Des objets de curiosité à l’hybridité des individus-mondes
Daniel Fabre était à la fois l’homme d’un lieu, profondément ancré dans la mémoire d’une histoire et d’un patrimoine local, un intellectuel « en son pays », et en même temps « celui qui n’était jamais là », qui n’a cessé de rêver d’ailleurs. Un esprit « curieux », passionné d’altérités qu’il décryptait dans les traces énigmatiques des stèles, dans les archives des bibliothèques ou au fin fond des grottes ornées [1]. Que dire de la curiosité de l’enfance suscitée par la chose tabouée (la bobotte, « mélange d’intime proximité et de radicale distance »), nichée sur la dernière étagère murale de la « chambre de tous les plaisirs » (Fabre 2013 :168) ou du geste irrésistible de la main qui se glisse sous l’oreiller de la « chambre close de l’écrivain » Joë Bousquet [2], et retrouve 28 ans après le décès de celui-ci, le chapelet magique caché par sa sœur Henriette pour que « le théâtre de la douleur et du mal fût purifié » (Fabre 2011). L’ironie de l’ailleurs, au carrefour de l’étrange et du familier (selon les mots de Leiris au retour des Antilles, 1992 : 72), est qu’il se dissipe, se délite, en s’approchant, à peine entr’aperçu, jusqu’à disparaître.
C’est au bout de sa rue, à Carcassonne, que se trouvaient l’école de la République qu’il a fréquentée avant de rejoindre le lycée mais aussi le Palais de justice où fut organisé en1859 la première exposition à l’initiative de la Société des arts et des sciences de Carcassonne et de son secrétaire, l’abbé Verguet, curé de Pomas, ancien missionnaire parti pour l’Océanie en 1845 et revenu au pays en 1848. Le destin voulait que dans cette ville, au coin de la rue, le futur ethnologue des légendes du Languedoc mystérieux croise la passion collectionneuse d’un amateur de curiosités océaniennes.
Léopold Verguet, missionnaire, collectionneur, et dessinateur
L’abbé Léopold Verguet (1817-1914) est une des premières figures, parmi d’autres, qui offre à Daniel Fabre l’occasion d’interroger l’émergence de la « pulsion ethnographique » au cœur de l’aventure missionnaire. La vocation religieuse est sans doute pour ce fils de militaire, un substitut, une voie de repli dans une famille dominée par la figure héroïque d’un père officier de l’Empire, replié à Carcassonne après Waterloo. Le jeune séminariste n’est pas un fils de paysan (comme bien d’autres missionnaires de la région), il est habité par les récits des Lettres édifiantes et curieuses des pères jésuites (1702-1776) et l’Histoire des Voyages de l’abbé Prévost (1746-1761), mais il est bien loin d’aspirer au martyre et au sacrifice cannibalique à l’image de la mort tragique de Cook dans la baie de Kealakekua (Hawaï).
Celui qui écrira et publiera son Histoire de la première mission catholique en Mélanésie (Verguet 1854), la relation de son expérience des vicariats apostoliques du Pacifique, sait très bien qu’il participe à l’écriture d’une histoire héroïque et à la reprise de ses figures rhétoriques. Mais cette expérience singulière de l’abbé Verguet est éloignée des grandes expéditions scientifiques du XVIIIe siècle faisant appel à des observateurs et à un dessinateur professionnel. Son goût des objets exotiques ne répond pas à une mission savante de collecte systématique. Pas non plus de contrat de correspondance ethnographique avec les Missions étrangères et les pères maristes de Mgr d’Epalle, ni d’engagement outre mesure dans les collectes et les œuvres de la Propagation de la Foi. Comme le souligne Jean Pierre Piniès [3] (2004 : 35), sa passion dessinatrice et collectionneuse reste liée à un travail personnel d’amateur. Il est significatif que ses publications soient indépendantes des commandes de l’institution et les quelques rares objets et reliques récupérés constituent une collection privée, conservée dans « la chambre des Merveilles » pour les visiteurs amateurs, avant qu’elle ne disparaisse par morceaux (Fabre 2004b : 49).
Il faut évoquer l’envers de cette aventure océanienne interrompue (pour cause de maladie et de différend ecclésiastique), hantée par le martyre des victimes missionnaires et la fascination des sépultures des chefs. La « déconfiture » des vicariats de Mélanésie va de pair avec le délitement de la collection personnelle de l’abbé, abandonnée lors des déménagements ou distribuée sous forme de dons à la société savante ou aux visiteurs. Restent les deux cents dessins conservés dans les archives des Pères maristes à Rome que Daniel Fabre visitera. Le rebondissement de cette passion collectionneuse pour les photographies de la Cité témoigne d’un attachement mélancolique à l’esthétique des ruines autant que de son admiration pour les travaux de « restauration » de son ami Viollet-le-Duc (Piniès 2014), « métamorphose de la ruine habitée en monument idéal », selon les mots de D. Fabre (2004b :74).
