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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

Histoires croisées de l’anthropologie italienne (XIXe-XXIe siècle)

Giordana Charuty

EPHE, Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC)

2019
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Charuty, Giordana, 2019. « Histoires croisées de l’anthropologie italienne (XIXe-XXIe siècle) », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article1781.html

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Published as part of the research theme « History of Italian Anthropology », directed by Giordana Charuty (EPHE, IIAC).

L’anthropologie est identifiée, aujourd’hui, dans le champ universitaire italien sous une dénomination unique en Europe, les « sciences démo-ethno-anthropologiques », qui renvoie à un processus de construction, tantôt inscrit dans les dynamiques de formation et de circulation des savoirs à l’échelle européenne, tantôt replié dans une relative insularité. Plus qu’une date de naissance, les années 1870 sont un repère pour distinguer les deux grandes orientations dont la tension demeure prégnante jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La première emprunte aux sciences naturelles un modèle de scientificité renforcé par l’adhésion au darwinisme, pour insérer l’étude des peuples italiques dans une psychologie comparée des races humaines. La seconde privilégie les sciences historiques à travers le lien avec la philologie, pour faire reconnaître dans le champ académique cette nouvelle discipline – le folklore – qui participe en Europe à la conscience de soi des nations. Entre ces deux foyers d’institutionnalisation et de sociabilité intellectuelle, les frontières sont d’autant moins étanches qu’ils entendent l’un et l’autre, selon des styles opposés de vie savante, exercer une fonction de définition disciplinaire, d’uniformisation et de centralisation des recherches.

De nombreux travaux, depuis le milieu des années 1980, nous ont fait connaître les institutions, les traditions intellectuelles, les instruments de travail et les réalisations de ces entreprises parallèles. Leurs acquis peuvent être renouvelés par une lecture ethnographique des archives et des trajectoires biographiques, centrée sur l’interaction entre vécus de l’altérité et de l’intimité culturelles et choix des modèles qui permettent de les penser. Avec l’apport des correspondances et l’étude des revues, la reconstruction des réseaux de sociabilité professionnelle et militante au-delà du cadre national ainsi que l’attention aux mobilités individuelles permettent une approche plus fine des engagements politiques, intellectuels et culturels des savants, qu’il s’agisse d’universitaires, d’érudits ou d’amateurs. Dans une nation qui n’est pas constituée en État avant 1860, leurs alliances et leurs antagonismes dessinent de fortes polarisations régionales qui ont perduré durant près d’un siècle.

Autour du paradigme naturaliste

S’agissant d’instituer en Italie une science naturelle de l’homme, le premier rôle revient à l’entreprise animée par Paolo Mantegazza (1831-1910), jeune médecin universitaire originaire de Lombardie. En 1869, soutenu par l’historien Pasquale Villari qui œuvre à introduire le positivisme comme fondement des sciences humaines, il occupe à Florence la première chaire d’anthropologie et d’ethnologie associée à un musée-laboratoire. L’année suivante, la Società Italiana di Antropologia e di Etnologia (SIAE) et l’Archivio di Antropologia ed Etnologia viennent compléter un dispositif qui affirme la complémentarité des deux perspectives – celle des sciences naturelles, celle des sciences historiques – pour fonder une anthropologie générale sur le socle d’une anthropologie physique. L’ambition est d’articuler une multiplicité de savoirs, les uns orientés vers les critères de l’hominisation, les autres vers l’étude des cultures dans leur diversité. Cette institutionnalisation a été préparée par le mouvement d’idées qu’incarne le fédéraliste Carlo Cattaneo qui présentait, au début des années 1860, Darwin et le programme de la Société d’anthropologie de Paris dans sa revue Il Politecnico. Les liens politiques avec les intellectuels engagés dans le Risorgimento et les liens scientifiques avec l’École anthropologique de Paris permettent d’attirer à Florence, alors capitale intellectuelle internationale du nouveau royaume, des médecins, des zoologues, des juristes, des historiens, des géographes, des orientalistes. Ils organisent des expéditions orientées plutôt vers l’Orient (l’Inde, l’Indonésie, la Nouvelle-Guinée) et, quelques années plus tard, ouvriront d’autres chaires à Rome et à Naples, construiront d’autres spécialisations comme l’anthropologie criminelle de Cesare Lombroso à Turin, et d’autres musées comme celui de préhistoire et d’ethnographie du préhistorien Luigi Pigorini, ouvert en 1875 à Rome, la nouvelle capitale de l’Italie unifiée. Ils élaborent des instruments d’enquête pour une psychologie comparée des races humaines, ils écrivent les premiers manuels d’anthropologie et d’ethnographie – au sens que prend alors ce terme pour distinguer les enquêtes conduites en Italie –, suivis de diverses entreprises de vulgarisation de la médecine hygiéniste qui assureront la notoriété publique de Mantegazza.

