Expliquant sa décision de transcrire les notes de terrain de Nadel et les journaux de ses premiers travaux sur le terrain dans le royaume des Nupe, l’anthropologue Peter Loizos souligne la place de Nadel dans l’anthropologie britannique : « Dans le cas de Nadel, nous avons affaire à une figure d’importance. Bien qu’il n’ait pas bénéficié du même degré d’attention dans les manuels et les histoires de l’anthropologie que Malinowski, Firth, Fortes, Gluckman ou Leach, son nom doit certainement figurer au deuxième rang des savants britanniques de l’époque. Au cours de sa brève vie professionnelle, il a produit cinq livres importants, de nombreux articles et occupé une chaire prestigieuse à la nouvelle Australian National University. Ses collègues se souvenaient de lui comme d’un esprit exceptionnel et bien conscient de sa prééminence [1]. »
Au moment où se crée une chaire d’anthropologie à l’Université nationale australienne de Canberra, alors que le nom de Nadel est proposé, l’anthropologue Raymond Firth, conseiller du Conseil provisoire, fournit « à son sujet quelques informations personnelles – son origine, sa formation, son âge, son caractère, etc. [2] ». Il présente un court portrait de la personnalité générale de Nadel, se concentrant sur ses capacités en tant qu’enseignant et théoricien, soulignant que ses « origines sont viennoises (et d’ascendance partiellement juive) ». Firth fait référence aux expériences de Nadel en tant qu’anthropologue du gouvernement au Soudan et à ses activités pendant la guerre, qui comprenaient l’occupation de postes dans les affaires civiles en Érythrée et en Tripolitaine. Selon lui, cette expérience avait conduit Nadel à devenir « très britannique... Siegfried s’appelle désormais Fred ». Ce dernier est, selon Firth, « plutôt facile à vivre et extrêmement compétent. Parle très librement mais à bon escient. Une très bonne connaissance de la sociologie et de la psychologie (auxquelles il a été formé à Vienne) ainsi que de l’anthropologie sociale et avec le goût d’un homme cultivé pour les arts et une très bonne connaissance de la musique ». Il insiste sur le fait que Nadel « dispose d’une très bonne formation théorique qu’il affine depuis deux ans, et qu’il est maintenant prêt à systématiser – il a entrepris la rédaction, déjà bien avancée, d’un livre. Très stimulant pour les élèves de tous niveaux [3] ». La brève déclaration de Firth ne rend pas justice au chemin que la vie de Nadel lui a fait parcourir [4]. Comme le souligne Loizos :
« (...) [S]i Nadel avait réussi pas mal de choses, il avait aussi dû pour cela faire un long voyage intellectuel et culturel. Il avait mûri dans un contexte viennois tendu en raison des conflits politiques entre socialistes et nationalistes conservateurs. En 1919, alors que Nadel était écolier, les sociaux-démocrates autrichiens avaient surmonté deux tentatives des communistes locaux pour prendre le pouvoir. Les socialistes et les nationalistes conservateurs s’étaient violemment affrontés en 1927, et l’antisémitisme s’affichait de plus en plus ouvertement à mesure que les national-socialistes montaient en puissance en Allemagne [5]. »
Il ne fait aucun doute que lorsque la nouvelle de la guerre civile autrichienne (le soulèvement de février 1934) lui parvient en février 1934 et, qu’en juillet, une tentative de coup d’État nazi entraîne l’assassinat du dictateur autrichien Englebert Dollfuss, son retour à Vienne devient difficilement envisageable et il a plus de raisons de rester à Londres pour y poursuivre une carrière en anthropologie [6].
Siegfried Ferdinand Stephan Nadel naît le 24 avril 1903 à Lemberg, en Galice, sous la monarchie des Habsbourg [7]. Ses deux parents sont nés à Lemberg. Son père, conseiller ferroviaire principal, s’installe avec sa femme et leurs deux enfants à Vienne en 1912 [8]. Jana Salat n’offre aucune explication de ce déménagement [9]. Cependant, l’historienne Marsha Rozenblit soutient que les Juifs qui « émigraient de Galice à Vienne n’étaient pas des Juifs galiciens typiques ». En fait, ils étaient beaucoup plus urbains que les Juifs galiciens dans leur ensemble. Que ce soit à cause d’une plus grande pauvreté, d’une plus grande mobilité ou d’un accès plus aisé aux moyens de transport, les Juifs vivant dans les villes de Galice étaient beaucoup plus susceptibles de déménager à Vienne que tout autre Juif de la province [10] ».