La « chambre des Merveilles » de Verguet n’est pas sans évoquer la chambre close de Bousquet, et les chambres d’écrivain qui servent de repères (et de repaires) à l’anthropologue de la littérature que fut D. Fabre : lieux de refuge intimes, réservés aux amis choisis, avec ses autels de reliques (ici les armes de guerre ramenés de Nouvelle Calédonie), et ses mondes en miniature, hantés par la mélancolie des horizons lointains. Proust prendra justement le contre-pied de ces chambres de fétiches par un parti pris de nudité murale visant à libérer la mémoire (Fabre 2014a : 58-59). Mais l’intrigue de la « disparition » de la collection se poursuit – comme toujours dans les récits de fiction « vraisemblables » que se racontait Daniel –, dans le passage de relais et le lien de transmission matérielle et spirituelle qui s’est noué et renoué de Verguet à Léon Nelli, le père sculpteur, et du père au fils, René, l’écrivain poète, jusqu’au grand ami archéologue, Jean Guilaine, qui promet de retrouver les restes de ce « bric à brac » d’objets exotiques que Nelli lui avait confiés un jour pour s’en débarrasser (Fabre 2004b : 75). Toute la saga de ces « retrouvailles » impossibles des reliques de la collection disparue rappelle la scène finale du roman de Lampedusa Le Guépard, qui fascinait Daniel Fabre, avec l’examen minutieux et le tri, dans la poussière, de la valeur « des cinq reliques parfaitement authentiques » d’un monde disparu, opérés par le prêtre paléographe don Pacchiotti (Tomasi di Lampedusa1959 : 250-251).
Niehbur et l’Arabie heureuse
Verguet, dessinateur amateur, témoigne de vrais intérêts ethnographiques pour l’habitat, les outils et les armes, et les sépultures, mais sa collection relève encore d’une « culture de la curiosité », au sens où l’entend Krzysztof Pomian (1987 : 60), une culture animée par la passion de tout voir, tout noter, tout enregistrer, mais sans vision unifiée et systématique, comme l’illustre encore le cabinet du médecin de Castres, Pierre Borel. La totalité monographique est entrevue à partir de choses rares qui sont comme des objets fétiches, des « sémiophores » (Pomian 1987 ), que l’on cache et que l’on montre à un public choisi dans le petit monde des cabinets de « curiosité » ou dans « la chambre des Merveilles ».
Le régime savant de curiosité scientifique qu’incarne la Société des observateurs de l’homme (Copans & Jamin 1978), et qu’illustrent les expéditions de Baudin, inaugure ce que Daniel Fabre appelle le « paradigme de Gérando » : une convergence de l’esprit méthodique d’observation prenant appui sur un guide d’instruction et de la mobilisation d’entreprises appareillées, convoquant des spécialistes de toute discipline, des savoir-faire et des instruments, le tout inspiré de l’encyclopédie des Lumières. Ces dispositifs de connaissance sont de l’ordre de la « discipline » au sens foucaldien (Foucault 1970), ensemble de pratiques artisanales en train de se faire recueillant un stock d’informations codifiées dans une langue universelle (une Encyclopedia Universalis).
L’un des derniers séminaires de Daniel Fabre à l’EHESS lui avait fourni l’opportunité de revenir sur les Voyages en Arabie de Niebuhr [4], illustration exemplaire des histoires d’expédition et de voyages savants qui forment la préhistoire de l’émergence de ce qu’il appelle la « pulsion de connaissance » [5]. Il s’agit d’une expédition royale danoise financée par Frederick V, préparée et organisée dans le cadre des sociétés savantes européennes, à l’initiative d’un philologue orientaliste hébraïsant de Göttingen, Johann David Michaelis (Löwenbrück 1986). Michaelis est en 1751 secrétaire de la Société des sciences de Göttingen et fournit toutes les cartes, met à jour des grilles d’observation et un questionnaire pour les voyageurs. Partis en janvier 1761, les « missionnaires » (il n’y a pas de religieux) forment une équipe d’experts recrutés pour leurs compétences, en toute égalité, sans chef de mission, et payés par les finances royales : un philologue arabisant nourri de sciences religieuses (Frederick von Haven) ; un chirurgien zoologue (Christian C. Cramer) ; un médecin et botaniste (Peter Forskaal) ; un dessinateur plutôt formé aux arts et belles lettres ; un domestique ancien cavalier (Lars Berggreen), et un « topographe », ex-arpenteur, fils de fermier, qui se formera aux mathématiques et à l’arabe (Carsten Niebuhr).
Cette entreprise des Lumières est en même temps inspirée par des préoccupations de topographie biblique concernant l’exil et la transhumance des Juifs chassés d’Égypte. L’apprentissage de l’arabe comme langue de travail dans les pays et sites visités est un préalable pour tous. Le noyau de la curiosité et de la pulsion de connaissance est herméneutique, exégétique et cryptologique (le monde est un livre de hiéroglyphes à décrypter) et, sur le plan naturaliste, ce qui prime c’est l’observation et le prélèvement des spécimens. Pas de modèle expérimental du témoin qui a vu, qui atteste, et qui peut reproduire (Schaffer 2014). L’intérêt ethnographique pour l’économie, la religion, et les mœurs des sociétés pré-islamiques et bédouines du Yémen qui constitue l’apport descriptif original de Niebuhr, est sur le fond (et sur la forme) l’initiative « curieuse » d’un arpenteur topographe converti en ethnographe. Mais cette curiosité s’inscrit pleinement dans le programme du « voyageur scientifique » guidé par le questionnaire de Michaelis [6], l’inspirateur et penseur de ce voyage, un philosophe piétiste éclairé anti-luthérien qui entend défendre le dogme de l’origine divine de l’Écriture sainte attaqué par les rationalistes en réinscrivant paradoxalement le texte dans son contexte géomorphologique pour attester de sa crédibilité empirique. Une des passions de Michaelis, héritier de l’esprit encyclopédique, ce sont les récits de voyageurs de l’Arabie : les seules sources qui permettent d’éclairer les contextes archéologiques, linguistiques et sociologiques de la genèse du texte biblique (et même la « vraisemblance » climatique des miracles relatés comme la traversée de la mer Rouge). L’Arabie heureuse contemporaine, « territoire de la Bible », est élue et investie comme le lieu de la preuve de la révélation par le voyage, si l’on peut dire.