C’est en termes de « superstitions » et de « préjugés » que la diversité des cultures populaires italiennes entre, alors, dans les champs d’intérêt de la société florentine. À l’initiative d’un disciple du sanskritiste Angelo De Gubernatis, conservateur du musée indien de Florence, une vaste « enquête sur les superstitions en Italie », lancée en 1887 par Mantegazza, invite à dresser un inventaire complet des « préjugés populaires » des classes sociales les moins instruites avec lesquelles les enquêteurs entretiennent une relation de connaissance intime. Il s’agit d’instruire une sorte de « confession générale », avant que l’uniformisation des modes de vie ne rende impossible toute enquête sur les origines des diverses « races » (stirpi) italiennes. De nombreux médecins répondent à l’appel prenant ainsi la relève des enquêtes conduites, aux siècles précédents, par les clercs. Caterina Pigorini Beri, sœur de Luigi Pigorini, reçoit le prix du meilleur mémoire, en 1890, pour son ethnographie des Marches appennines ponctuée d’une remarquable attention aux conditions d’accès à un savoir réservé à l’entre-soi de la culture villageoise. Le médecin Zeno Zanetti, qui a suivi les cours de Mantegazza durant sa formation à Florence, tient la chronique, dans une revue d’inspiration libertaire, des compétences reconnues aux femmes en matière de soins domestiques, qu’il découvre dans l’exercice de ses fonctions à Pérouse et sa région. La medicina delle nostre donne (1892) fait de la langue commune le premier mode d’accès à ces savoirs autres, dont il décrit minutieusement les gestes et les objets tout en retrouvant leurs équivalents dans les traités de l’ancienne médecine. Jugée d’une importance exceptionnelle, distinguée par un prix extraordinaire, l’enquête est publiée avec une préface de Mantegazza qui souligne l’intérêt des « superstitions médicales » comme lieu où cohabitent l’archaïque, l’ancien et la modernité.

De la philologie à la démologie

Parallèlement, le modèle de la philologie domine l’affirmation d’une autonomie des savoirs qui actualisent, dans le contexte italien d’unification nationale, l’étude des cultures européennes, soit dans la perspective de la mythologie comparée, soit dans celle de la science du folklore. Dans la première moitié du XIXe siècle, la collecte, la transcription, la traduction et la publication de chants et traditions narratives se sont inscrites dans la perspective promue par les Romantiques de Heidelberg d’un renouveau culturel comme prémisse d’un renouveau politique. Dans une Italie divisée et occupée, il s’agissait de retrouver le bien commun qui constitue l’unité du peuple. Ainsi, le journaliste, écrivain et lexicographe Niccolò Tommaseo (1802-1874) commence en 1832 une collecte dans la région de Pistoia en transcrivant ce que chantent les femmes, en particulier une certaine Béatrice, épouse de berger, qui improvise en octave. Elle aboutira à une publication – les Canti popolari toscani, corsi, illirici e greci (1841-1842) – inspirée par le travail du romaniste Claude Fauriel, rencontré au temps de son exil volontaire en France. Admirateur de George Sand, il est aussi l’ami d’Alessandro Manzoni dont les romans construisent une langue nationale, et publiera lui-même un grand dictionnaire de la langue italienne, entre 1861 et 1874. Adepte d’un catholicisme social, le populisme de Tommaseo met l’exaltation de l’oralité au service d’un patriotisme républicain et fédéraliste qui s’oppose à la politique unitaire de Cavour. À partir des années 1860, le transfert en contexte italien de la philologie allemande étaye la construction d’une nouvelle science en intégrant l’étude de la poésie chantée et des récits populaires pour compléter l’étude de toutes les littératures. Détenteurs d’importantes chaires universitaires à Pise, le médiéviste Alessandro D’Ancona (1835-1914) et l’antiquisant Domenico Comparetti (1835-1927) introduisent la rigueur de la science des textes. Cependant, D’Ancona appelle les lecteurs du quotidien qu’il dirige – La Nazione – à collecter toutes les traditions narratives d’une société localisée ou d’un ensemble régional, selon des règles précises d’enquête. Ces collectes vont nourrir la collection « Canti e racconti del popolo italiano » (1870-1891) que dirigent les deux philologues. On lui doit aussi une grande étude sur les formes médiévales du théâtre italien – Le origini del teatro in Italia (1891) –, en particulier le théâtre liturgique des « représentations sacrées » que, soixante-cinq ans plus tard, l’historien de la littérature et des traditions populaires Paolo Toschi (1893-1974) mettra en relation systématique avec le cycle annuel des cérémonies calendaires dans une nouvelle étude sur Le origini del teatro italiano (1955).

