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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

Gaston Vuillier et les folkloristes

Claudie Voisenat

IIAC-LAHIC, Ministère de la culture, Paris

2007
To cite this article

Voisenat, Claudie, 2007. « Gaston Vuillier et les folkloristes », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article177.html

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Published as part of the research theme “Networks, Journals and Learned Societies in France and Europe (1870-1920)”, directed by Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) and Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages)

En 1937, Arnold Van Gennep, dans la Bibliographie méthodique de son Manuel de folklore français contemporain souligne d’une courte note la spécificité et la valeur ethnographique de l’article publié par Vuillier en 1899 dans le Tour du Monde, “Chez les magiciens et les sorciers de la Corrèze”. Il en salue la méthode : un enquête directe excellente.
Et il est vrai que le témoignage de Vuillier semble aujourd’hui d’une étonnante modernité, non pas tant par les informations qu’il renferme, certainement pas par ses tentatives de théorisation ou de généralisation très marquées par son époque, mais par la posture ethnographique de l’auteur, par son affirmation en tant que sujet dans le processus même de l’enquête, et par son écriture qui prend souvent la forme d’un journal à propos duquel il écrit: “Afin de transmettre plus fidèlement mes impressions, je détacherai au fur et à mesure des feuillets de mon album de peintre” [1]
À cet égard, des trois articles que Vuillier consacrera au Limousin (“En Limousin, paysages et récits” en 1893, “Chez les magiciens et les sorciers de la Corrèze” en 1899 et “Le culte des fontaines en Limousin” en 1901), le second est incontestablement le plus remarquable. En 1899, Vuillier réside depuis plusieurs années à Gimel, il a déjà commencé à acheter les terres qui bordent les cascades et il a déjà affronté à leur sujet l’hostilité d’une partie de la population. Bref, intituler l’article “Chez les magiciens et les sorciers de la Corrèze...” n’est pas un vain mot. Les hommes dont il parle sont ses propres voisins et il a assisté ou participé aux événements qu’il narre !
Pourtant, ce texte, loin de tomber comme une météorite dans la mare du folklore, semble avoir été totalement ignoré par ceux qui tiennent alors le haut du pavé dans le milieu restreint de ce que l’on appelle alors folklore, tradition populaire, littérature orale et ethnographie traditionnelle...
De façon générale d’ailleurs, si chaque nouvelle publication de Gaston Vuillier est très largement saluée par la presse généraliste et artistique, les revues de folklore qui ont commencé à se développer dans les années 1880 n’en disent pas un mot. Ainsi, si la Revue des traditions populaires [2] ne manque jamais de faire un compte rendu de chaque publication de Giuseppe Pitré, voire même de celles de sa fille Maria, si chaque livraison de la revue palermitaine Archivio per lo studio delle tradizioni popolari est mentionnée soigneusement, La Sicile de Vuillier ne sera jamais citée, ni dans la bibliographie où sont publiés les comptes rendus, ni dans les ouvrages reçus qui sont seulement annoncés. De même, quelques années plus tard, alors que l’ouvrage de l’abbé Gorse sur le Limousin [3] - dont il est pourtant dit qu’il n’a pas été écrit pour des traditionnistes - et celui de Louis de Nussac sur les fontaines en Limousin [4] ont eu l’honneur d’un compte rendu, le texte de Vuillier sur le culte des fontaines ne sera pas même indiqué dans la rubrique créée en 1900, celle des “articles à signaler” et qui est justement destinée à attirer l’attention sur des papiers publiés dans des revues non spécialisées mais susceptibles d’intéresser les folkloristes.
Mélusine, autre revue d’importance, dirigée par Eugène Rolland [5] et Henri Gaidoz [6], grand rédacteur de comptes rendus plus ou moins féroces, n’est pas plus prolixe et à se fier à ces sources, Vuillier semble avoir été, de façon assez incompréhensible, un parfait inconnu pour les folkloristes français de l’époque.
Cette constatation est d’autant plus troublante que Paul Sébillot (1843-1918), l’homme fort du folklore, directeur de la Revue des traditions populaires et chef de file de la société du même nom était lui-même un ancien peintre de paysages, qu’il avait exposé dans les mêmes salons que Vuillier, les mêmes années (de 1878 à 1883), qu’il avait été critique d’art, membre de l’association des journalistes républicains et de la Société des gens de lettres. Il est donc difficile de croire que les deux hommes ne se connaissaient pas. D’autant plus, que, de son côté, Vuillier n’est pas totalement étranger aux milieux qui s’intéressent à ce nouveau champ disciplinaire. En 1892, à l’occasion de son voyage en Sicile, le ministère de l’Instruction publique lui accorde ainsi une mission, dans le but explicite de mener des recherches ethnographiques.
Dès lors, comment expliquer ce silence des milieux autorisés?
Il faut dire que depuis le début des années 1880, les études sur les traditions populaires connaissent un développement considérable, une tentative sans précédent, sous l’impulsion d’Eugène Rolland tout d’abord, de Paul Sébillot ensuite, d’ériger ce passe-temps d’érudit local en discipline à part entière. Or, comme le note très justement Henri Gaidoz, Eugène Rolland a fortement contribué à fixer les modalités d’une écriture considérée alors comme scientifique.
“Rolland n’a pas seulement fait école pour la recherche, la délimitation et la classification des faits de folk-lore; il a aussi fourni des modèles aux publications de cet ordre. Avant lui, sauf de rares exceptions (surtout au début du XIXe siècle sous l’influence de l’Académie celtique et de ses questionnaires), on présentait les faits de folk-lore dans une rédaction plus ou moins fleurie, et les réflexions morales et le commentaire comparatif se mêlaient à la superstition ou à l’usage rapporté. Rolland, à l’imitation de quelques travaux d’Allemagne, se bornait à rapporter la chose sans fioriture ni commentaire, avec la seule indication de la provenance. On peut voir, par les ouvrages publiés aux environs de 1880 et après, comme sa méthode fut observée et suivie” [7].