Après avoir fréquenté le Gymnasium (Vienne), de 1913 à 1921, Nadel s’inscrit à l’Académie de musique de l’université de Vienne ; sa première ambition est de devenir chef d’orchestre et compositeur. La musique le conduit à la psychologie de la musique et à la psychologie générale qui, à l’époque, était affiliée à la philosophie. Il soutient sa thèse (en musicologie) en novembre 1925. Cette année-là, il est également chef assistant temporaire à l’Opéra de Düsseldorf. L’année suivante, il épouse Lisbeth Braun (née en 1900), également musicologue. En 1927, il fonde sa propre compagnie d’opéra qui fait des tournées en Tchécoslovaquie. Après un bref séjour en Angleterre dans une école d’été de musique, il retourne à Vienne où il continue à travailler comme musicologue, s’intéressant à la musique africaine, javanaise et caucasienne. Il travaille au Musikkonservatorium, où il trie les archives ethno-musicales de Rudolf Poch puis dresse le catalogue des instruments de musique pour le Wiener Museum für Völkerkunde. Il s’intéresse toujours à la psychologie et se montre un membre actif des colloques de psychologie de Karl Bühler. Durant cette période, il travaille également comme assistant à l’Institut de psychologie [11].
En 1930, il présenté un « traité de probation » (une habilitation) pour être admis comme professeur à la faculté de philosophie de l’université de Vienne. Son sujet s’intitule « Der Duale Sinn der Musik. Versuch einer musikalischen Typologie » (« La double nature de la musique : une typologie musicale ») [12]. Il cherche alors à obtenir l’autorisation d’enseigner (la venia legendi) la théorie musicale comparée, la psychologie de la musique et l’esthétique de la musique. Les notes manuscrites font apparaître un désaccord entre les membres du jury au sujet de la psychologie de la musique. On reproche au travail de Nadel de n’avoir pas fondé son approche sur l’histoire. En conséquence, Nadel est invité à retirer sa candidature [13]. L’historien Sander Gilman écrit qu’« on présumait en général à Vienne qu’un « esprit juif » l’emportait sur la conversion ou l’assimilation et que cet esprit manquait fondamentalement d’originalité [14] ». Ce sentiment a vraisemblablement influencé la décision des examinateurs [15].
Selon Gilman, au moment où Nadel présente sa demande, Vienne est probablement la ville la plus antisémite d’Europe centrale [16]. Une loi est adoptée en 1926 qui restreint la vie des Juifs autrichiens. Après la Première Guerre mondiale, un mouvement continu conduit les Juifs d’Europe de l’Est (par exemple Galice et Hongrie, notamment Budapest),) vers Vienne et de là vers Berlin. Après 1933, et la montée au pouvoir d’Hitler, ceux qui le peuvent partent pour les États-Unis ou l’Angleterre [17]. Bien que la famille de Nadel se soit convertie au catholicisme [18], les restrictions qui lui sont imposées et les difficultés qu’il rencontre pour poursuivre sa vocation musicale, ainsi que l’antisémitisme à Vienne, l’ont très probablement incité à partir avec Lisbeth pour Berlin où il travaille à une biographie du compositeur et pianiste Feruccio Busoni [19] : Feruccio Busoni, 1866-1924. C’est la dernière publication majeure de Nadel sur la musique [20].
À Berlin, « les possibilités d’étudier la musicologie des peuples primitifs étaient encore plus grandes qu’à Vienne », mais l’intérêt de Nadel a changé : il se montre rapidement « de plus en plus intrigué par les problèmes de l’ethnologie [21] ». Les ethnomusicologues Kurt Sachs et Erich von Hornbostel le présentent à Diedrich Westermann, alors professeur de langues africaines à l’université de Berlin, membre éminent de l’Institut international des langues et cultures africaines (plus tard connu sous le nom d’Institut africain international) et rédacteur de la revue Africa [22]. Douze mois plus tard, Nadel, avec le soutien de Westermann, avec lequel il a étudié les langues africaines, reçoit une prestigieuse bourse de la Fondation Rockefeller pour étudier à la London School of Economics (LSE) [23]. Salat écrit qu’il s’est « anglicisé » en un temps étonnamment court. « Il n’avait guère de meilleure connaissance de l’anglais que ce qu’il avait appris à l’école, mais sa capacité à maîtriser une langue en un temps record s’y est avérée utile aussi bien que dans son travail de terrain. Très rapidement [...] les premiers comptes rendus signés par Nadel paraissent en anglais [24].
Nadel s’inscrit comme doctorant au département d’anthropologie de la London School of Economics, sous la direction de Charles Seligman et Bronislaw Malinowski [25]. En 1933, il est nommé chercheur à l’International Africa Institute, et c’est en cette qualité qu’il entreprend deux expéditions en Afrique de l’Ouest (royaume des Nupe au nord du Nigeria) en 1933-1934 et 1935-1936. En 1935, il rédige rapidement, en neuf mois, « une courte thèse de doctorat plutôt théorique [26] ». A Black Byzantium : the Kingdom of the Nupe in Nigeria (Byzance noire : le royaume des Nupe du Nigeria), est issu de ce travail de terrain, publié en 1942 [27]. Michael Young, anthropologue et biographe de Malinowski, m’a fait remarquer que Nadel « était un pionnier de l’ethnographie multi-située, imposée par la taille et la complexité du royaume des Nupe [28] ».