Les préoccupations bibliques du programme initial vont néanmoins s’estomper au profit des réalités contemporaines de l’Arabie. Le « fiasco de l’entreprise » (Chardonnens 2012 : 18), sur le plan humain et scientifique, de cette collection d’individus dominés par des haines (viscérale, culturelle, et nationale), attisées par la personnalité paranoïaque du philologue danois von Haven (menaçant ses collègues d’empoisonnement) ; la maladie mortelle (malaria) qui les touche les uns après les autres lors de l’hécatombe du voyage vers Bombay, mettront fin à cette errance marquée par l’accumulation de faux pas, d’erreurs et de négligences sur le plan des contacts avec les populations arabes (malgré les efforts de diplomatie de Niebuhr auprès des autorités locales). Et pour couronner le tout, l’impasse de l’enquête scripturaire sur les introuvables inscriptions « hébraïques » du Mont Sinaï et du Monastère Sainte-Catherine dont l’accès était soumis, pour les moines grecs gardiens des lieux, à l’autorisation manuscrite de l’évêque de Kahira, manifestement ignorée par Von Haven (Niebuhr 1776 : 196-197). Au retour c’est la déperdition des collections (herbiers et autres) à cause des naufrages, pillages douaniers, et même de l’épuisement du désir de connaissance et l’indifférence ultime, à l’arrivée, des commanditaires du pays d’accueil abandonnant les caisses même pas ouvertes (Chardonnens : 24).
L’arpenteur, le topographe et le « voyageur descripteur »
Pour D. Fabre, cette expédition « modèle », au moins dans sa préparation, qui multiplie en même temps les ignorances de la réalité humaine, s’enfonce, se disperse, se perd et se retrouve grâce à la magie du récit de ce survivant qu’est Niebuhr, constitue un vrai paradigme des ironies de la quête de l’ailleurs, non sans leçon pour l’histoire de l’ethnologie. La survie miraculeuse du « dernier » de la mission est une leçon de vie qui lie le salut à la connaissance. Immunisé par des crises successives de malaria, Niebuhr survit après la mort des autres, parce qu’il est le seul qui s’adapte au mode de vie, à l’habillement et l’hébergement indigènes (il se fait appeler Abdallah), et à l’alimentation locale (l’envers de l’inadaptation résolue et mortifère de Von Haven).
Niebuhr, rappelons-le, est un fils de fermier privé de l’accès à l’Université à la mort de son père, mais affamé de connaissances et d’apprentissages tous azimuts. Le « lieutenant ingénieur », plutôt géomètre (qui refusera le titre de « Professeur »), achète lui-même son matériel d’observation. Il est l’homme à tout apprendre et à tout faire, l’autodidacte des savoirs et savoir-faire, mais aussi le modérateur des passions, l’informateur, le passeur et l’interprète. Par la tenue fidèle et régulière de son journal (une obligation des instructions de Michaelis non suivie par Haven et Forskaal ) et le souci de la publication de tous les écrits conservés (pas seulement les siens), il se mue en écrivain ou écrivant de l’expédition et descripteur des mœurs de l’Arabie heureuse. Il devient surtout par déplacement, le convertisseur d’un questionnement théologique imaginaire en programme ethnographique et anthropologique (Feuerhahn 2001). L’anthropologie prend le relais d’un objet théologique introuvable.
Voyages en Arabie est un récit perdu et retrouvé, traduit et retraduit à partir de 1772 (en allemand, en anglais, en français) (Chardonnens 2012). Après un siècle de silence sur cette expédition, il faudra attendre 1843 et les missions de Arnaud et Halevy, pour que l’étude des inscriptions rupestres en hymiarique, de la colonie juive de Marib, soit reprise. Mais entre-temps, le constat d’un pays biblique mythique, disparu dans les sables, que Niebuhr avait déjà fait et transmis, dans l’incompréhension et le dialogue de sourds avec Michaelis, s’est imposé. La conjonction de l’érudition livresque de Michaelis et de l’ingéniosité de l’arpenteur Niebuhr confirme en même temps que c’est dans le mixage des préoccupations pratiques, des improvisations les plus artisanales et des expériences les plus hétérogènes, que « la science des Lumières » progresse et accouche de nouveaux savoirs sur le monde. Comme le suggère Simon Schaffer (2014 : 7), que D. Fabre se plaisait à citer, les récits de voyage, préhistoire de l’ethnologie, offrent un miroir grossissant de ce qui se joue dans les conditions d’émergence et la fabrique de la Science moderne. C’est par un rebondissement inattendu que l’expédition savante pensée par Michaelis accouche d’une ethno-géographie voyageuse et solitaire quasi incognito, entreprise par un amateur autodidacte, et illustre tous les ingrédients de cette hybridité de la pulsion de connaissance associée aux « situations ethnologiques » les plus diverses qui transcendent la discipline ethnologique selon D. Fabre.