Et de fait, un genre allait ainsi être fixé pour quelques décennies : les enquêtes se font par questionnaire auprès d’un réseau soigneusement entretenu d’érudits et de notables locaux, de prêtres et d’instituteurs, tous bénévoles, tous conviés à apporter leur contribution à la revue qui joue le rôle d’organe fédérateur. Lorsque la moisson était assez ample elle donnait lieu à une vaste compilation et c’est ainsi que naquirent ces monuments encyclopédiques que sont la Faune et la Flore de Rolland, gigantesque dictionnaire lexicographique, ou le Folklore de France de Paul Sébillot. Dans ce contexte, l’information recueillie directement est assez rare pour être soulignée comme un fait d’exception.
“On peut remarquer dans la Faune et la Flore que de nombreuses formes dialectales et des faits divers d’usage ou de superstition sont accompagnés de la mention r. p. Cela signifie”recueilli personnellement“. Rolland pratiquait ce que les nihilistes russes d’un autre point de vue appellent”aller dans le peuple“. Lorsqu’il rencontrait un homme du peuple qu’il voyait, au premier mot, être un bon patoisant fils de la terre, que ce fût un camelot, un marchand au panier ou tout autre professionnel de la rue, ou qui que ce fût du peuple, il l’engageait pour en tirer du folk-lore, à raison de quarante sous l’heure ou environ. Il ne lui donnait ni son nom ni son adresse, ce qui eût pu être dangereux; il le menait au café ou au cabaret, en commandant et en renouvelant des consommations et là, son carnet en main, il pratiquait l’interrogatoire de l’homme qu’il avait”levé“pour employer un terme de chasse. Ainsi s’explique la richesse de formes dialectales pour les noms d’animaux et de plantes que donne Rolland.” [8].

Sébillot, quant à lui, fait bien l’effort d’aller jusqu’en Bretagne recueillir ses contes populaires. Il faut dire qu’il y possède une maison de famille où il va passer tous les étés. Il trouve ses informateurs au plus près, l’une des plus importantes étant la bonne qui le vit naître et s’occupa de lui enfant. Pour le reste, il recueille les contes au hasard des rencontres auprès de servantes, de la fille d’un jardinier...
Ces pratiques, très largement répandues chez les folkloristes, ne manquent pas d’être, à l’époque, brocardées par Jean-Marie Déguignet (1834-1905), ancien mendiant, conteur lui-même et très étonnant auteur des Mémoires d’un paysan Bas-Breton.
“Lorsque je lis les récits de ces chercheurs de légendes bretonnes, je suis de plus en plus certain qu’ils n’ont rien vu de ce qu’ils rapportent et qu’ils ont été mystifiés et roulés par les vieux malins et les vieilles ivrognesses en tout et partout. Je ne vois rien dans leurs récits qui soit conforme à la réalité... Mais pour de l’argent, il [un de ces messieurs brouilleurs de légendes bretonnes] trouvera toujours de vieilles femmes qui lui conteront là-dessus comme elles lui ont conté sur autre chose autant de sottises et d’inepties qu’il en voudra, puisque ces sottises et ces inepties paraissent amuser beaucoup les savants” [9].