Dans le même temps, les ambitions explicatives de la mythologie comparée assurent la transition entre philologie et ethnographie. Souvent réduite à une formule – la « maladie du langage » – l’innovation du philologue et sanskritiste Max Müller consiste, avant tout, à identifier les mythes à un système linguistique et les dieux à des entités abstraites désignées par des métaphores lexicalisées qui assuraient, initialement, la description de phénomènes naturels. Domenico Comparetti, qui a favorisé la traduction italienne de la Comparative Mythology en 1880, reconstruit les légendaires d’Œdipe et de Virgile ainsi que la genèse de l’épopée nationale du Kalevala ; formé à Berlin, l’indianiste Angelo De Gubernatis (1840-1913) se réclame lui aussi de Max Müller et de Theodor Benfey pour construire à Florence le premier grand centre orientaliste de l’Italie unifiée. On connaît bien, désormais, les multiples centres d’intérêt de celui qui enseigne le sanscrit et la linguistique comparée. Il est l’ami du linguiste et philologue hongrois Géza Kuun qui introduit à Florence la turcologie hongroise et de la princesse roumaine Dora d’Istria qui publie des récits de voyage et des études sur la poésie ottomane. Mythographe, c’est aussi un voyageur en Europe centrale, un dramaturge et un poète fondateur de nombreuses revues, d’un musée indien, d’une société d’études asiatiques, puis d’une éphémère société et d’une revue d’étude des traditions populaires italiennes entre 1893 et 1895 pour valoriser ce champ d’études.

Toutefois, c’est en Sicile, avec Giuseppe Pitrè (1841-1916) et Salvatore Salomone-Marino (1847-1916) également médecins, qu’en relation avec les principaux centres européens, la « démologie » se construit de manière systématique – fixant pour longtemps les catégories de la vie sociale qui relèvent de son domaine – jusqu’à sa reconnaissance universitaire à Palerme, en 1911, sous le nom de « démopsychologie ». Identifier et collecter des objets témoins d’une forme de vie est le point de départ d’une exposition (1891) et d’un musée (1909) tandis que la Biblioteca delle tradizioni popolari siciliani (1870-1913) propose en vingt-cinq volumes thématiques une encyclopédie de la culture sicilienne, déclinée dans ses principaux registres expressifs et ses institutions sociales. En parallèle, une collection de « curiosités » (1885-1893) documente d’autres régions de la péninsule, de la Romagne aux Abruzzes, en passant par la Sardaigne. Une revue, l’Archivio per lo studio delle tradizioni popolari (1882-1909) – dont le premier numéro publie une lettre de Max Müller – permet son insertion dans le champ international tandis qu’une Bibliografia delle tradizioni popolari d’Italia (1894), saluée à Londres et à Paris, délimite la profondeur historique et fixe les axes thématiques d’une discipline qui porte sur la vie sociale du présent un regard informé conjointement par Tylor et par Müller, comme deux programmes de savoir complémentaires pour définir l’autonomie de son objet et de ses méthodes. Tributaire des théories romantiques dans sa conception de l’oralité populaire, Pitrè est aussi un acteur de la vie culturelle palermitaine où il relance les fêtes de Sainte-Rosalie. C’est en reprenant une grande partie des récits qu’il a collectés que le philologue américain Thomas Frederick Crane publiera, en 1885, une anthologie de contes de toute la péninsule italienne pour faire entrer dans le monde anglo-saxon le vaste domaine de l’oralité italienne.