Le paradigme flottant du missionnaire
Il faut revenir à ce sujet sur le fameux tableau des « savoirs situés sur l’altérité » qui est comme la « charte mentale » de D. Fabre en matière d’histoire de l’anthropologie. Daniel adorait fabriquer des tableaux, des synthèses typologiques ouvertes plutôt que des tableaux structuraux, croisés et clos : des paradigmes de l’altérité aux formes de la temporalité, et in fine, aux dispositifs de la pérennité (Fabre 2014b). Le tableau des altérités naît dans le creuset d’un programme du CNRS sur l’histoire des savoirs de la différence (dirigée par Karine Chemla en 2004 [7]), et sera constamment repris et bricolé de séminaires en séminaires jusqu’au dernier.
Au départ, il y avait trois paradigmes définis par des « propriétés » selon le tableau (fig. 3) : 1) Hérodote et les autres, les ethnoï 2) Bérose et les derniers (illustré par l’effet persan de Montesquieu) 3) de Gérando, et les pauvres. Chemin faisant, dans les versions distribuées en séminaire, émerge un quatrième paradigme, plus incertain, plus hybride, présent partout et nulle part, intitulé « Ignace de Loyola », les païens : distance religieuse ; processus, la
confession ; acte cognitif, le discernement ; principe de description, hiérarchie ; objet, l’idolâtrie et la superstition ; régime d’historicité régressif ; compte rendu, la visite missionnaire ; genre littéraire apparenté, le sermon. Ce paradigme missionnaire est en fait largement représenté dans le programme de l’Action Concertée « Histoire des Savoirs » par Pierre-Antoine Fabre et son groupe de travail sur les « savoirs missionnaires dans le monde ibérique » (colloque de Madrid à la Casa Velasquez, janvier 2007). Et l’homme des missions (portugaises ou espagnoles), la figure qui incarnera une nouvelle idée de la Mission, c’est plutôt François Xavier et son expérience japonaise. Le fondateur et le « Général de la compagnie » Ignace de Loyola est néanmoins un homme de correspondances, animateur d’un réseau mondial d’échanges d’informations parfaitement contrôlé. Mais comme le souligne Pierre-Antoine Fabre, l’illuminé, l’alumbrado, des Exercices spirituels, est aussi un stratège : « Car c’est bien parce qu’il est ici et là, c’est-à-dire sur la frontière, en vue du « lieu de l’autre » (pour reprendre le titre de Michel de Certeau), à cheval sur des lignes de fuite entraînées dans leurs logiques spécifiques, que nous pouvons assez rigoureusement à la lumière de ce livre définir Ignace de Loyola comme un stratège » (2016 :14).
Mais la figure tutélaire et pionnière du paradigme missionnaire et du passeur culturel sur le front de la Chine, le « premier sinologue », le traducteur des Écrits de Confucius, et l’initiateur de la traduction des Éléments d’Euclide, l’« ingénieur » des cartes, des planisphères et des astrolabes, et même le réparateur des horloges de la Cité interdite, c’est l’incontournable Matteo Ricci (Fontana 2005 ; Romano 2016).
La mission savante de « Li Madou du Grand Occident [8] »
D. Fabre évoque bien dans ses séminaires l’horizon de la « querelle des rites », et le procès du modèle jésuite des stratégies de conversion « par le haut », par les élites lettrées de la Chine [9]. Mais Matteo Ricci, cet Italien de Macerata, dévoué à la Madone, parti du Portugal sans retour pour la Chine, ayant ses entrées dans la Cité interdite, auteur d’un premier traité en chinois sur l’amitié, très apprécié des mandarins, ne fait pas partie pour D. Fabre des figures bonnes à penser l’altérité, ce qui ne manque pas de surprendre et d’interroger. Dans son Histoire de l’expédition chrétienne au Royaume de la Chine (Naples 1622), Ricci consacre pourtant une place importante à la description de la Chine et à l’évocation du Cathay, le nom donné par les Persans au royaume mongol de la Chine du Nord, la voie d’entrée de Marco Polo en Asie centrale. Ricci n’a cessé, dès son arrivée en Chine (par l’Inde, Macao et le sud) et jusqu’à sa mort, de rechercher la confirmation de sa thèse selon laquelle le pays légendaire du Cathay [10], sur la route de la soie, était tout simplement une partie de la Chine et non un autre pays. Il ira jusqu’à encourager plusieurs expéditions, avec l’aide de François Xavier, notamment celle du jésuite portugais Bento De Gois, qui après un parcours de 4 000 km en 3 ans, partant de Agra en Inde, arrivera le 10 avril 1607 à Suzhou, pour y mourir, en laissant une version déchiquetée de son journal, que Ricci reconstituera pour l’envoyer à Rome (Fontana 2010 : 356-357).