Quoi qu’il en soit, il est alors de bon ton de publier ces faits - plus ou moins heureusement recueillis et sélectionnés - sans interprétation, sans critique et sans comparaison, dans un style aussi dépouillé que possible. Ce parti pris n’est cependant pas du goût de tous les folkloristes et dès 1887, un groupe de membres de la Société des traditions populaires fait dissidence pour aller fonder, autour d’Henri Carnoy et d’Émile Blémont; sa propre revue, La Tradition. Le programme exposé dans le premier numéro est révélateur des tensions internes de ce milieu en formation :
“Plusieurs Sociétés et Revues ont actuellement pour objet la Tradition populaire; mais toutes se restreignent systématiquement à la production pure et simple de documents originels, sans avoir cure ni tenir compte de la valeur et de l’emploi de ces matériaux dans l’œuvre supérieure de l’Art et du progrès. Elles estiment ne pouvoir rester rigoureusement scientifiques qu’en restant étroitement empiriques... Ce ne sont pas des Revues, à proprement parler; ce ne sont que des Recueils... Il ne suffit pas qu’une chose ait été contée à un passant sur le bord d’une route par une petite gardeuse d’oie ou par un vieux loup de mer, pour que cette chose ait un intérêt et mérite d’être imprimée... L’évolution de la Tradition vers la Science et l’Art offre à nos travaux le champ le plus vaste et le plus fertile... Et quelles figures sympathiques, que ces personnages de transition, d’une nature à la fois si délicate et si franche, si aristocratique et si familière, qui, tels que Charles Nodier et Gérard de Nerval, servent d’intermédiaire entre le sentiment des cœurs simples et l’intelligence des esprits cultivés, entre les aspirations du sublime et les sérénités du beau” [10].

Mais ce sont justement ces personnages de transition qui posent problème à la nouvelle discipline, ces découvreurs de la première heure qui ont entretissé ethnographie et littérature : Charles Nodier et Gérard de Nerval, mais aussi François-René de Chateaubriand, George Sand, Gustave Flaubert, etc. qui, parmi les premiers, ont souligné la richesse de ce trésor des traditions populaires mais ont aussi durablement placé au centre de ce nouvel objet de recherche la question de son rapport à l’art. Or, dans ce rapport jusqu’à nos jours fluctuant de l’art et de l’ethnographie, les deux dernières décennies du XIXe siècle semblent marquer une certaine mise à distance et tenter une sorte d’opération de neutralisation de cette “ethnographie romantique” des deux générations précédentes.

On imagine bien que dans ce contexte, la posture spécifique de Gaston Vuillier n’a justement rien de neutre. Tout d’abord Vuillier se garde bien de se présenter comme ethnographe ou comme folkloriste. L’acuité ethnographique de son regard est celle de l’artiste et pour définir la démarche qui préside à ses recherches sur le culte des fontaines, il préfèrera parler de “pèlerinage d’artiste aux sources sacrées”. Car si Vuillier fait montre d’un vrai talent d’ethnographe c’est parce qu’il est avant tout artiste peintre et littérateur [11] et même artiste peintre avant d’être littérateur. Et de fait, le dessin, l’aquarelle ne sont pas simplement l’illustration de l’ethnographie de Vuillier, ils sont l’ethnographie elle-même que le texte, en quelque sorte, accompagne.
L’autre grande caractéristique de la démarche de Vuillier, c’est l’attitude d’empathie, d’affinité, presque d’identification - ou en un mot de sympathie - qui, mettant la sensation sur le même plan que la connaissance, doit, là encore, beaucoup à la posture de l’artiste. Mais cette attitude n’est pas pour autant spécifique à Vuillier, et même s’il l’illustre de façon exemplaire, elle repose sur un certain nombre de mécanismes qui ont une histoire et que nous allons rapidement tenter de caractériser.

