ont à y gagner un accès à des fonds de recherche, la garantie d’une pérennisation de leurs groupes, instituts et sociétés savantes ou une ouverture à des terrains continentaux et insulaires sur le territoire impérial. À cet égard, à la création du Laboratoire d’anthropologie de l’Université impériale de Tokyo, celui-ci avait organisé un pavillon sur l’anthropologie et les races de l’Empire en 1903 à l’occasion de la 5e Exposition industrielle nationale, ou encore une exposition sur l’anthropologie dans ses propres locaux l’année suivante. Or, il ne s’était pas uniquement agi de légitimer un discours sur l’Autre qui visait à coïncider avec la politique coloniale, mais bel et bien de faire la démonstration de l’utilité de cette discipline et d’en faire la vitrine d’une science encore considérée comme une sous-branche de la zoologie.
À cette date, la seule institution qui avait réellement pour tâche de renseigner ethnologiquement l’armée était le petit bureau de l’Académie impériale de l’Armée japonaise évoqué précédemment, codirigé qui plus est par le moins converti des ethnologues japonais de l’époque, Ishida Eiichirō. Sous son égide, le bureau se contenta de produire des « fichiers ethniques » visant à dresser une carte des 75 ethnies de l’Empire reconnues comme telles. Si cet important fichier put éventuellement servir l’administration militaire japonaise dans ses campagnes d’expansion, il est surtout resté dans l’histoire pour avoir servi a posteriori le gouvernement américain dans des zones d’influence stratégique comme l’Océanie et la Nouvelle-Guinée. Les fiches japonaises, très riches et rapidement traduites en anglais sans modification de leur contenu, intégrèrent à la défaite un autre fichier bien plus célèbre, le Human Relations Area Files de l’université de Yale.
C’est donc pour aligner l’ethnologie japonaise sur les tendances politiques de l’État qu’est fondé, par Oka Masao, le Centre de recherche ethnologique en 1943. L’idée de la création de ce centre revient à Oka lui-même qui, ayant été le témoin de la montée du fascisme dans le monde germanique, prend acte de l’intérêt du parti national-socialiste allemand pour l’étude du folklore et de l’ethnologie dans la construction de la tradition de la race aryenne. La sympathie d’Oka pour le nazisme est, aujourd’hui encore, peu claire. Son souhait de faire de l’ethnologie une science pleinement autonome ne fait par contre aucun doute. Oka, inspiré par le nouveau modèle allemand, voyait dans la valorisation patriotique de l’Empire un levier utile pour parvenir à cette fin. Dans le monde universitaire de Tokyo, la création du centre suscita une polémique. Fallait-il que l’ethnologie (à comprendre ici comme une forme d’anthropologie culturelle) se défasse du cursus historique d’anthropologie physique dont elle était issue ? De nombreux chercheurs s’opposèrent à cette idée. Oka consolida donc ses liens avec l’administration et l’armée pour gagner en autonomie.
Ainsi, dès sa création, le centre se voit attribuer des missions qui s’accordent pleinement avec le programme gouvernemental. Les premiers terrains sont menés sur l’île de Hainan et dans les communautés musulmanes de Chine et de Mongolie intérieure. Les enquêtes servent aussi de campagne de propagande dans les communautés étudiées. Le centre participa par exemple à diffuser l’idée que le Parti communiste chinois présentait une menace pour l’islam dans la région, et qu’une association des populations locales à l’effort de guerre japonais contre la Chine servait tout autant leur intérêt que leur survie culturelle. Des campagnes de ce type, sous la conduite du Centre de recherche ethnologique, furent menées dans l’ensemble des territoires nouvellement occupés. Des questionnaires, inspirés par le modèle du manuel britannique Notes and Queries on Anthropology, étaient d’abord distribués régionalement par l’armée pour établir une carte hiérarchique des structures sociales et des personnes influentes. Les ethnologues du Centre s’appuyaient ensuite sur cette carte pour ne mener des enquêtes qu’auprès des communautés et des figures d’autorité. Si les résultats de ces enquêtes donnèrent le plus souvent des résultats scientifiques recevables, leur ambition finale était bien, dans une perspective d’annexion militaire et politique durable, de garantir une adhésion des populations à leur intégration à l’Empire. Ce moment de participation active de l’ethnologie à la politique coloniale japonaise fut cependant de courte durée et, surtout, ne fut pas nécessairement érigée en norme, comme le lui reprocha l’anthropologie japonaise d’après-guerre.