L’encyclopédisme local

Bien avant et bien après la cristallisation de ces deux pôles florentin et sicilien, et parallèlement à la structuration des savoirs qu’ils mettent en place, il existe un intérêt que l’on peut qualifier d’ethnographique dans des registres de savoirs plus larges et des entreprises de transformation, progressiste ou conservatrice, des sociétés locales : « fausses croyances », inventaire des savoirs techniques, des usages juridiques locaux, des « superstitions et préjugés populaires », dans un souci de réforme morale et religieuse, pédagogique, sociale et politique tout autant que d’exaltation d’identités locales ou régionales. Ces entreprises sont, largement, dépendantes du processus complexe d’unification politique qui distingue l’Italie au sein de l’Europe des nations. Ainsi, l’enquête napoléonienne réalisée en 1811 dans les vingt-quatre départements qui composent alors l’éphémère royaume d’Italie, à partir d’une version simplifiée du questionnaire de l’Académie celtique, suscite dans le contexte de la restauration vaticane la publication d’un ouvrage, Usi e pregiudizi dei contadini della Romagna (1818), que son auteur, Michele Placucci, présente comme une œuvre facétieuse. L’historien et philologue Alessandro D’Ancona, puis Pitrè, la redécouvrent et ce dernier la réédite, en 1885, comme véritable enquête de folklore qu’il place en tête de sa collection de « curiosités ». Au début des années 1950, Paolo Toschi qui occupe, à Rome, la chaire de littérature et d’étude des traditions populaires, en reconstruira la genèse composite, à partir des réponses à l’enquête napoléonienne et de l’ouvrage antérieur d’un naturaliste – la Pratica agraria distribuita in vari dialoghi (1778) de l’abbé Giovanni Battara, ami des Lumières et correspondant de Linné. Battara présentait les coutumes paysannes de la région de Rimini sous forme de dialogues et transcrivait minutieusement les usages funéraires que sa fonction lui permettait d’observer, comme cette lamentation rituelle exécutée par une épouse au chevet de son mari défunt. Un document exceptionnel, notait Paolo Toschi en s’interrogeant sur la permanence d’un rituel pourtant interdit par l’Église, comme le fera bientôt Ernesto De Martino (1908-1965) à propos de la Lucanie. Les œuvres éclectiques et les fonds documentaires créés par ces figures mineures de l’encyclopédisme local demandent, donc, à être ressaisis dans un questionnaire attentif à la circulation des textes et des pratiques, en leur accordant la même attention qu’aux figures fondatrices.

Le populaire : premiers débats

Il convient, dès lors, de revisiter la pluralité des conceptions du « populaire » qui s’expriment, dans les années 1880, dans les échanges entre philologues médiévistes, orientalistes et ethnographes de l’oralité contemporaine, dans la mesure où la polarisation de l’historiographie sur les débats des années 1950 a effacé la complexité de ce moment antérieur. Les collectes d’inspiration romantique, tout comme les enquêtes de folklore ou de démologie qui les ont suivies, ont été identifiées par l’histoire culturelle contemporaine comme l’un des principaux instruments de construction identitaire de la nation, à l’échelle européenne. De fait, les nombreuses éditions de textes, dans leur version dialectale suivie de la traduction en italien standard, participent d’une « nationalisation » des Italiens qui reconnaît, dans le même temps, l’existence d’une diversité linguistique. Mais devenue un lieu commun, cette lecture fait écran à la singularité des itinéraires biographiques de ces savants qui attestent de la diversité d’aspirations politiques et de programmes de connaissance en établissant différentes mises en équivalence du poétique, du primitif, du populaire, du national.

Il suffit de souligner le contraste entre quelques figures pour en prendre la mesure. Figure d’un romantisme aristocratique, le diplomate Costantino Nigra (1828-1907) commence dans les années 1850 une enquête sur les chansons narratives piémontaises, poursuivie à distance à travers ses « collaborateurs » tout en se donnant, au fur et à mesure, des compétences de dialectologue et de philologue. Ses fonctions diplomatiques lui permettent d’entrer en relation avec les folkloristes et philologues européens ; Gaston Paris lui ouvre, en 1876, la revue Romania tandis qu’il adoptera les catégories de Crane, avant la typologie que proposera l’école finnoise, pour publier ses Canti popolari del Piemonte (1888) qui déclenchent une discussion européenne sur le strambotto, comme forme de versification populaire et savante. Ce Piémontais, acteur de l’unification politique aux côtés de Cavour, adhère à la thèse ethnique du substrat celtique pour distinguer une tradition épique et narrative propre à l’« Italie supérieure » intégrée dans un ensemble de pays romans à substrat celtique – France, Provence, Catalogne et Portugal – à la différence des populations italiques de l’Italie « moyenne » et « inférieure » où prévaudrait le chant lyrique amoureux.

C’est une autre thèse que soutient le médiéviste D’Ancona, dans son étude sur La poesia popolare italiana (1878). Seuls le strambotto et sa forme redoublée, le rispetto, relèvent, selon lui, de la catégorie du populaire : il en localise la « patrie primitive » et la « forme originaire » en Sicile pour en suivre la « remontée » en Toscane, où il perd son habit dialectal pour, ensuite, se populariser à nouveau dans toute la péninsule. Ce parti pris diffusionniste lui permet d’énoncer des propositions très neuves – et toujours d’actualité – sur la contemporanéité du « populaire » et du « littéraire », sur la circulation des formes culturelles entre milieux sociologiques contrastés, et surtout, sur l’importance de l’écrit, manuscrit et imprimé, pour relancer l’oralité. D’Ancona a entretenu une étroite et durable amitié avec le grand philologue russe Aleksandr Veselovskij, amorçant ainsi la remarquable réception, en Italie, des recherches développées par les linguistes et les folkloristes russes au tournant du XXe siècle.