Le premier mécanisme utilisé par Vuillier pour construire sa proximité vis-à-vis de ces montagnards dont tout par ailleurs le distingue, repose sur la conviction que la nature a un rôle déterminant sur l’imagination humaine. Parlant de “l’empreinte sauvage que donnent aux montagnards les bois, les torrents, les nuées” [12], il renoue avec une forme romantique de théorie des climats qu’il a vraisemblablement en grande partie empruntée à George Sand [13] qu’il admire profondément et à qui il a consacré deux articles, dans le Magasin pittoresque et le Monde illustré. Mais il y rajoute deux idées assez paradoxales : la première, empruntée à Anatole Roujou [14], dont il a lu l’ouvrage sur les races d’Auvergne, est l’importance des atavismes raciaux dans la détermination des orientations de l’esprit : “L’atavisme dirige plutôt ces races [celles du Limousin] vers la sorcellerie et la magie noire, vers l’effroi des nuées et des tempêtes, vers des conceptions d’épouvante” [15].
La seconde est que tout homme confronté au spectacle ténébreux de la nature est capable de ressentir les mêmes émotions, voire les mêmes terreurs, lui-même l’ayant expérimenté à plusieurs reprises :
“Le mélancolique et sauvage mystère de la nature au milieu de laquelle il évolue évoque à toute heure dans son esprit [celui du paysan] un monde occulte et troublant qui l’hallucine et le hante... Que de fois moi-même, là-bas, songeant longuement le soir, j’ai senti un monde occulte me toucher ! Le feu s’éteignait, un peu de braise rouge se mourait dans la cendre. Au dehors, le bruit monotone de la pluie se mêlait au grondement du torrent. Le grillon dans l’âtre continuait son chant mélancolique. Et j’écoutais ce petit chanteur des cheminées à la couleur d’ivoire [16], ce frileux ami des soirs d’hiver dont la voix frêle accompagne les gémissements du vent et berce les songes des pauvres gens et la lente rêverie des âmes tristes...” [17]

Ce petit grillon des cheminées auquel Gaston Vuillier fait si souvent allusion nous amène à aborder le second des facteurs de proximité de son ethnographie. C’est tout simplement la présence au foyer. Contrairement à Eugène Rolland que nous avons vu tout à l’heure à l’œuvre, Vuillier vit parmi ceux qu’il appelle “ses hommes”. Il ne les interroge pas à tant de sous l’heure, il les convie devant son feu pour passer agréablement la soirée en racontant des histoires, et, les écoutant, il se livre au jeu de ces rapprochements que la nouvelle ethnographie voudrait canaliser :
“En cette veillée d’automne je parlais à mes voisins, réunis autour de moi, de l’arbre, de ses instincts, de ses destinées et l’un des hommes disait : (...) Il est des plantes qui se veulent du bien, qui éprouvent une véritable sympathie l’une pour l’autre. La vigne, par exemple, aime le voisinage de l’orme... et le figuier profite rapproché du platane. Et tandis qu’il parlait, je me disais que les curieuses observations de ce paysan avaient déjà été faites par les poètes anciens; Virgile n’avait-il pas recommandé, dans les Géorgiques, la saison à laquelle il faut”marier la vigne à l’ormeau“?... Et toujours en écoutant ces hommes je songeais... et j’établissais quelque curieux rapprochement” [18].

L’un des principes explicites de Vuillier est de ne jamais poser de questions directes, sachant qu’il finira par obtenir les réponses qu’il souhaite de façon détournée. Il nous conte ainsi les premiers épisodes de la longue entreprise de désenvoûtement d’une vache au lait tari :
“Nous nous trouvions réunis un soir, à nuit close, lorsque le beuglement de douleur dont j’ai parlé de nouveau se fit entendre. Je priai mes hommes de se renseigner... Bientôt ils furent de retour. Ils me racontèrent que, devant la porte, une vache qui avait quitté son étable, beuglait. Les maîtres étaient venus la chercher, elle avait résisté, et c’est à grand peine qu’ils avaient pu l’emmener. Après s’être frotté les mains et secoués comme pour chasser les frissons, ils se regardèrent d’un air entendu, sans mot dire. Fidèle à mon principe d’éviter l’interrogation auprès des paysans, je me privai d’insister... Comment je connus le motif attribué à cette persistante volonté de la bête, je ne saurais le confier. Comment elle fut délivrée, comment son lait tari lui fut rendu, tout ceci est un ténébreux sortilège dont j’ai pu suivre les phases” [19].