3. Les sciences de l’homme au Japon après 1945
Dans le domaine de l’ethnologie universitaire, la défaite de l’empire japonais en 1945 marque une rupture réelle avec les pratiques précédentes, quelle que fût l’adhésion de chacun au processus d’expansion impériale. La censure guidée par une idéologie militariste et ultranationaliste est levée, mais les arguments théoriques qui motivaient les centres de recherche académique sont mis à mal. Un des arguments forts des années de guerre, la thèse d’une unicité ethnique nippo-coréenne légitimant l’annexion, n’a par exemple plus lieu d’être. Dans les anciennes régions colonisées où la diversité ethnique ne faisait pas débat (Taiwan, Micronésie), la raison d’étudier les peuples de l’Empire n’est plus non plus pertinente. Il faut d’ailleurs relever là une distinction historique majeure entre l’ethnologie coloniale japonaise – celle d’un pays ayant perdu la guerre – et ses homologues occidentales, qui poursuivirent leurs terrains après la guerre et durant le processus de décolonisation. La défaite japonaise imposait un arrêt soudain et de longue durée de l’entreprise scientifique japonaise hors de son territoire métropolitain.
D’un point de vue concret, les grands instituts des universités coloniales disparaissent du jour au lendemain et les ethnologues se voient privés brutalement de leurs espaces de travail, où la plupart avaient mené toute leur carrière. L’occupant américain interdit aux ressortissants de nationalité japonaise de sortir du territoire jusqu’en 1952, réduisant ainsi le terrain d’étude des ethnologues au seul terrain métropolitain. Ceci explique un moment de flottement, de malaise et une pause d’une petite dizaine d’années dans la production universitaire en matière ethnologique.
En raison de cette rupture épistémologique au sein de la discipline, le terme « ethnologie » sera progressivement remplacé après la guerre par celui « d’anthropologie culturelle » pour marquer la scission. Cependant, « l’ethnologie » ne disparaît pas complètement. Les deux appellations traduisent autant l’opposition avant/après-guerre que celle qui sépare les nouvelles approches d’influence américaine au sein de l’anthropologie et la méthode d’influence européenne au sein de l’ethnologie.
L’ethno-folklore, indépendant des objectifs gouvernementaux dans sa démarche, ses associations et ses financements, va de son côté continuer de suivre les projets qu’il s’était fixés sans réel changement de direction et forme une deuxième génération de chercheurs œuvrant toujours en dehors du monde universitaire.
3.1. L’influence de l’anthropologie états-unienne
Depuis le début du conflit, les anthropologues américains s’intéressent au Japon, essentiellement en qualité d’informateurs pour l’armée. Après la défaite japonaise, nombreux sont ceux qui se rendent dans l’Archipel durant la période 1945-1952 (Herbert Passin, John C. Pelzel, John W. Bennett, Iwao Ishino) et mènent des terrains dans les communautés rurales. Ils appartiennent formellement au C.I.E.(Civil Information and Education Section of the Occupying Forces), qui contribuera fortement à restructurer la discipline. Les ethnologues japonais issus des universités, sans emploi en 1945, s’y enrôlent en nombre comme personnel auxiliaire. C’est là qu’ils découvrent les tendances méthodologiques anglo-saxonnes méconnues jusqu’alors.
D’autres anthropologues américains travaillent sur le Japon à distance et élaborent leur propos par le truchement de films, de lectures et d’entretiens avec des civils nippo-américains incarcérés en masse aux États-Unis depuis 1942. C’est le cas de Ruth Benedict (1887-1948), qui publie en 1946 Le Chrysanthème et le sabre (traduit en japonais en 1949). Bien que de nombreuses erreurs soient relevées (y compris, dès sa publication, par les anthropologues américains), le livre rencontrera un succès énorme tant chez les ethnologues qu’auprès du grand public. Le lectorat japonais est particulièrement impressionné par le fait que l’anthropologie, jusqu’alors comprise comme une science descriptive des attributs physiques et raciaux d’une ethnie ou éventuellement comme une discipline annexe de l’archéologie, soit capable de pénétrer les structures culturelles d’un pays étranger.