Ricci est sans nul doute l’homme de la rencontre avec la Chine des lettrés. Il est sur ce point l’héritier de ses prédécesseurs comme l’Espagnol José de Acosta (1539-1600) qui tire les leçons de l’expérience du Japon pour élaborer « le paradigme chinois » de l’évangélisation mesurant les promesses de conversion à la présence d’une culture lettrée (Romano 2016 : 110). Traducteur de certains écrits de Confucius, Ricci est dans le même temps l’auteur des premiers livres occidentaux en chinois. Dès l’assurance d’une maîtrise suffisante du mandarin, il entend dépasser le registre des échanges de cadeaux avec ses amis de Nanchang (prismes, globes terrestres, cadrans solaires, cartes) pour rédiger un véritable « traité sur l’amitié » (sous forme de dialogue, et non de sermon) dédiée à ses amis lettrés chinois (Fontana 2010 : 190). Évitant dans un premier temps toute confrontation directe avec les théologiens bouddhistes ou taoïstes, le principe stratégique et philosophique qu’il met en œuvre repose sur la conviction que les valeurs fondamentales de la société confucéenne (amitié et piété filiale) sont pleinement en accord avec le socle de l’héritage gréco-latin et chrétien (d’Aristote à Saint Thomas d’Aquin).
Antonella Romano retient surtout de Ricci le paradigme cryptologique de la traduction et du décodage de l’écriture, mais aussi le paradigme de « l’altérité géographique » et de l’englobement de la Chine dans le monde (Romano 2016 : 135) : « La carte précède l’évangile » et produit chez les lettrés chinois le choc de la perte des repères matriciels, un décentrement radical préalable à la conversion. Si les prismes et les horloges, les cartes et les globes, autant que les tableaux de la Vierge, font partie de l’échange d’objets de curiosité avec l’empereur, l’investissement par contre des savants chinois dans l’astronomie, l’application de la géométrie d’Euclide aux positions des astres et les calculs quasi expérimentaux qui président à la prévision des éclipses, relève de la Science politique (entre le cabinet et le terrain, le bureau et le temple) dans un régime impérial qui repose sur la crédibilité du calendrier lunaire. Les Jésuites, promus « Professeurs de mathématiques » et « Ministres des rites », selon leurs titres, assumeront plus tard par la grâce de l’Empereur (et celle du Roi-Soleil qui répondra favorablement à la demande de l’Empereur en envoyant des mathématiciens astronomes, comme par hasard jésuites [11]) un rôle capital, scientifique, politique et rituel, jusqu’à contribuer à une réforme du calendrier. C’est un des moments les plus forts de l’englobement du Monde [12].
Mais on ne peut oublier, dans le même temps, le Ricci « persan », l’observateur participant et l’ethnographe de la vie quotidienne de la société chinoise comme l’illustre remarquablement l’historien Jonathan Spence dans son parcours des images du Palais de Mémoire de Matteo Ricci (Spence 1986). Les aléas de ses voyages, ses déboires, ses malentendus, et ses longues attentes dans les couloirs des palais, nous disent beaucoup sur le régime des mandarins et le rôle des eunuques, les formes de l’amitié et de la politesse, les règles de l’échange et de la propriété des biens, les rituels festifs et mortuaires, et la sacralité d’un pouvoir impérial inaccessible.
Chinoiseries des Lumières [13] et chinoiseries missionnaires
La figure de Bérose, prêtre de Babylone (au IIIe siècle avant J.-C.) et informateur privilégié sur les mœurs des Mésopotamiens, a pu inspirer, selon Daniel Fabre (et d’autres critiques littéraires), l’estrangement des personnages des Lettres persanes de Montesquieu. Bérose est une incarnation « première » parmi d’autres du « paradigme des derniers ». Mais le Chinois qui est censé avoir inspiré plus directement, selon D. Fabre, le persan de Montesquieu et les remarques sur la Chine, serait le fameux Hoange, le Chinois de Paris, Arcane, l’interprète et « bibliothécaire » du fond Asie du Roi-Soleil, rencontré ponctuellement en 1713 par Montesquieu [14].
Rappelons, que Hoange, « le petit Chinois de Paris », n’est pas le premier ni le dernier des chinois à débarquer en Europe au XVIIe siècle. À chacun son Chinois, et en cette fin du XVIe, après les reflux du Japon, les missionnaires entendaient montrer à leur roi et au Pape que l’on pouvait sinon « éclairer », du moins « convertir » un Chinois. Michel Shen, emmené par le père Couplet dans les années 1680, rencontre deux rois, Louis XIV et Jacques II, et il est adopté par les savants d’Oxford, mais il meurt à son retour en Chine après une longue attente à Lisbonne.