Phases qu’il détaillera d’ailleurs soigneusement, des messes du prêtre au seau rempli d’eau du sorcier.
Écouter et ne pas questionner est donc l’un des préceptes de Vuillier, mais le plus important, celui qui est au centre de son œuvre, est sans doute observer et dessiner. Chacune des scènes qu’il décrit, chacun des personnages ou presque fait l’objet d’une aquarelle ou d’un dessin qui en fixe les détails que le texte énoncera.
Mieux, le dessin est le prétexte que se donne Vuillier pour assister aux événements ou rencontrer les gens. Et de fait, la curiosité de l’artiste est moins suspecte que celle de l’ethnographe aux yeux de paysans qui craignent toujours de voir les bourgeois se moquer de leurs coutumes. “Vous ne vous moquez pas de ces choses comme d’autres feraient qui ne comprennent rien de rien” lui dit le metze Chazal après l’avoir convié à assister à un martelage de la rate.
D’ailleurs, nul ne semble pouvoir résister à l’attrait de se voir portraiturer. Dans certains cas, comme avec le meneur de loup que lui fait rencontrer le châtelain de Pebeyre, le dessin devient même un véritable appât :
“L’homme donc était près de nous sur la terrasse du château. Nous étions à l’écart, à l’ombre. La tête obscure du sorcier se détachait sur des nuages éclatants qui au loin rampaient dans les contreforts des monts d’Auvergne. Il paraissait inquiet, regardant de tous côtés à la dérobée, comme s’il eût redouté un danger. Mon hôte lui expliqua que j’avais entendu parler de sa puissance et que je désirais faire son portrait. Il parut flatté et se prêta de bonne grâce à notre désir. Tandis qu’il posait, étrange, les yeux dans les nuées, M. de Pebeyre, très adroitement, amena la conversation sur les loups” [20].

Dans la plupart des cas toutefois, le recours au dessin n’a rien d’un artifice, il est le moyen pour Vuillier de se saisir du réel et d’entrer de plain-pied dans un contact intime avec ceux dont il souhaite se rapprocher. Lorsque Vuillier décide d’aller à Chadebech, sur les contreforts des Monédières, rencontrer Vauzanges, le plus célèbre et le plus redouté des sorciers de la Corrèze, c’est comme artiste et patient qu’il se présente à la silhouette hiératique et enveloppée d’ombre assise devant lui :
“Je lui manifeste le désir de le dessiner, il y consent de très bonne grâce et, mon esquisse terminée : Je venais vous consulter aussi, lui dis-je... Cependant le temps était devenu mauvais, la nuit approchait. Le sorcier m’offrit cordialement le gîte et le couvert, une bonne soupe au lard au coin du feu et un bon lit dans la grande salle” [21].

Nous ne saurons sans doute jamais si Vuillier avait lu Charles Nodier, mais mangeant sa soupe au coin du feu de Vauzanges, il nous rappelle immanquablement cette poétique de l’ethnographie que préconisait Charles Nodier dans la Légende de la sœur Béatrix :
"La poésie d’une époque se compose, en effet, de deux éléments essentiels, la foi sincère de l’homme d’imagination qui croit ce qu’il raconte, et la foi sincère des hommes de sentiment qui croient ce qu’ils entendent raconter. Hors de cet état de confiance et de sympathie réciproque où viennent se confondre des organisations bien assorties, la poésie n’est qu’un vain nom, l’art stérile et insignifiant de mesurer en rythmes compassés quelques syllabes sonores...
Pour en retrouver de faibles vestiges, il faut feuilleter les vieux livres qui ont été écrits par des hommes simples ou s’asseoir dans quelque village écarté, au coin du foyer des bonnes gens“ [22].

Le troisième et le plus fort des mécanismes utilisés par Gaston Vuillier pour faire exister cette confiance et cette sympathie dont parle Nodier c’est le souvenir d’enfance. Le fils d’Anne Pons rappelle ainsi à plusieurs reprises et dans des livres différents son enfance paysanne. Ce n’est pas par artifice ou par seule curiosité intellectuelle que l’artiste se plaît à recueillir les légendes ténébreuses, c’est que le goût de cette peur lui vient de l’enfance et avec elle la compréhension de ces hommes aux âmes troublées :
"La nuit venue, nous irons nous asseoir auprès de l’âtre pour écouter des récits merveilleux, et de très vieilles et de très sombres histoires, et nous constaterons que le paysan limousin est tout aussi superstitieux qu’au moyen âge.
Puis nos paupières se fermeront au bruissement harmonieux des eaux, au refrain mélancolique du grillon dans les cendres, discrète musique de ces humbles foyers, qui berce le sommeil de l’enfant et l’insomnie du vieillard.
J’avais rêvé, autrefois, dans mes Pyrénées natales, à ce chant du grillon qui, chaque soir, m’endormait; je m’étais réchauffé à de semblables âtres, et comme ces montagnards, j’avais frissonné pendant de longues soirées à l’évocation des fantômes. Depuis ces heures lointaines j’aime les réunions du soir devant un grand feu clair, sous la haute cheminée des vieilles demeures ; je recherche les histoires qu’on écoute en tremblant tandis que les femmes filent leur quenouille, et que le vent se lamente au dehors“ [23].