C’est surtout dans le domaine des area studies que l’influence américaine sera durable. Alors que les interdictions de sortie du territoire sont levées en 1952, des chercheurs japonais formés aux méthodes anglo-saxonnes de la sociologie, de la psychologie ou de l’anthropologie vont commencer à se rendre en Inde et dans la région de l’Himalaya, puis progressivement en Asie du Sud-Est, en Amérique du Sud et en Afrique, et y renouveler les pratiques de l’ethnologie. Celles-ci rejoignent, des années 1950 à aujourd’hui, l’histoire mondiale des pratiques anthropologiques menées par les pays industrialisés. En matière de production, le volume et la qualité des publications sont comparables à ceux des grands foyers scientifiques occidentaux. La méconnaissance de ces travaux en Europe est essentiellement due à l’absence de traductions.
Un trait de l’ethnologie japonaise est cependant la pérennité des motifs ethno-folkloriques dans la seconde moitié du XXe siècle, et puisque les ethnologues japonais sont interdits de séjour à l’étranger jusqu’en 1952, c’est une fois encore sur le territoire japonais que l’activité va essentiellement se concentrer après la guerre.
3.2. Une victoire de l’ethno-folklore : la Fédération des neuf sociétés savantes (1945-1955)
Parallèlement au redémarrage de l’anthropologie universitaire influencée dans sa démarche par les travaux américains, un fait institutionnel marque la discipline dans l’immédiat après-guerre. Il s’agit de la fédération des courants ethnologiques académiques et indépendants sous la direction de savants issus de l’ethno-folklore, et financée plus particulièrement par la fortune personnelle de Shibusawa. Ce mouvement prendra le nom de Fédération des neuf sociétés savantes (Kyūgakkai rengō 九学会連合), c’est-à-dire les neuf associations japonaises traitant des sciences de l’homme (ethnologie, ethno-folklore, anthropologie, linguistique, archéologie, sociologie, psychologie, étude des religions) fondées avant la guerre dans ou hors du milieu universitaire.
Il est important de souligner ici la reformulation du discours scientifique au sujet de l’ethnologie dans l’immédiat après-guerre. Celle-ci s’articule autour d’une critique virulente (et parfois infondée) de l’ethnologie universitaire comme appareil idéologique d’État et d’une survalorisation de la démarche « pacifiste » ethno-folklorique (qui s’activa pourtant ponctuellement de manière coupable sur le terrain colonial). Ceci va donner à l’ethno-folklore une visibilité scientifique qu’il n’était jamais parvenu à obtenir jusqu’en 1945 et qui explique sa vitalité dans la seconde moitié du siècle. En réalité, cette division des pratiques est très schématique. D’une part, les théories raciales et la légitimation du colonialisme avaient été critiquées par de nombreux membres de la communauté universitaire (anthropologues, archéologues ou linguistes). De l’autre, les ethno-folkloristes, cherchant à s’attirer les grâces de l’État, avaient eux aussi été très actifs dans les colonies. Par ailleurs, les deux courants avaient volontiers collaboré ponctuellement, comme cela a été le cas au sein du Musée d’ethnologie créé par Shibusawa. Enfin, les résultats des travaux menés académiquement dans les colonies n’étaient pas nécessairement mauvais, mais furent malgré tout rejetés en bloc.
L’ethno-folklore bénéficie surtout d’une reconnaissance de fait autour de la reconfiguration des politiques culturelles japonaises d’après-guerre. Ceci se traduit de manière tangible au sein du discours patrimonial. Jusqu’en 1945, les politiques patrimoniales avaient toujours cherché à valoriser idéologiquement l’appareil impérial, garant de l’unité de la nation et des colonies. Ceci expliquait la froideur du gouvernement à l’égard de l’ethno-folklore puisque ce dernier cherchait à l’inverse à établir l’existence d’une culture populaire et la transcendance d’une souche de la japonité survivant à la civilisation des élites. Une fois l’Empire démantelé cependant, c’est l’ethno-folklore qui proposait le discours le plus abouti pour permettre la reconstruction d’une identité nationale réduite à son territoire métropolitain. Ainsi, les documents folkloriques matériels et les pratiques folkloriques immatérielles allaient devenir les nouveaux symboles du patrimoine identitaire japonais.