Quant à Angelo De Gubernatis, artisan de la construction d’un orientalisme italien, au cœur d’une sociabilité internationale d’élites savantes aristocratiques, dont témoignent ses voyages, son immense correspondance, sa bibliothèque, ses publications à Londres et à Paris, il entend, à la toute fin du XIXe siècle, faire de l’étude de la différence « populaire » un instrument de valorisation culturelle de la mosaïque bien vivante des usages du peuple des campagnes et des villes, autant dire de résistance à l’uniformisation des modes de vie.

Classer les objets, comparer les religions

Rétablir les trajectoires existentielles et intellectuelles des figures de fondateurs ou de refondateurs, en explorant et croisant les divers fonds d’archives disponibles, conduit à repenser des moments-clés de cette histoire des savoirs de l’altérité, interne et externe, en construction permanente. Grâce à l’ouverture des archives du musée Pigorini, la figure de Lamberto Loria (1855-1913), issue du cercle savant de Mantegazza, n’est plus celle d’un explorateur de populations lointaines, brusquement converti à l’exotisme chez soi. Dans l’historiographie du milieu des années 1980, l’année 1911, avec le premier congrès d’ethnographie italienne organisé à Rome par Loria et la fondation de la revue Lares, s’imposait comme une césure dans le processus d’autonomisation des sciences de la culture dont les promesses, confrontées à l’instauration d’un racisme d’État, n’avaient pu être tenues. Plus récemment, l’édition du journal de ses expéditions en Nouvelle-Guinée, la reconstruction de sa contribution à la mission de 1905-1906 en Érythrée ainsi que les archives qui documentent l’exposition ethnographique de Rome (1911) pour le cinquantenaire de l’unité italienne permettent d’interroger la continuité d’un projet scientifique à travers le passage d’une intense activité de collecte d’artefacts à l’appréhension de la vie sociale par les objets, dans des univers culturels aussi bien lointains que proches.

Il convient, de la même façon, grâce aux nombreuses données biographiques désormais disponibles, de repenser la figure et les fonctions assumées par Raffaele Pettazzoni (1883-1959), dans l’entre-deux-guerres puis tout au long des années 1940-1950, dans la construction institutionnelle et scientifique d’une voie italienne d’anthropologie religieuse, nettement différenciée de la sociologie durkheimienne. Durant le Ventennio, outre l’instauration d’une « science de la race » et la mise en place d’un folklorisme en congruence avec la pédagogie du régime, le Vatican entendait faire de l’ethnologie une science auxiliaire de l’entreprise missionnaire, à rénover en s’appuyant sur l’école historico-culturelle de Vienne animée par Wilhelm Schmidt et ses missionnaires ethnographes. En opposition à ces investissements idéologiques, l’école romaine d’histoire des religions dont Raffaele Pettazzoni a entrepris la construction à partir de 1924 apparaît comme le « lieu » où est, alors, préservé le projet comparatiste inhérent à l’humanisme ethnographique. La formation qu’il se donne entre Bologne et Rome, au tournant des XIXe et XXe siècles, montre l’attrait que pouvait exercer l’orientalisme, bien au-delà de la spécialisation dans une compétence rare. Jeune étudiant socialiste, originaire d’une famille modeste, la lecture de Max Müller, dans la traduction française de Renan, et les cours de l’orientaliste Francesco Pullè (1850-1934), disciple de De Gubernatis, ont éveillé son intérêt pour l’immense projet formulé par Müller – « établir une science des religions qui reposera sur la comparaison de toutes les religions de l’humanité... » – qu’il fera sien en définissant, pas à pas, une méthode comparatiste fondée, non plus sur la philologie, mais sur la méthode historique. Une formation à l’archéologie et à toutes les disciplines que fédère la Société romaine d’anthropologie, associée à d’immenses programmes de lecture, à la rencontre personnelle avec les membres de la communauté scientifique internationale lors des congrès d’histoire des religions et à des contributions dans les grandes revues internationales, comme la Revue française d’histoire des religions, témoignent de la rare aptitude de celui qui se réclamera de « l’Italie du travail » à l’austérité d’un style universitaire de vie savante, fort éloigné des sociabilités aristocratiques. Également présent parmi les fondateurs de l’ethnographie italienne, en particulier parmi ceux de la revue Lares, c’est un contributeur remarqué au congrès de 1911 (Rome) comme à celui de la Folk-Lore Society en 1928 (Londres), avant de présider celui de 1929 à Florence auquel assiste Arnold Van Gennep. Opposée à une lecture en termes de survivances, l’herméneutique qu’il s’emploie à définir rassemblera autour de lui bon nombre d’étudiants qui deviendront des anthropologues professionnels dans les années 1950-1960. Le jeune Giuseppe Cocchiara (1904-1965) lui doit son séjour d’études à Londres et De Martino adaptera, à sa façon, la leçon comparatiste pour libérer le religieux de toute définition monothéiste ou des idéologies qui en tiennent lieu. Car Pettazzoni est aussi le très actif artisan d’une implantation universitaire de l’ethnologie, à travers la création en 1942 de l’Institut pour les civilisations primitives et de l’École de perfectionnement en sciences ethnologiques qui entrera en fonction après la Seconde Guerre mondiale. L’enseignement à partir des ethnographies de langue allemande, anglaise, française disponibles sur l’Afrique, l’Amérique, l’Asie, l’Océanie, est initialement dispensé par lui-même et quelques assistants qui ont une brève expérience de terrain, comme Vinigi Lorenzo Grottanelli (1912-1993) en Éthiopie. L’enjeu est alors de préserver une indépendance scientifique par rapport aux politiques d’expansion coloniale, à la différence de l’ethnologie coloniale implantée à Florence et à Naples, au sein de la Société africaine d’Italie et de l’Institut universitaire oriental où, à la plus ancienne école de sinologie de toute l’Europe, s’est ajouté un pôle important d’études arabo-islamiques avec ses deux chaires d’études éthiopiennes et d’études berbères. On note, ainsi, la présence de Pettazzoni au congrès international de sciences morales et historiques, dit congrès « Volta », où est discuté, juste avant la publication du Manifeste de la race [1] (1938), le paradigme fonctionnaliste à partir de deux contributions envoyées par Malinowski, pour fixer les critères d’analyse des problèmes posés par les politiques de colonisation. Après la guerre, se formeront dans le cadre de cet Institut pour les civilisations primitives quelques-uns des anthropologues qui vont construire les diverses orientations de la discipline dans les années 1970 : aussi bien la nouvelle « démologie » d’Alberto Cirese (1921-2011), l’anthropologie culturelle avec l’américaniste Tullio Tentori (1920-2003), l’anthropologie médicale avec Tullio Seppili (1928-2017) rentré de son exil au Brésil que l’anthropologie religieuse avec Clara Gallini (1931-2017) qui a succédé à De Martino à Cagliari, après avoir été son assistante.