Si au début du XVIIIe siècle, dans L’Origine des fables [24], M. de Fontenelle conseille de se défaire des yeux de l’enfance pour considérer cet “amas de chimères, de rêveries et d’absurdité” que sont les contes et les mythes, dont le seul mérite est de dresser le catalogue des errances de l’esprit humain, dès le milieu du XIXe siècle l’état d’esprit a considérablement changé. Les récits populaires, les croyances, les superstitions deviennent des thèmes de recherche légitimes, non plus seulement dans le cadre de la constitution d’un panorama des préjugés populaires mais pour leur valeur même, soit qu’on les considère comme les ultimes traces d’une poésie primitive perdue, soit qu’ils demeurent les derniers témoins de systèmes religieux complexes aujourd’hui disparus. Mais encore faut-il pour ne pas se laisser décourager par l’absurdité apparente et rébarbative de ces faits dispersés, de ces récits sans queue ni tête, savoir les apprécier, et sans se laisser aller à la croyance, être capable de se laisser prendre assez à leurs jeux pour en pénétrer la profondeur. Or, c’est dans l’enfance que se forge le goût de ces “récits fabuleux de la tradition”, de ces“antiques et fausses croyances du peuple” [25] que l’enfant partage plus ou moins. Même si l’adulte éduqué finit par s’en départir, il gardera de cette imprégnation d’enfance une sorte de compréhension instinctive de ces phénomènes. La capacité à manier ces jeux de distance, à convoquer tour à tour la raison et l’imagination, la logique et le sentiment, devient dès lors un atout revendiqué par les ethnographes, la marque d’une légitimité particulière à traiter ce genre de thèmes :
“Malgré l’étendue de ce sujet, malgré les considérations sérieuses qu’il devait nécessiter, nous nous sommes hasardée à l’explorer, parce que, à quelques égards du moins, nous n’étions pas inexpérimentée sur ce terrain. Nos relations, nos habitudes, notre éducation même, nous avaient prédisposée déjà à traiter ce genre d’ouvrage, car nous avons toujours vécu près du peuple ; de bonne heure, tous les vieux contes que le peuple se plaît à redire, nous ont été familiers ; nous les avons aimés, nous y avons cru, et si, depuis long-temps, notre raison s’est affranchie de cette crédulité, notre imagination se remet facilement sous le joug” [26].

George Sand, lectrice et admiratrice de l’ouvrage ethnographique d’Amélie Bosquet [27], racontera avec beaucoup plus de détails [28] cette fascination d’enfance pour les contes de chanvreurs.
À la fin du XIXe siècle, toutefois, même si l’image garde de sa force, elle est devenue beaucoup moins compatible avec une véritable démarche scientifique. Paul Sébillot l’emploiera ainsi, de façon très caractéristique, non pas dans l’un de ses ouvrages de folklore, mais dans les notes d’un recueil de poésies, La mer fleurie, écrit en 1903.
“La plupart des pièces de ce volume qui n’ont pas comme point de départ une légende, se rapportent à la vie des pêcheurs de la Manche bretonne, parmi lesquels j’ai passé de longues années, que j’ai, du reste, connus dès l’enfance, étant né dans le voisinage d’un des petits ports où s’abritent leurs bateaux. Elles sont basées sur des souvenirs personnels, sur des choses vues ou entendues; et il en est certaines que j’ai, pour ainsi dire, vécues.” [29]

Et l’on peut se demander si cette empathie, cette incorporation d’enfance, qu’il revendique en tant qu’artiste, n’est pas tout simplement impensable pour le folkloriste dont l’érudition est peut-être, avant tout, un travail de mise à distance.
Tout porte donc à voir en Vuillier, en cette fin de siècle, un artiste plutôt qu’un ethnographe, puisque les deux postures semblent alors devenues partiellement antagonistes. Cela même qui nous le fait paraître aujourd’hui comme un précurseur de l’enquête ethnographique le désignait alors comme un de ces artistes qui des années 1830 à 1870 s’étaient emparés des faits de folklore sans se soucier de rigueur scientifique [30]. À la fin du XIXe siècle, en tant qu’ethnographe, Vuillier était archaïque. Mais n’en déplaise aux grincheux du moment [31], la démarche de Vuillier, même si elle n’était pas dénuée d’une certaine mise en scène, lui fit saisir sur le terrain des réalités qui avaient échappé aux observateurs moins proches ou moins attentifs. Si l’on considère, par ailleurs, comme le soulignait la Revue française des notabilités contemporaines, qu’”Il n’appartient à aucune école, à aucun groupe, il s’est formé seul tant comme écrivain que comme peintre et illustrateur“et que ses livres - des ouvrages prestigieux, de luxe, de ceux que le Polybiblion conseille comme cadeaux d’étrennes [32] - lui ont valu une réputation de”dessinateur exquis doublé d’un conteur charmant“ [33], on réalise à quel point Vuillier fut une personnalité hors du commun, impossible à qualifier dans les milieux de l’ethnographie de l’époque.