Cette approche ethnologique japonaise prônée par la Fédération se caractérise par plusieurs traits :
- reconnaissance de la culture populaire comme premier objet d’étude ;
- travail exclusif sur le territoire national réduit à l’archipel ;
- âge d’or de l’enquête de terrain ;
- quête (jusqu’à la survalorisation) d’une homogénéité des traits culturels du Japon, et plus encore dans les territoires contestés (Tsushima avec la Corée, Amami avec les États-Unis) pour permettre leur réintégration à la métropole.
Ce dernier point mérite d’être relevé. Alors que les nouvelles tendances disciplinaires venues des États-Unis influencent très nettement l’ensemble de la communauté scientifique japonaise, la crainte d’une appropriation du discours sur le Japon par une nation étrangère est de plus en plus perceptible chez les ethnologues travaillant sur le territoire métropolitain. La Fédération des neuf sociétés savantes va ainsi progressivement incarner une forme de contre-pouvoir au discours anthropologique américain, bien accueilli dans le domaine des area studies naissantes, mais craint sur le sol japonais.
Ces traits démontrent effectivement la pérennité du discours et des méthodes de l’ethno-folklore durant la période 1945-1955. Ces années sont fondatrices à plusieurs égards et expliquent l’émergence d’une deuxième génération d’ethno-folkloristes, tels que Miyamoto Tsuneichi (1907-1981).
3.3. Miyamoto Tsuneichi (1907-1981) et l’enquête de terrain
Miyamoto est né dans une famille d’agriculteurs pauvres d’une île de la Mer intérieure. Formé comme employé des postes, puis à l’école normale pour devenir instituteur, il montre très tôt un intérêt pour l’oralité et les traditions de sa région. Il avait le profil type de l’informateur/traducteur régional recherché par Yanagita. C’est ainsi qu’il rencontre ce dernier en 1934 et intègre le réseau d’étude des terroirs. Ses efforts y sont remarqués et, en 1936, Yanagita le dirige vers Shibusawa pour lui obtenir des financements permettant des travaux plus poussés sur les régions de la Mer intérieure. C’est le début d’une longue et durable amitié entre Miyamoto et Shibusawa. Miyamoto devient employé à l’Attic Museum et travaille sur l’élaboration de typologies des objets populaires (mingu 民具). En 1940, Shibusawa le détourne d’un poste qui lui est proposé dans l’éphémère (1938-1945) université de Mandchourie (Kenkoku daigaku建国大学), au motif que le travail universitaire et le poids des présupposés colonialistes le priveront de son autonomie intellectuelle.
La carrière d’ethno-folkloriste de Miyamoto est dans un premier temps conditionnée par son allégeance à l’égard de Yanagita et de Shibusawa, et ce jusqu’à 1945. Elle l’est ensuite par les directions que prend la recherche entre 1945 et 1955. Ethno-folkloriste le plus proche de Shibusawa, il sera l’une des figures de proue de la Fédération des neuf sociétés savantes et de son discours culturaliste. Cependant, sa démarche se démarque en même temps par une pratique tout à fait personnelle : celle de l’enquête de terrain pleinement assumée. Les ethno-folkloristes avaient en tout temps prôné le voyage, mais s’étaient bien souvent tenus éloigné du travail d’observation in situ, soit qu’ils n’entraient en contact qu’avec des informateurs et notables locaux capables de parler le japonais standard, soit qu’ils déléguaient le terrain à des informateurs locaux. L’originalité de la pratique de Miyamoto est celle du voyage à pied à travers le pays (environ 160 000 km parcourus en une trentaine d’années), de l’enregistrement immédiat des données, du séjour chez l’habitant, de l’usage abondant du dessin et de la photographie et de l’établissement de cartes relatant ses déplacements. Cette originalité est relative si l’on compare l’activité de Miyamoto avec celle des lettrés-voyageurs d’Edo. Elle l’est surtout en regard des pratiques ethnographiques japonaises de la première moitié du XXe siècle. Conscient de cette filiation symbolique, Miyamoto consacrera des ouvrages aux « proto-ethnographes » d’Ancien Régime.
