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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Anthropologies au Brésil : une brève introduction historique

Stefania Capone

CNRS/EHESS, CéSor

Fernanda Arêas Peixoto

Universidade de São Paulo

2019
Pour citer cet article

Capone, Stefania & Fernanda Arêas Peixoto, 2019. « Anthropologies au Brésil : une brève introduction historique », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article1788.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire des anthropologies au Brésil », dirigé par Stefania Capone (CNRS, CéSor) et Fernanda Arêas Peixoto (Universidade de São Paulo)

On compte au Brésil une grande diversité de pratiques anthropologiques. Plurielles, elles le sont par les thèmes, les terrains, les problématiques et les orientations. Si l’anthropologie brésilienne est surtout connue pour ses études sur les populations amérindiennes et les religions afro-brésiliennes, elle ne se limite pas à ces grandes traditions d’étude, mais inclut aussi l’anthropologie urbaine et rurale, l’anthropologie politique, entre autres. De sorte qu’il est difficile d’embrasser cet ensemble d’un seul regard, de l’articuler à une seule trajectoire historique. En fin de compte, pour retracer l’histoire de l’anthropologie au Brésil, il serait possible de remonter à la « découverte » du territoire plus tard appelé Brésil et de considérer la lettre écrite par Pero Vaz de Caminha au roi du Portugal, en 1500, comme le premier document « ethnographique » sur les nouvelles terres, auquel s’ajouteront les récits des voyageurs qui vont traverser le pays au cours des siècles suivants. Mais ne serait-il pas préférable de suivre la création des premières institutions scientifiques au XIXe siècle pour y situer les origines des recherches « anthropologiques » ? Et pourquoi ne pas mettre l’accent sur les universités créées tardivement, dans les années 1930, quand les spécialités et les disciplines se profilent de façon plus nette ?

Loin d’établir une histoire unique de l’anthropologie au Brésil, axée sur des repères chronologiques toujours contestables, cette introduction historique suggère plutôt l’existence de ramifications qui mènent à la consolidation de différentes traditions de recherche, de matrices de pensée plurielles, de lignes de divergences, à travers l’espace et le temps. Le premier défi, pour rendre compte de cette trame multiple, est de laisser cette hétérogénéité et cette complexité apparaître, faire de ces différences une boussole. Il s’agit ici d’esquisser une cartographie qui respecte la diversité régionale d’un pays aux multiples centres de production intellectuelle, en veillant aux écarts générationnels et institutionnels (musées, instituts, associations et universités), sans négliger les caractéristiques des acteurs : brésiliens ou étrangers, hommes ou femmes, noirs, blancs, métis ou amérindiens. Toute réflexion sur l’histoire de l’anthropologie au Brésil doit tenir compte des zones de frontière, des circulations entre savoirs « savants » et « artistiques », « érudits » et « populaires », « professionnels » et « amateurs », au cœur de la relation anthropologique entre « chercheurs » et « informateurs », sans naturaliser pour autant ces catégories. Il faut encore être attentif aux façons dont les idées et les pratiques circulent d’un territoire disciplinaire à l’autre (histoire, sociologie, archéologie, études littéraires, etc.), voire entre des terrains définis comme « scientifiques » et « politiques ».

Pour restituer l’épaisseur des scènes, des personnages et des productions de ce panorama des anthropologies pratiquées au Brésil, il importe de retracer les projets individuels et collectifs, d’ébaucher les domaines au sein desquels ils gravitent : l’ethnologie amérindienne ; l’anthropologie urbaine ; l’anthropologie rurale ; l’anthropologie des populations afro-brésiliennes ; celle des religions, du droit et de la politique ; de la science et des techniques ; du son et de l’image ; du genre et de la sexualité, entre autres désignations on ne peut plus variées qui évoluent en fonction de l’expansion des recherches et de leurs inspirations théoriques. Une des altérations sensibles, spécialement à partir des années 1990, est le développement des recherches réalisées hors du territoire national, alors que prédominaient jusque-là les enquêtes tournées vers les populations et les groupes locaux. Cela a aussi été rendu possible grâce à la politique scientifique de fondations étrangères, comme la Ford Foundation, implantée au Brésil en 1962, qui a financé des projets transnationaux, notamment en Afrique. Jusque-là, la plupart des recherches anthropologiques portaient sur « l’Autre chez soi », les « primitifs au cœur de la Nation », les populations amérindiennes ou les initiés dans les religions afro-brésiliennes.