Dossier Paul Sébillot
Dossier Eugène Rolland
Dossier Henri Gaidoz
Dossier Mélusine
Dossier Revue des traditions populaires




[1“En Limousin. Paysages et récits”, Le Tour du Monde, n° 5, 4 février 1893, p. 66

[2La Revue des traditions populaires a été fondée en 1886 par Paul Sébillot (1843-1918).

[3Abbé Gorse, Au bas pays de Limousin, Paris, Leroux, 1896.

[4Louis de Nussac, “Les fontaines en Limousin, culte, pratiques, légendes”, Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1897; 2e livraison 1898, p. 150-177.

[5Eugène Rolland (1846-1909), originaire de la région de Metz, fut en 1868 l’un des premiers auditeurs de l’École pratique des hautes études. Il y suit des cours de philologie, de sanscrit et d’arabe. Dès 1882, il publie l’Almanach des traditions populaires qui amorce la création du réseau dont Sébillot assurera plus tard l’animation. Il laisse une œuvre très importante, s’intéressant tour à tour aux devinettes, aux jeux, aux chansons avant d’entreprendre le gigantesque travail de rédaction de sa Faune et sa Flore.

[6Henri Gaidoz (1842-1934) est un philologue, spécialiste des antiquités celtiques et de la religion gauloise. Participant pleinement - aux côtés de Gaston Paris - de la nouvelle école française de philologie, il sera nommé directeur pour la langue et la littérature celtique à l’École pratique des hautes études et fondera en 1870 la Revue celtique qu’il dirigera jusqu’en 1885.

[7Henri Gaidoz, “Eugène Rolland et son œuvre littéraire”, Mélusine, 1912, tome XI, p. 429.

[8H. Gaidoz, ibid., p. 433.

[9Jean-Marie Déguignet, Mémoires d’un paysan bas-breton, Ar Releg-Kerhuon, Éditions An Here, 1998, p. 73 et 76

[10É. Blémont, “Notre programme”, La Tradition, n° 1, 1887, p. 1 et 6.

[11C’est ce qu’indique l’épitaphe sur sa pierre tombale à Gimel.

[12“Chez les magiciens et les sorciers de la Corrèze”, Le Tour du Monde n° 43, 28 octobre 1899, p. 506.

[13“L’aspect continuel de la campagne, l’air qu’il respire à toute heure, les tableaux variés que la nature déroule sous ses yeux, et qui se modifient à chaque instant dans la succession des variations atmosphériques, ce sont là pour l’homme rustique des conditions particulières d’existence intellectuelle et physiologique; elles font de lui un être plus primitif, plus normal peut-être, plus lié au sol, plus confondu avec les éléments de la création que nous ne le sommes quand la culture des idées nous a séparés, pour ainsi dire, du ciel et de la terre... Même dans sa hutte ou dans sa chaumière, le sauvage ou le paysan vit encore dans le nuage, dans l’éclair et le vent qui enveloppent ces fragiles demeures”. George Sand, “Les visions de la nuit dans les campagnes”, Promenade dans le Berry. Mœurs, coutumes, légendes, Préface de Georges Lubin, Éditions Complexe, 1992, p. 56.

[14Anatole Roujou, “Les races humaines du plateau central, et en particulier celles de l’Auvergne et des régions montagneuses avoisinantes”, Bulletin de la Société scientifique, historique et archéologique de la Corrèze, s. l., s. d. Vuillier semble avoir eu une certaine admiration pour l’ouvrage de Roujou. Il ne fait d’ailleurs pas toujours preuve d’une grande originalité ni d’un grand discernement dans ses présupposés théoriques qu’il emprunte, sans les critiquer, à qui lui semble faire preuve d’érudition. Les races ou les survivances (il lie d’ailleurs parfois les deux) constituent ainsi les deux grands modèles explicatifs de ces “visions” ou de ces “opérations bizarres” propres aux paysans. Il est en cela bien de son époque.