Le Sud, laboratoire des sciences de la culture

La chute du fascisme entraîne une conversion politique des études ethnologiques à travers une redécouverte de la question méridionale dont Villari avait été l’un des premiers penseurs. La rupture du second après-guerre est significative de la nécessité de défaire l’emprise de la propagande d’État qu’a incarnée un Raffaele Corso (1885-1965) dont il conviendrait de mieux évaluer les différentes fonctions que son œuvre a pu assumer. Revisiter, en croisant plusieurs fonds d’archives, l’œuvre-vie d’Ernesto De Martino, figure perçue rétrospectivement comme fondatrice de l’ethnologie chez soi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, conduit à repenser les continuités et les césures produites par cette traversée de vingt ans de fascisme. L’élection du Mezzogiorno comme terrain ethnographique pour une pratique d’enquête pluridisciplinaire relève de la conjonction entre la prise de conscience des dénivellements culturels à l’intérieur de l’État italien à partir d’une œuvre littéraire – celle de Carlo Levi –, d’une réflexion d’histoire sociale et politique qui déculpabilise l’intérêt pour le folklore défini comme la vision du monde construite par le peuple à partir des conflits de classe – selon la lecture qu’en donnait Gramsci – et de l’appartenance à cette école d’histoire des religions qui a constitué un front d’avant-garde intellectuelle dans les années 1920.

La rupture avec les études de traditions populaires, auxquelles le régime mussolinien a accordé une remarquable reconnaissance académique par la création de trois enseignements universitaires, et en particulier la critique des travaux de Paolo Toschi (1893-1974), est d’ordre épistémologique, idéologique et esthétique. Les débats sur la culture populaire à partir de l’opposition gramscienne entre hégémonie et subalternité alimentent, durant les années 1950, la mobilisation des intellectuels de gauche pour le renouvellement des valeurs et des langages expressifs. Les collectes d’ethnomusicologie, la photographie néoréaliste, la réécriture des traditions narratives par les avant-gardes littéraires sont autant de modalités de recréation du poétique, selon le principe primitiviste que formulait Cesare Pavese : « ramener les mots à la netteté solide et nue du temps où l’homme les créait pour s’en servir ». Dans le même temps, histoire des religions et ethnologie chez soi substituent à l’essentialisation des peuples-nations, l’étude comparative des « formations de compromis » qui traversent l’histoire religieuse des sociétés méditerranéennes et celle des formations syncrétiques qui accompagnent, hors d’Europe, les mouvements de décolonisation. En créant des chaires d’histoire des religions et d’ethnologie, les universités de Bari et de Cagliari donneront tardivement une assise universitaire aux chercheurs qui, formés comme De Martino et Vittorio Lanternari (1918-2010) à l’école de Pettazzoni, imposent une voie italienne dans le champ international de l’étude des syncrétismes religieux qui dialogue, de manière privilégiée, avec les ethnologues et les sociologues français (Michel Leiris, Alfred Métraux, Roger Bastide, Georges Balandier).