Durant ses déplacements, ses préoccupations restent celles des folkloristes : culture populaire et faits sociaux en voie de disparition face à la modernisation. Il s’applique à souligner les survivances folkloriques dans les régions reculées. À la mort de ses mentors dans les années 1960, il obtiendra un doctorat et plusieurs postes d’enseignement universitaire. Il n’effectuera que peu de terrains en dehors du Japon (Kenya, Tanzanie, Corée) et uniquement à partir de 1975. Il fondera lui-même une université de courte existence (Tōwa-machi kyōdo daigaku 東和町郷土大学, 1980-1986) tournée vers l’enseignement des études folkloriques.
3.4. De l’ethnologie à l’anthropologie culturelle : un apport de la primatologie
Durant les années 1950, l’ethnologie japonaise va connaître une lente maturation et une redéfinition de son lexique. Nous l’avons vu, l’influence de l’anthropologie américaine permet à la discipline de se réformer méthodologiquement en se départant des pratiques élaborées dans la première moitié du siècle. Parallèlement, la prégnance du discours ethno-folklorique dans l’immédiat après-guerre garantit une forme de continuité aux chercheurs travaillant sur le territoire métropolitain. C’est ce discours qui possède les concepts les plus aboutis pour reconstruire l’identité de la nation. Cependant, la survivance de l’ethno-folklore n’est pas à trouver dans la victoire effective de ses démonstrations, mais dans la disparition soudaine de son concurrent historique. Or, cet ethno-folklore, s’il occupe désormais le devant de la scène, est aux prises avec ses propres fantômes et son bagage national-romantique vivement critiqué par les jeunes générations d’anthropologues formées à l’école des États-Unis. Le déblocage, un glissement vers une anthropologie qualifiée de « culturelle » (bunka jinruigaku 文化人類学), viendra de la redéfinition japonaise de la notion de « culture ».
La question de la « culture » (au sens germanique de Kultur) est centrale au sein du courant ethno-folklorique dès ses débuts. On l’a vu, les études ethno-folkloriques prennent pour objet la culture populaire japonaise, qu’il faut bien distinguer de la situation civilisationnelle du Japon au sein de l’Asie (panasiatisme). Le reproche qui est fait à l’ethnologie académique d’avant-guerre est d’avoir cherché à justifier le rayonnement civilisationnel du Japon dans son entreprise coloniale.
Le terme « civilisation » (bunmei 文明) s’était répandu à l’ère Meiji. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, la crainte de la puissance militaire des Occidentaux et les traités commerciaux inégaux qu’ils lui imposaient incitèrent le Japon à se hisser au niveau civilisationnel des nouvelles puissances régionales, tant par admiration véritable que par nécessité de ne pas finir en pièces, comme cela était arrivé au voisin chinois à l’issue des guerres de l’opium. Ce n’est qu’une fois passé le cap des dangers immédiats que la question de la culture japonaise allait pouvoir être discutée.
Que les ethno-folkloristes participèrent à l’élaboration de ce discours culturel japonais ne fait pas de doute. Cependant, avant la guerre, ils possèdent leur propre lexique : minkan denshō 民間伝承 (ce qui est transmis au sein du peuple), minzoku 民俗 (les us et coutumes populaires), dōzoku 土俗 (les us et coutumes liées à la terre), sesō 世相 (les usages d’une époque). Jusqu’en 1945, ces expressions se suffisent à elles-mêmes. Ainsi, l’usage du terme bunka pour traduire Kultur est rare chez eux et ce malgré le fait qu’ils se soient nourris très tôt de la pensée romantique allemande. En réalité, le terme bunka文化 comme traduction du terme « culture » ne commence à entrer dans le vocabulaire courant qu’à partir des années 1930-1940. Il s’agit alors d’un terme nouveau, moderniste et sans réelle profondeur. Il est une enveloppe creuse qui offre encore une certaine malléabilité.