Avant même que n’existent des espaces institutionnels consacrés à la formation des anthropologues stricto sensu, on recense une production de connaissances anthropologiques chez les naturalistes, les chroniqueurs, les missionnaires, les peintres, qui ont sillonné le Brésil à partir du XVIe siècle, et qui ont été les premiers à fixer et analyser certaines des dimensions fondamentales du paysage naturel, de la vie sociale et des manifestations culturelles brésiliennes. Évoquons des ouvrages emblématiques, tels que Viagem ao Brasil, de Hans Staden (1557) ; Viagem a terra do Brasil, de Jean de Léry (1574) ; Viagem pelo Brasil, de Carl Friedrich Philipp von Martius et Johann Baptist von Spix (1823) ; Viagem pitoresca através do Brasil, de Johan Moritz Rugendas (1834). Puis il convient aussi de tenir compte des folkloristes et autres figures savantes de la fin du XIXe et début du XXe siècle, y compris des juristes, des ingénieurs et des médecins, tels que Raymundo Nina Rodrigues (1862-1906) avec son ouvrage L’animisme fétichiste des nègres de Bahia (1900) et son héritier Artur Ramos (1903-1949).

La génération de penseurs qui, dans les années 1920 et 1930, ont produit des essais importants sur le processus de formation de la nation brésilienne – tels que Euclides da Cunha (1866-1909), Paulo da Silva Prado (1869-1943), Francisco José de Oliveira Vianna (1883-1951), Gilberto Freyre (1900-1987) et Sérgio Buarque de Holanda (1902-1982) – a profondément influencé les études anthropologiques au Brésil, mais aussi à l’étranger. De même des figures formées par les universités brésiliennes, qui venaient d’être fondées dans les années 1930, sont à l’origine d’études anthropologiques séminales en dépit de leur ancrage dans d’autres disciplines : c’est le cas du critique littéraire Antonio Candido (1918-2017) et du sociologue Florestan Fernandes (1920-1995). Ajoutons encore des noms consacrés du canon littéraire national, comme les poètes du modernisme de 1922, Oswald de Andrade (1890-1954) et Mário de Andrade (1893-1945), à qui l’on doit des théories originales sur la culture nationale, encore fécondes pour l’anthropologie contemporaine.

Par ailleurs, le Brésil a aussi été l’un des terrains privilégiés de plusieurs générations d’ethnographes et d’ethnologues étrangers qui ont parfois influencé les pratiques savantes locales, tels que les Allemands Karl von den Steinen (1855-1929) et Curt Nimuendajù (1883-1945), ou les Français Roger Bastide (1898-1974) et Claude Lévi-Strauss (1908-2009).

Outre les auteurs et leurs œuvres, les différents centres de production du savoir anthropologique font partie des histoires de l’anthropologie brésilienne – tels que le Museu Nacional (MN-UFRI) de Rio de Janeiro, l’Universidade de São Paulo (USP), l’Universidade Federal da Bahia (UFBA) ou l’Universidade Federal de Brasília (UNB), entre autres –, ainsi que les institutions, les centres et les associations scientifiques qui ont constitué des collections ethnographiques et organisé des cursus de formation. De même, les missions de recherche, les congrès et les revues permettent aux historiens de la discipline de redécouvrir des personnalités et des matrices de l’anthropologie aujourd’hui oubliées. Ce travail d’analyse de la formation du champ anthropologique ne peut, bien évidemment, faire l’économie de l’étude des articulations entre savants et institutions, chercheurs brésiliens et étrangers, qui précèdent l’institutionnalisation de l’anthropologie au Brésil. Les échanges entre Arthur Ramos et Melville Herskovits (1895-1963), aux États-Unis, et la création d’un champ transnational afro-américaniste dans les années 1930 et 1940 sont un exemple de cette histoire qui est beaucoup plus « globale » qu’on ne l’imagine.