Plus proche et plus troublant, le « Chinois de Canton, puis de Charenton » (Spence 1990), un certain Jean Hou, catholique converti, embarqué en 1722 « avec 11caisses de livres », par le père jésuite J. F. Foucquet, se refusant à toute autre langue parlée que le chinois, obstinément étranger aux mœurs européennes, acceptant tout juste de transcrire en pinyin des lettres et écrits en caractères chinois. Ce dernier incarne jusqu’à la folie le refus irascible de l’adaptation, sur fond de malentendus et d’incompréhensions, et de prosternations compulsives devant les images de la Vierge ou du Christ qui témoignent d’un fétichisme catholique quelque peu délirant. Le Cantonnais de Charenton est donc l’autre Chinois du converti lettré. Il en est d’autres comme Louis Fan, missionné par l’Empereur de Chine, qui accompagne le père Provana en Europe, et ramènera le corps du missionnaire pour des funérailles chrétiennes en terre chinoise. Enfin, autre figure célèbre, le fameux Chinois Tchong-A-Sam capturé par des pirates et éduqué pour répondre aux curiosités de la Société des observateurs de l’homme [15].
Hoange Arcade est par contre un catholique chinois, baptisé en 1679, et séminariste. Son père Paul était un homme de foi radical en rupture avec tout accommodement de la foi chrétienne aux coutumes familiales. La médiation d’un ami mendiant dans le récit familial de la conversion du père est peut-être un signal de l’influence des ordres mendiants qui concurrencent les Jésuites sur leur terrain. À la mort du père, la mère confie son fils (en accomplissement d’un serment du couple) aux missionnaires français des Missions étrangères. Ce sont ces missionnaires qui font de lui un lettré chinois chrétien, invité à faire connaissance d’abord des langues et des provinces du Royaume de Chine par des voyages dans l’intérieur du pays, et finalement à embarquer pour l’Angleterre, puis Rome et enfin Paris en 1704 [16].
Hoange est donc bel et bien l’élève et le fils spirituel d’une tradition missionnaire chrétienne plurielle en terre chinoise, une tradition totalement perturbée par l’histoire des renversements de dynasties, des successions d’empereurs et par la querelle des rites entre Jésuites et Franciscains, mais dont le fil généalogique par rapport au paradigme de la « mission savante » incarné par Ricci se maintient, y compris dans les mémoires familiales chinoises. De l’horloger astronome de l’Empereur de Chine au cœur de la Cité interdite jusqu’à l’interprète du Roi-Soleil au cœur de Paris, la continuité sur fond d’inversion du mouvement d’échange entre l’Europe et la Chine est remarquable.
En un siècle à peine, la Chine n’est plus en effet la Chine où Ricci a vécu pendant 30 ans. C’est d’abord la transition dynastique des Ming aux Qing, sous la poussée des invasions tartares et la « révolution mandchoue ». C’est l’arrivée des Hollandais, mais aussi des Français dans un empire du Milieu occupé par les Portugais et les Espagnols. C’est la fin du monopole religieux des Jésuites avec la concurrence des missions franciscaines et dominicaines sans parler des protestants et des Missions étrangères chargées sous la direction de la Congrégation pour la Propagation de la Foi de prendre en charge le clergé indigène.
Mais malgré les troubles de la période, le brouillage des frontières et la reconfiguration des cartes (au sens propre et figuré), la position des Jésuites dans les privilèges de leur « mission savante » (pour reprendre l’expression de Romano 2016) se rétablit, avec des écarts significatifs. C’est désormais le roi de France qui répond à la demande de l’empereur chinois en envoyant à Pékin (Beijing) en 1688 des « Professeurs de mathématiques », astronomes et non astrologues, savants de l’académie royale mais néanmoins jésuites, pour éclairer ce dernier (particulièrement passionné de mathématiques) dans la gouvernance selon les Lois du Ciel et la réforme du calendrier. C’est dans ce jeu d’échange réciproque et globalisé que s’inscrit l’arrivée des Chinois lettrés convertis ramenés en Europe par les Pères jésuites avec les caisses de livres en mandarin répondant à la demande des savants européens.
Du chinois « persan » des Lumières à l’interprète chinois des missionnaires (Hoange)
Les chemins de traverse qui conduisent la curiosité de D. Fabre (2008) au « petit Chinois » de Paris de 1713, Hoange, passe, on l’a dit, par les Lettres persanes de Montesquieu et rejoint son intérêt pour le « syndrome chinois » des Lumières et des Idéologues (Jamin 1982). Difficile néanmoins de faire l’impasse sur le stock des sources ethnographiques et des récits de voyage missionnaires accumulées au cours du XVIIe siècle sur la Chine, et dont Hoange, promu par l’abbé Bignon interprète et bibliothécaire du roi, constitue parmi d’autres une clé d’accès (Elisseeff 1985 : 47-48). La curiosité d’Arcade, comme celle de ses commanditaires, pour sa propre culture porte d’abord sur les écritures chinoises et l’énigme des calligraphies, et ce n’est que plus tard qu’il se mettra à considérer les descriptions de la société chinoise. On pense aux témoignages qui seront repris dans les Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des Missionnaires Jésuites [1702-1776], mais surtout au « mégalithe » des quatre volumes de La Description de la Chine de J. B. Du Halde [1735], le genre de « compilation » que méprisait Arcade mais qui a contribué à former la matrice des spéculations philosophiques et des savoirs ethnologiques sur le monde chinois (Landry-Deron 2002).