Dans les années 1950, l’éthologue et primatologue Imanishi Kinji (1902-1992), en poste à l’université de Kyōto, isole dans des groupes de grands singes des pratiques sociales (organisation hiérarchique) et des pratiques de transmission du savoir (nettoyage des tubercules avant leur consommation, usage d’outils rudimentaires). Ses publications attribuent à des mammifères non humains la capacité de posséder une « culture » (bunka) propre. Le fait retient très rapidement l’attention des ethnologues, dont il était déjà bien connu. Imanishi avait vécu, durant les années 1930 et 1940, un parcours très similaire à ceux d’Ishida Eiichirō ou d’Oka Masao dont il était proche : association aux mouvements de gauche des années 1920, conversion idéologique (très superficielle dans son cas), séjours de recherche sur le continent en Mandchourie et en Mongolie, poste professoral en anthropologie sociale à l’université de Kyoto après la défaite. Il fut aussi le directeur de recherche d’Umesao Tadao, fondateur du Musée national d’ethnologie.
En 1950, les travaux en primatologie d’Imanishi définissent la « culture » comme la somme objective et quantifiable des savoirs reproduits au sein d’un groupe. En cela, cette interprétation de la notion n’est pas très différente de la somme objective et quantifiable des usages sociaux étudiés par les ethno-folkloristes dans la communauté villageoise japonaise. Néanmoins, aux yeux des ethnologues, les travaux d’Imanishi diffèrent des efforts antérieurs par l’usage d’un mot neuf qui n’est pas entaché par les présupposés latents du vocabulaire ethno-folklorique. Ceci permet véritablement la mutation de l’anthropologie, historiquement comprise comme l’étude des propriétés physiques de l’humain, puis comme la pratique des area studies menées en terrain postcolonial. L’anthropologie pourra dès lors s’intéresser de manière pleinement assumée aux questions culturelles.
3.5. Culture japonaise et japonité : anciens motifs, nouvelles approches (1970- )
Les dissensions de l’immédiat après-guerre entre les méthodes inspirées par l’anthropologie américaine, l’approche culturaliste de la Fédération des neuf sociétés savantes, le lourd bagage de l’ethnologie impériale et les chemins parallèles de l’ethno-folklore commencent à s’estomper à partir des années 1970. C’est à cette date que voit le jour le Musée national d’ethnologie (fondé en 1974), qui réunit conceptuellement et pratiquement les anciennes collections folkloriques japonaises de Shibusawa, les fonds amassés dans les territoires de l’Empire durant la période coloniale et les nouveaux discours anthropologiques inspirés par les travaux menés sur l’ensemble de la planète. Cette nouvelle institution muséale, dotée d’un laboratoire de recherche interuniversitaire, symbolise un nouveau départ scientifique, mais est également intimement liée au repositionnement du Japon sur la scène internationale. À partir des années 1970, donc, l’ensemble de la communauté scientifique japonaise active dans le domaine des sciences de l’homme est pleinement consciente des approches prônées jusqu’alors par des écoles distinctes. Ceci ne signe pas la mort de ces écoles et les distinctions des filières restent réelles, mais le dialogue devient institutionnellement possible.
Ajoutons à cela que si l’établissement du Musée national d’ethnologie traduit une globalisation et une ouverture concrète du discours anthropologique au monde, une jeune génération d’anthropologues va se réapproprier parallèlement les chasses gardées « culturelles » de l’ethno-folklore. Ils bénéficient d’un meilleur accès aux ouvrages de langues étrangères et nombre d’entre eux se rendent en Europe et aux Etats-Unis pour compléter leur cursus. Ils connaissent également une meilleure diffusion de leurs travaux en Occident. Le redémarrage économique du Japon leur est enfin doublement bénéfique. D’une part, il permet localement l’allocation importante de fonds à la recherche. D’autre part, le « miracle économique japonais » fascine l’Occident qui s’intéresse de manière renouvelée à l’Archipel.