[15“Chez les magiciens et les sorciers de la Corrèze”, op. cit., p. 506.

[16Note dans le texte de Gaston Vuillier :”Dans la haute Corrèze, le grillus domesticus ou grillon des cheminées est d’une teinte uniforme vieil ivoire et non jaunâtre nuancé de brun.“

[17Ibid., p. 507.

[18Ibid., p. 510 et 512.

[19“Chez les magiciens et les sorciers de la Corrèze”, Le Tour du Monde n° 44, 4 novembre 1899, p. 522.

[20Ibid., p. 527.

[21“Chez les magiciens et les sorciers de la Corrèze”, Le Tour du Monde n° 45, 11 novembre 1899, p. 536.

[22Charles Nodier,”Légende de sœur Béatrix“, Contes, Garnier frères, 1961, p. 782-783. Nodier évoquait déjà cette idée dans”Paul ou la ressemblance“:”Il faut deux choses essentielles à la poésie, le poète qui croit ce qu’il dit, et l’auditeur qui croit le poète. Cette rencontre est devenue fort rare et la poésie aussi" (ibid., p. 644.

[23”En Limousin, Paysages et récits", Le Tour du Monde n° 6, 11 février 1893, p. 81.

[24Bernard le Bouyer de Fontenelle, De l’Origine des fables, Édition critique de Jean-Raoul Carré, Paris, Félix Alcan, 1932, p. 11.

[25Amélie Bosquet, La Normandie romanesque et merveilleuse. Traditions, légendes et superstitions populaires de cette province, J. Techener, 1845, p. I.

[26Ibid., p. vi.

[27Surtout connue pour sa correspondance avec Flaubert - elle est originaire comme lui de Rouen - Amélie Bosquet (1815-1904) a écrit à l’âge de trente ans un remarquable ouvrage d’ethnographie, La Normandie romanesque et merveilleuse. À la mort de ses parents, elle s’installe à Paris où, sous le nom d’Émile Bosquet, elle publiera plusieurs romans qui ne rencontreront guère de succès. Elle écrit également dans divers journaux d’inspiration féministe dont Le Droit des femmes.

[28Le récit le plus détaillé est une incise dans le récit ethnographique de la noce de Germain dans La Mare au diable. Mais elle en parle à plusieurs autres reprises dans Visions de la nuit dans les campagnes ou encore dans Histoire de ma vie où elle consacre tout un chapitre à la description de son enfance paysanne : “À l’époque où je passais une bonne moitié de ma vie avec les pastours, je confesse que la terreur m’avait gagnée, et que, sans croire précisément au follet, aux revenants et à Georgeon, le diable de la vallée Noire, j’avais l’imagination vivement impressionnée par ces fantômes... Ce qui achevait de me troubler la cervelle, c’étaient les contes de la veillée lorsque les chanvreurs venaient broyer.” IIIe partie, chapitre IX, p. 835.

[29Paul Sébillot, La mer fleurie : le rivage, les pêcheurs, amours et tristesses, les bateaux, en mer, sous les flots, marins et corsaires, Paris, A. Lemerre, 1903, p. 180.

[30Quelques décennies plus tard, Van Gennep reproche encore à George Sand de ne pas s’être “donné pour but de décrire des mœurs locales pour elles-mêmes et pour la science, elle n’a vu dans ces mœurs qu’un canevas où broder des généralisations”humaines“et aussi”humanitaires“. Mercure de France, 1er juin 1926.

[31Dans la revue Lemouzi, Louis de Nussac présente, avec une certaine acrimonie, Gaston Vuillier comme”un nouveau venu, établi depuis peu (qui) découvre des choses, pénètre des secrets qui échappaient aux vieux observateurs du crû, les plus faits au pays, les plus perspicaces, les plus forts spécialistes en folklore“. Cité dans Marie-Christine Pouchelle,”Gaston Vuillier ou la sensibilité comme outil de la connaissance ethnographique“, Hier pour demain, Paris, Éditions de la RMN, 1980, p. 116.

[32Le Polybiblion de décembre 1895 recommande La Sicile”comme cadeau d’étrennes convenant parfaitement aux jeunes gens instruits et aux adultes“.

[33Le Monde Illustré, 10 octobre 1992. La Revue des arts graphiques du même mois le décrit comme”Un voyageur intrépide, un causeur aimable, doué d’un esprit d’observation très perspicace - et un dessinateur de talent. Il note ses impressions avec sa plume - une plume très alerte - et son crayon".