Toute tentative de cartographie intellectuelle ne peut que faire ressortir les jalons historiques et les événements politiques qui ont infléchi la production des connaissances en général et de l’anthropologie en particulier, tant pour ce qui est de ses acteurs que de ses centres d’activité. La dictature instaurée par l’Estado Novo, à partir de 1937, a ainsi anéanti le vigoureux projet de l’Universidade do Distrito Federal, créée un an auparavant à Rio ; elle a également entravé le fonctionnement d’institutions implantées dans d’autres régions et persécuté les leaders communautaires et religieux. Les vents démocratiques qui soufflèrent à nouveau dans les années 1950 ont, au contraire, permis la création d’agences de financement de l’enseignement supérieur et de la recherche (les deux principales, la Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior –CAPES et le Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico – CNPq, ayant été fondés en 1951) et ont favorisé les rencontres organisées sous l’égide de la Sociedade Brasileira para o Progresso da Ciência (SBPC, 1948), ainsi que la première Reunião Brasileira de Antropologia (RBA), à l’origine de l’Associação Brasileira de Antropologia (ABA, 1955).

Le coup d’État de 1964 et le régime dictatorial qui en a découlé ont à leur tour restauré l’atmosphère d’interdictions et multiplié les persécutions dans l’université et en dehors. Cette répression s’est intensifiée après 1968, plusieurs personnalités, comme l’anthropologue Darcy Ribeiro (1922-1997), ont été destituées et contraintes à l’exil. Si les effets délétères de la violence politique (et policière) ont frappé aussi les populations autochtones et leurs organismes de protection, on n’en prendra la véritable mesure qu’après les travaux de la Comissão Nacional da Verdade, instituée en 2011 pour enquêter sur les violations des droits de l’homme commises par l’État brésilien entre 1945 et 1988. Aujourd’hui, le moment politique vécu par le Brésil, avec la réduction drastique des financements pour l’éducation et la recherche scientifique, entraîne une nouvelle menace pour le développement des sciences sociales et humaines au Brésil, considérées comme un vivier d’opposants au gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro (2019), dont les politiques contre les « minorités » (notamment amérindiennes et afro-brésiliennes) vont à contresens de celles menées par les gouvernements qui l’ont précédé.

Cela est sans compter sur les capacités de résistance de ce champ disciplinaire. Ainsi, bien que l’année 1968 soit marquée par l’exacerbation de l’arbitraire dictatorial, elle a aussi présidé au renforcement de la « pós-graduação », c’est-à-dire les deuxième et troisième cycles et la formation à la recherche dans les universités brésiliennes. De nouveaux diplômes de master et de doctorat en anthropologie furent créés, ceux qui existaient déjà furent reconfigurés. Par ailleurs, les projets collectifs de recherches d’envergure mis en place dans les années 1970, avec le soutien de fondations internationales comme la Ford Foundation, ont apporté leur pierre à la solidification de ce système de formation post-licence, au même titre que la création, en 1976, de l’Associação Nacional de Pós-Graduação e Pesquisa em Ciências Sociais (ANPOCS). Autant de facteurs qui ont stimulé la production anthropologique nationale en l’élargissant et en la diversifiant, un élargissement qui a aussi mené, grâce aux efforts brésiliens, à la création d’un mouvement mondial qui a rassemblé une trentaine d’associations professionnelles nationales d’anthropologie dans une association « globale », la World Council for Anthropological Associations (WCAA), fondée en 2004 à Recife.

Autant dire que l’espace et le temps sont les paramètres de cette cartographie des anthropologies pratiquées au Brésil, d’hier à aujourd’hui, qui ne peuvent être appréhendées qu’au travers de leurs connexions internationales. Sans chercher à en dresser une véritable synthèse, cette introduction [1] vise à suggérer des pistes et des trajectoires, que les lecteurs suivront selon l’ordre et la direction qu’ils estimeront les plus opportuns, chacun étant libre à son tour de créer de nouveaux liens et de nouvelles relations entre elles.




[1Tout comme les dossiers documentaires et les articles publiés par l’encyclopédie Bérose dans le cadre du thème de recherche « Histoires de l’anthropologie au Brésil ».