Des motifs anciens d’étude de la culture japonaise, conceptualisés dans la première moitié du siècle, connaissent ainsi un grand regain d’intérêt :
- les structures de la famille nucléaire, comprise comme unité de base de la société japonaise (en opposition à l’individu comme unité de base de la société occidentale) ;
- les structures de la famille élargie (les individus, liés ou non par le sang, et habitant sous un même toit) et les relations entre les familles dans la communauté villageoise ;
- les structures du mariage, de la transmission héréditaire des biens et de la transmission du patronyme ;
- les structures de la communauté villageoise dans sa région ;
- les structures hiérarchiques de la société ;
- le rapport entre nature et culture, soit les structures de la relation du groupe à son milieu.
Parmi les chercheurs œuvrant sur ces questions, la figure la plus connue est certainement celle de Nakane Chie (1926-), dont l’ouvrage Relations humaines dans une société verticale (タテ社会の人間関係, 1967) a dépassé le million d’exemplaires vendus sur le sol japonais et a été traduit en 13 langues. Du point de vue de son volume, cette « anthropologie japonaise sur le Japon » n’est qu’un aspect mineur de la production scientifique des années 1970 qui s’intéresse par ailleurs massivement, comme ses homologues occidentales, aux questions globales de modélisation des sociétés humaines. Elle est pourtant spécifique et nettement mieux connue à l’étranger que ne l’est le reste de la production anthropologique japonaise de l’époque. Il est donc intéressant d’en souligner quelques traits.
Nakane condamne fermement le passé colonial de l’ethnologie japonaise et propose d’abandonner définitivement l’appellation « ethnologie » dans le contexte de l’après-guerre. Le terme renvoie selon elle aux années noires de la discipline et l’expression « anthropologie culturelle » doit être préférée après 1945. Cette option terminologique ne sera pas véritablement suivie, preuve en est faite avec la création du Musée national d’ethnologie.
Nakane et ses pairs rejettent également les discours de l’ethno-folklore d’avant-guerre, considérés à tort ou à raison comme trop peu viables scientifiquement. Ils travaillent pourtant sur les structures de la « culture japonaise », mais affirment ostensiblement leur filiation avec la sociologie japonaise des années 1930-1940 (Suzuki Eitarō notamment) revalorisant de la sorte les travaux jusqu’alors méconnus d’une discipline localement subalterne. Les motifs chers à cette discipline – ruralité et structures familiales traditionnelles notamment – occupent ainsi une place importante chez les anthropologues japonais travaillant sur le Japon durant la période de haute croissance. Un autre intellectuel d’avant-guerre a également une influence importante pour eux : le philosophe Watsuji Tetsurō (1889-1960) dont l’ouvrage Milieu (Fūdo 風土, 1935) s’intéresse à un supposé rapport spécifique et unique du Japon à la nature.
La projection, sur une société japonaise massivement urbanisée, des structures d’un monde passé traduit ainsi une quête renouvelée des survivances, chère à l’ethno-folklore d’avant-guerre. L’accent impérieux mis sur l’étude des traits de la japonité par ces nouveaux anthropologues est également propre à leur époque, marquée par le sentiment de réussite du « modèle japonais » à la suite du redémarrage économique et la volonté en Occident de chercher à en percer le mystère.
Ce courant anthropologique s’inscrit globalement dans une mode, celle des « nippologies » (nihonjinron 日本人論, littéralement « discours sur les Japonais »), visant à établir, par le biais d’un propos scientifique internationalisé, les spécificités et l’unicité de la culture nationale japonaise. Présents également dans les domaines de l’histoire, de la psychologie, de la géographie physique et humaine, de la philosophie ou de la sociologie, ces travaux vont fortement influencer les représentations du Japon dans les décennies suivantes et ne seront réellement déconstruits qu’à partir des années 1990, et essentiellement par des historiens (Amino Yoshihiko, Oguma Eiji) plutôt que par les ethnologues et anthropologues eux-mêmes.