Parallèlement à cette renaissance autochtone, dans le cadre du Fullbright Program – la commission américaine pour les échanges culturels avec l’Italie – de jeunes chercheurs italiens sont accueillis dans des universités étatsuniennes tandis que des chercheurs américains entreprennent des études de communautés en Italie en privilégiant, eux aussi, le Mezzogiorno. On connaît bien, à travers le cas de Matera, la manière dont une forme historique de sous-développement devient le laboratoire de théories qui traversent toutes les sciences sociales – histoire, sociologie, psychologie, économie, ethnologie, architecture – pour articuler une utopie moderniste aux modes de vie traditionnels. C’est là que Tullio Tentori, alors conservateur au musée Pigorini, réalise sa première étude d’une communauté inspirée par les travaux de Robert Redfield – qui l’invitera peu après à Chicago – dans le groupe de recherche coordonné, entre 1952 et 1955, par Friedrich Georg Friedmann (1912-2008), juif allemand exilé en Italie, puis aux États-Unis, et l’urbaniste Adriano Olivetti, dans le cadre de l’UNRRA-CASAS (United Nations relief and Rehabilitation Administration – Comitato Administrativo Soccorso Ai Senzatetto). De ces premières confrontations va naître, dans les années 1960, une anthropologie culturelle d’inspiration nord-américaine qui prend la relève des études de communautés, souvent conduites dans les années 1950 par des chercheurs étrangers ayant, dans leur trajectoire biographique, des liens avec l’Italie. Ainsi, Edward Banfield (1916-1999) qui a fait toute sa carrière à Chicago et à Harvard, peut s’appuyer sur son épouse, fille d’émigrés italiens de la région de Salerne, pour son enquête à Chiaromonte, en Basilicate, car elle en comprend le dialecte. The Moral Basis of a Backward Society (1958) identifiait comme cause de la misère du Sud une structure sociale fondée sur l’hégémonie familiale, au détriment d’une morale du bien commun – le « familisme amoral » –, thèse alors rejetée par la plupart des chercheurs italiens, et qui a été au centre d’un débat international qui fait retour aujourd’hui.

Dans le même temps, le Vatican poursuit son investissement dans la formation à l’ethnologie de ses missionnaires. Vinigi Lorenzo Grottanelli quitte, en 1948, l’Institut oriental de Naples où il donnait un cours sur les religions et les institutions indigènes d’Afrique, pour occuper une chaire d’ethnologie et d’histoire des religions à l’université Urbaniana du Vatican jusqu’en 1984. C’est dans ce cadre qu’il présentera les travaux de la Mission ethnologique italienne au Ghana (MEIG) créée en 1954 à l’initiative de Meyer Fortes, et qu’il dirigera jusqu’en 1975. Elle servira de terrain d’apprentissage aux africanistes italiens.

Au prisme des revues

Les revues, on le sait, sont un instrument essentiel d’élaboration du savoir, de mise à l’épreuve des premiers résultats d’une recherche, de débats et de construction d’une mémoire disciplinaire. Pour le XXe siècle, la revue Lares, née en 1912 à l’initiative de Lamberto Loria comme bulletin de la Société d’ethnographie italienne, longtemps dirigée par Paolo Toschi et de nouveau active après avoir été suspendue à plusieurs reprises, paraît la plus représentative de ces différents objectifs. Le rôle assuré par une revue mineure, Il folklore italiano (1925-1945) fondée à Naples par Raffaele Corso, est à réévaluer et l’on connaît celui de la plus importante revue d’histoire des religions, Studi e materiali di storia delle religioni, fondée en 1925 par Raffaele Pettazzoni ; elle a, notamment, accueilli les grands articles de réflexion épistémologique de De Martino. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une brève revue d’Eugenio et Alberto Mario Cirese, La lapa (1953-1955), marque le rôle qu’entendait occuper Alberto Cirese dans ce moment de refondation de l’anthropologie et qu’il a assuré par son enseignement et ses travaux.