La thèse ou la fiction « vraisemblable » que D. Fabre développe dans son article « Chinoiseries des Lumières » (2008) laisse entendre que les Remarques sur la Chine (de Montesquieu) témoignent de la « fièvre du premier contact » suscitée dans le milieu parisien par les récits de l’Empire du Milieu de Hoange. Le jeune avocat bordelais en résidence à Paris aurait partagé l’estrangement des jeunes lettrés suspendus aux lèvres de Hoange. Mais dans le Journal d’Arcade, sans doute quelque peu romancé de Elisseeff [17], celui-ci se contente d’évoquer en passant quelques rencontres, décevantes et pleines de malentendus, avec ce jeune avocat prétentieux de Bordeaux, concluant que ce dernier ne s’intéressait pas vraiment à la Chine ni d’ailleurs aux Chinois (comme le confirme malgré lui la remarque de Montesquieu selon laquelle « les Chinois gagnent à ne pas être connus »). Les questions insistantes de Monsieur Montesquieu auraient témoigné aux yeux de Hoange d’un européocentrisme méprisant concernant les mœurs chinoises, réaction qui a pour envers la naïveté consternante que Montesquieu retient des propos et conduites attribués au « petit Chinois » découvrant les mœurs parisiennes (Volpihac-Auger 2017 : 75).
L’animosité anti-jésuite de Montesquieu, notamment à propos de l’idéalisation du régime despotique de gouvernement, est bien connue [18]. Les philosophes auront chacun leurs missionnaires et leur « Chinois ». Leibniz enchanté et passionné par la civilisation chinoise, ou par ce qu’en disent ses correspondants de la Mission de Chine, apportera par contre en tant que protestant tout son soutien aux écrits et positions des Jésuites, y compris dans la querelle des rites (Leibniz 1987). Selon les spécialistes d’aujourd’hui (Volpihac-Auger 2017, et autres auteurs du Dictionnaire Montesquieu, 2013), les rencontres parisiennes de Montesquieu étaient surtout collectives, et les remarques sur la Chine qui sont censées en témoigner sont sans doute tirées des notes du juriste et linguiste Fréret, et en aucun cas d’un « auteur » qui serait Montesquieu [19].
De fait la vraie rencontre passionnée, « le dialogue intense et personnel » qui est censé caractériser le moment de la rencontre de « l’individu-monde », pour reprendre le concept de D. Fabre (Fabre 2008 : 280), se fait essentiellement avec le linguiste juriste Fréret (Volpihac-Auger 2013, Elisseeff 1979). Elle a pour enjeu le décodage de l’écriture chinoise et de ses 214 clés (que l’on assimile encore aux hiéroglyphes égyptiens ou à des idéogrammes de l’écriture primitive « antédiluvienne »). Viviane Alleton nous rappelle l’écart significatif qui existe entre l’approche très pragmatique de Ricci, « soucieux de ne rien alléguer qui ne soit soutenu par la possession de la langue et le recours aux originaux », et capable de parler, lire, de rédiger en chinois et de traduire aussi bien du chinois que vers cette langue, et les spéculations postérieures du XVIIe siècle sur les idéogrammes chinois comme « caractères réels » d’une langue universelle ou comme langue primitive de la Révélation. Les exégètes catholiques, et même jésuites de l’après-Ricci, qui font pression sur Hoange, continuent à croire que cette écriture « primitive » dérive des Égyptiens et des Hébreux, via les tribus perdues d’Israël. Le père Jésuite, quelque peu dissident, J. F. Foucquet [1665-1741], qui ramène dans ses caisses un stock impressionnant de livres accumulés lors de son séjour en Chine (mais aussi le fameux Jean Hou, selon Spence 1988), est comme d’autres un partisan convaincu et militant des thèses sur l’origine égyptienne ou hébraïque des hexagrammes chinois (Foucquet 2019), thèses allant de pair avec la théologie de la « révélation primitive » qui font des religions chinoises les archi-traces des mystères chrétiens. L’enjeu proprement « ethnographique » de l’observation des mœurs ou du gouvernement de la Chine qui intéresse, non sans parti pris, Montesquieu, n’est donc pas dans un premier temps au centre de cette obsession des origines [20].
L’abbé Bignon, le bibliothécaire en titre du roi, qui a offert à Hoange (en rupture de vocation et de contrat avec ses protecteurs ecclésiastiques à la suite de son mariage) la pension d’interprète du roi, met son obligé sur la voie de la constitution d’une grammaire et d’un projet de dictionnaire qui permettent l’accès autonome aux écrits chinois. L’emprisonnement de Fréret, compagnon d’échange de Hoange, pour raisons politiques (liées à sa curiosité généalogique concernant la famille royale), casse l’enthousiasme des projets communs de traduction de la littérature chinoise. La prise de conscience du double jeu d’Étienne Fourmont, spécialiste érudit des inscriptions et lettres chinoises, qui sous couvert de protections et d’aide à l’édition, s’approprie les connaissances de Hoange et les avancées de la grammaire et du dictionnaire amorcées avec Fréret, précipite ses déconvenues et ses déceptions (Ellisseeff 1985 :183), et réveillent en lui tous ses déchirements culturels et ses remords patriotiques.