La critique historiographique de ce récent soubresaut de nationalisme ethnologique ne traduit néanmoins pas encore l’unification des différentes écoles de la discipline. En 1982, le Centre de recherche sur la culture populaire japonaise, descendant direct des associations ethno-folkloriques pensées par Yanagita et Shibusawa, auxquelles il est amalgamé, est intégré à l’université de Kanagawa. Ainsi, alors que l’anthropologie japonaise semble progressivement s’être uniformisée, le discours purement ethno-folklorique est toujours représenté au sein des universités au Japon et il faut attendre l’extrême fin des années 1990 pour que le folklore ouvre véritablement ses portes au dialogue interdisciplinaire. D’une part, l’avènement d’une troisième génération d’ethno-folkloristes (Miyata Noboru (1936-2000), Tsuboi Hirofumi (1929-1988) et plus tard Akasaka Norio (1953-)) moins inféodée aux figures tutélaires que sont Yanagita et Shibusawa, rend la chose possible. D’autre part, l’intérêt d’autres disciplines des sciences humaines pour la question du « peuple » fait perdre à l’ethno-folklore sa première prérogative. Dans le domaine de l’histoire notamment, la traduction en japonais d’ouvrages s’inscrivant dans les courants de la microhistoire, de l’histoire des sensibilités et plus généralement de l’histoire sociale joue un rôle important de reformulation des pratiques. Plus spécifiquement encore dans le cas japonais, ce sont des historiens qui, isolément depuis les années 1970 mais de plus en plus massivement, relisent sous un jour nouveau et élogieux les travaux des ethno-folkloristes d’avant-guerre. Institutionnellement, le Japon fonde dans les mêmes années le Musée national d’histoire et de folklore (1981) avec, en son sein, un laboratoire de recherche interuniversitaire sur l’histoire japonaise dans lequel se retrouve l’ethno-folklore aux côtés de l’histoire et l’archéologie. Le processus de décloisonnement des disciplines s’illustre également ici à travers de nombreux projets collaboratifs, mais également le programme muséographique de l’institution fortement influencé par ces différents courants d’histoire sociale.
Ainsi, l’ethno-folklore des années 2000, plutôt que de continuer à exister en opposition à l’ethnologie, va plutôt réarticuler son discours pour offrir de manière complémentaire et non concurrente à l’histoire une étude des faits culturels non écrits (himoji bunka 非文字文化). Cette nouvelle option fait donc tendre in fine l’ethno-folklore vers le domaine des sciences humaines, et de l’histoire en particulier, ce que Yanagita Kunio lui-même appelait déjà de ses vœux dans les années 1940. Cette même option laisse ainsi le champ libre à l’anthropologie culturelle enseignée à l’université pour reprendre les terrains, dans et hors du Japon, précédemment occupés par l’ethno-folklore et l’ethnologie.
Cependant, malgré les importantes restructurations disciplinaires qu’a connues l’ethnologie durant la seconde moitié du XXe siècle, un trait tout à fait propre à l’ethno-folklore des origines, et plus spécifiquement au courant instauré par Yanagita, semble toujours vivant dans le Japon du XXIe siècle. Il s’agit de celui qui fait de cette discipline une pratique concrète et appliquée visant à répondre aux problèmes du Japon contemporain. À ce titre, il suffit de constater l’importance de l’étude des catastrophes, humaines et naturelles, chez les ethno-folkloristes japonais actuels. Le grand tremblement de terre de la région Hanshin-Awaji (Kōbe) en 1995, et plus encore le séisme et le tsunami qui ont ravagé le Nord-Est du Japon (Fukushima) en 2011, ont donné lieu à plusieurs centaines de monographies, d’articles et d’expositions rendant compte de l’histoire et du folklore de ces régions.
Fait intéressant en guise de conclusion, la grande majorité de ces titres ne se complaît pas dans une approche descriptive, mais souligne activement le rôle de la communauté locale dans la réponse aux catastrophes, dresse les cartes des temples et sanctuaires anciens qui ont survécu comme ils avaient survécu aux séismes précédents et propose des solutions « folkloriques » au trauma collectif sur la base des solutions adoptées et compilées par le passé. La lutte populaire engagée de l’ethno-folklore, réactualisant sa critique de l’incurie du gouvernement, incapable de répondre aux maux de la société, ne semble donc pas encore s’être complètement diluée dans les tendances globalisées de la recherche.