La floraison de revues des années 1970-1980 traduit l’implantation des sciences démo-ethno-anthropologiques dans toute la péninsule et leur structuration selon des alliances entre grands pôles universitaires. Uomo e cultura (1968) est animée à Palerme par Antonino Buttita (1933-2017), avec une accentuation particulière des rapports entre anthropologie, linguistique et sémiotique, et une adhésion à l’orientation structuraliste. L’Uomo. Società, tradizione, Sviluppo (1977), fondée par Grottanelli à Rome, entend donner la priorité à l’étude du changement culturel. La Ricerca folklorica (1980) du linguiste et dialectologue Glauco Sanga (né en 1947) est éditée à Brescia, la Rivista di antropologia medica (1988) est créée par Tullio Seppilli à Pérouse comme organe de la Société italienne d’anthropologie médicale.

En Italie même, les chercheurs ont diagnostiqué de manière récurrente un « retard » de l’anthropologie par rapport aux normes internationales, souvent attribué au poids du néo-idéalisme incarné par Benedetto Croce : retard de l’affirmation des sciences sociales en général, retard dans l’ouverture à d’autres domaines – l’économie, la parenté – que le religieux, retard dans l’adhésion à une pratique intensive du terrain, retard dans la recherche hors de la péninsule. Ne serait-il pas plus fructueux de relire, d’un regard neuf, les itinéraires intellectuels et existentiels d’auteurs que la mémoire disciplinaire a figés dans quelques formules simplificatrices, pour retrouver l’urgence des questions qui circulaient des uns aux autres, pour documenter au plus près les méthodes de travail et les formes internationales de confrontation des savoirs mises en place pour réaffirmer un projet critique, dans des contextes historiques spécifiques ? On mesurera l’ampleur de l’effort nécessaire en rappelant, simplement, que le congrès international d’histoire des religions qui devait se tenir à Rome en 1952 fut jugé « inopportun » par le conseil des ministres du temps et qu’avec sa férocité habituelle, De Martino commentait cette interdiction dans les colonnes de l’Unità en constatant ce qu’il en coûtait d’habiter dans une « ville sacrée »...

Quelques orientations bibliographiques (non exhaustives)

Aa.Vv., 1985. L’antropologia italiana. Un secolo di storia, Bari, Laterza.

Alliegro Enzo Vinicio, 2011. Antropologia italiana. Storia e storiografia, 1869-1975, Florence, SEID editori.

Charuty Giordana, 2009. Ernesto De Martino. Les vies antérieures d’un anthropologue, Marseille, Éditions Parenthèses / Maison méditerranéenne des sciences de l’homme.

Cirese Alberto Mario, 1973. Cultura egemonica e culture subalterne, Palermo, Palumbo.

Clemente Pietro, Meoni M.L.& M. Squillacciotti, 1975. Aspetti del dibattito sul folklore in Italia nel primo decennio del secondo doppoguerra : materiali e prime valutazioni, Sienne, Università degli studi.

Dei Fabio, 2012. « L’antropologia italiana e il destino della lettera D », L’Uomo. Società Tradizione Sviluppo, vol. 1-2, p. 97-114.

Dimpflmeier Fabiana & Sandra Puccini, 2018. Nelle mille patrie insulari. Etnografia di Lamberto Loria nella Nuova Guinea britannica, Roma, CISU.

Etnologie française, 1994. « Italia. Regards d’anthropologues italiens ».

La Ricerca Folklorica, 1995. “ Alle origini della ricerca sul campo. Questionari, guide e istruzioni di viaggio dal XVIII al XX secolo”, n° 32.

L’Uomo. Società Tradizione Sviluppo, 2012. « Il presente e il futuro dell’antropologia italiana : testimonianze e prospettive », vol. 1-2.

Palumbo Berardino, 2018. Lo strabismo della dea : antropologia, accademia e società, Palerme, Edizioni Museo Pasqualino.

Panetta Ester, 1974. L’Italia in Africa. Studi Italiani di Etnologia e Folklore dell’Africa orientale, Eritrea, Etiopia, Somalia, Rome, Istituto Poligrafico dello Stato. 2 vol.

Puccini Sandra, 2006 [1998]. Il corpo, la mente e le passioni. Istruzioni e norme per la documentazione, l’osservazione e la ricerca sui popoli nell’etno-antropologia italiana del secondo Ottocento, Rome, CESU.




[1On désigne ainsi le texte publié le 14 juillet 1938 de manière anonyme, puis republié le 5 août 1938 dans la revue La difesa della razza avec la signature de dix savants qui se rallient au racisme d’État du régime fasciste. La prescription du terme « race » dans une acception exclusivement biologique s’accompagne de la proscription du terme habituel « stirpe ». Parmi les signataires figure l’anthropologue Lidio Cipriani de l’université de Florence. Le manifeste ouvre la voie à la promulgation des lois antisémites, un mois plus tard.