Les Chinois qui débarquent en Europe ne sont pas des aventuriers solitaires, ils sont fortement accompagnés et entourés, et pris d’emblée dans les jeux de cour des princes, dans les filets des spéculations missionnaires, dans les querelles confessionnelles sur les rites, et sont accaparés par les intérêts savants de nos philosophes éclairés (Montesquieu, Voltaire et Leibniz). Dans le montage narratif que nous propose Daniel Fabre, ce qui est le plus remarquable c’est moins la thèse de la relation en miroir du personnage du Persan et du Chinois de Paris que la passion de la fiction vraisemblable qui s’emballe autour de l’évocation des mystères de l’altérité chinoise dont l’écriture fournit la clé [21]. D. Fabre pratique volontiers dans son enquête de vérité le mode du « je sais bien mais quand même » : « cette solide hypothèse », nous dit-il [l’attribution vraisemblable des Remarques sur la Chine aux notes de Fréret, thèse reprise par Volpihac-Auger dans son tout dernier Montesquieu de 2007 : 74-75] n’infirme pas l’intérêt de ce document : bien au contraire, elle éclaire les contours d’une expérience oubliée mais capitale, qui fut vécue collectivement autour de Arcadio Hoang… » (Fabre 2008 : 282, nos italiques). Une expérience collective, oubliée, sans traces, non dite, et néanmoins partagée par le jeune Montesquieu, celle de « jeunes gens » parisiens fascinés par la différence et l’écoute de la parole énigmatique de l’autre qui vient d’ailleurs.
Reste qu’avec le recul, selon Elisseeff (1985 : 180), le petit Chinois des salons parisiens se refuse à jouer le jeu de la mise en scène de la différence (je ne suis pas un personnage de théâtre). Il est finalement le témoin malgré lui d’un siècle de crise de l’altérité chinoise, prise aux pièges de l’entre-deux-mondes. À ce titre, Hoange fait imploser la figure de l’individu-monde parce qu’il est d’abord un individu singulier, en aucun cas un type idéal : « Car, souligne D. Fabre, l’individu-monde, tel que Montesquieu en dessinera dans les Lettres persanes la figure fictive, n’est pas a priori le représentant idéal d’une altérité qu’il rend accessible, il est d’abord un individu défait et reconstruit dans une histoire chaotique dont témoigne sa vie [22]. »
Conclusion : faire le pont entre les ailleurs
La personnalité « clivée » (au sens freudien) que suggèrent les propos que l’on prête au « dernier » Chinois de Paris n’a pas engendré un être de partout et de nulle part, un cosmopolite apatride, épousant selon ses interlocuteurs le personnage qu’ils attendent [23]. La lecture ou la relecture finalement tardive des écrits missionnaires sur la Chine, encouragée par son ami le géographe Delisle, scandalise Hoange sur bien des points (au même titre que les questions de Montesquieu). Il s’interroge sur ce« pompeux savoir de la Chine » de ces messieurs « sinologues », mais il n’en conclut pas pour autant que seul un Chinois peut comprendre les Chinois. Au contraire : « Je ne crus pas impossible de découvrir, même chez les étrangers, des choses à apprendre sur ma patrie d’origine » (Elisseeff 1985 : 142 ). Celui qui a renoncé à toute vocation ecclésiastique ou religieuse, pour se marier et avoir des enfants, restera jusqu’au bout fidèle, dans le déchirement, à la foi chrétienne des frères des Missions étrangères et à ses pères. Les accommodements et les compromis complaisants du jésuitisme le heurtent autant que les préjugés ethnocentristes des esprits éclairés ou missionnaires qu’il découvre dans les livres.
La thèse paradoxale la plus intéressante de Daniel Fabre, renouant avec l’anthropologie des écarts de sensibilités et des controverses religieuses d’une Chine diffractée, est que la fidélité au radicalisme apostolique de son père est la voie qui encourage par contrecoup Hoange à redécouvrir ou à réinventer une authenticité chinoise autre (Fabre 2008 : 293). La « profession de foi » du nouveau converti (dans la fiction vraisemblable de D. Fabre) est néanmoins bien éloignée d’une vocation d’apôtre de la différence, à la manière du fameux « Indien du pape » de Tristes Tropiques. Rappelons que ce jeune bororo élevé par les Pères salésiens fut envoyé à Rome et reçu par le Saint-Père. Mais, une fois de retour au Brésil, la perspective et les contraintes d’un mariage chrétien créent chez lui une crise spirituelle dont il sort reconquis par le vieil idéal bororo et reconverti à une vie exemplaire de sauvage. Cet aller-retour fit de lui, non sans ironie selon Lévi-Strauss, un excellent informateur et « un merveilleux professeur en sociologie bororo » (Lévi-Strauss 1955 : 250-251).
De l’Indien du pape au Chinois du Roi-soleil en passant par le jésuite de l’Empereur, le fil rouge est le même. En un mot, l’individu-monde, le « dernier », se construit dans l’interaction « première » et l’authenticité de l’origine se nourrit du retour sur soi ou à soi, sous le regard de l’autre. La posture du Chinois de Paris se révèle plutôt médiatrice et dialogique, arc-boutée sur ses deux patries, sur le plan scientifique autant que sur le plan spirituel. C’est dans ce regard croisé, ou dans cette curiosité réflexive engendrée par la réciprocité de perspective, que réside la vraie leçon d’anthropologie de cette figure culturellement double qui fait le pont entre les ailleurs.
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