La raison pour laquelle Nadel choisit les Nupe n’est pas claire. Cependant, dans son introduction à Black Byzantium, il explique au lecteur qu’il doit « une gratitude particulière à Sir Gordon Lethem, alors gouverneur des îles Sous-le-Vent et auparavant lieutenant-gouverneur du nord du Nigeria, qui a le premier attiré [s]on attention sur la tribu des Nupe [29] ». Loizos souligne à juste titre qu’un administrateur colonial supérieur qui suggère un site de terrain à un jeune anthropologue prometteur le fait « parce qu’on attend de lui qu’il agisse avec discrétion et, d’autre part, que l’administration apprenne quelque chose de cette rencontre [30] ». En fait, Nadel se félicite de l’occasion de faire « de l’anthropologie appliquée » en produisant la connaissance de la structure sociale de groupes autochtones sur laquelle une administration indigène saine et harmonieuse, telle qu’elle est envisagée dans le cadre de l’Indirect Rule, devrait s’appuyer [31] ». Nadel se révèle un fervent partisan de l’implication de l’anthropologie dans le colonialisme, afin d’améliorer les politiques en faveur des colonisés. En cela, il n’est pas seul [32]. Depuis ses débuts professionnels dans les années 1920, l’anthropologie a directement ou indirectement contribué à la formulation ou à la mise en œuvre d’une politique coloniale qui n’a été sérieusement remise en question que vers la fin des années 1960 [33].
L’Indirect Rule, cependant, n’était pas l’objectif principal de Nadel, malgré son intérêt à long terme pour l’anthropologie appliquée [34]. Loizos et Salat soulignent tous deux que son analyse d’un État africain « est très en avance sur les attendus classiques de l’anthropologie fonctionnaliste ». Il montre une compréhension de l’État comme « l’incarnation du pouvoir de classe et il voit le rituel entourant la monarchie pour ce qu’il est, ni plus ni moins qu’un instrument propre à entretenir une mystique politique [35]. Loizos ajoute dans sa recension du livre de Salat, Reasoning as Enterprise, que « l’idée la plus précieuse dont Nadel a été un précurseur dans l’anthropologie britannique fut la compréhension du rôle crucial de la coercition et de la domination dans les systèmes étatiques [...] [Il] a été parmi les premiers à voir que ce qu’il appelait l’ ’idéologie’ était une force puissante et presque indépendante tant dans des tribus complexes, que dans des royaumes [36] ».
Tout en maintenant son intérêt pour l’anthropologie appliquée, il prend un poste d’anthropologue au sein du gouvernement du Soudan Anglo-égyptien. Il doit mener des recherches sociologiques dans la région peu connue des monts Nouba, pour connaître les tribus de cette région et conseiller le gouvernement sur les questions d’« administration indigène ». Les résultats de ce travail sur le terrain, déclare-t-il dans sa candidature à un poste de maître de conférences à la London School of Economics, ont été « incorporés » dans The Nuba : An Anthropological Study of the Hill Tribes of Kordofan (1947). Il s’enrôle dans l’armée britannique en 1941 et est affecté à l’armée d’occupation en Éthiopie et en Érythrée, puis il est nommé officier supérieur des affaires civiles et secrétaire aux affaires indigènes (avec rang de major) dans l’administration militaire britannique de ce pays. À son retour de congé, il est affecté en Tripolitaine comme « officier d’état-major du QG, [...] avec les fonctions de secrétaire aux Affaires indigènes [37] ».
Un poste de maître de conférences à la LSE lui est offert à la mi-1945, mais il n’est en mesure de le prendre qu’en mai de l’année suivante, lorsqu’il est démobilisé [38]. En octobre 1948, il est nommé lecteur au Kings College, à l’université de Durham, à Newcastle. L’anthropologue Paul Sillitoe, de l’université de Durham, note que les diplômes de premier cycle et les diplômes d’études supérieures, figurant pour la première fois dans le calendrier de l’année universitaire 1949-1950, sont restés longtemps après son départ pour Canberra à peu près tels que Nadel les avait conçus [39].
En 1948, l’Université nationale australienne (ANU) nouvellement créée cherche son tout premier professeur d’anthropologie pour la Research School of Pacific Studies. Pour Raymond Firth, qui conseille l’ANU sur ces nominations, le choix est entre Meyer Fortes et S. F. Nadel. Sa préférence va à Nadel. Dans le document qu’il rédige en sa faveur, Firth met en avant ses qualités de professeur : « Il est extrêmement stimulant pour les étudiants et un très bon professeur. » Il conclut qu’il ne peut imaginer « personne de plus compétent que lui pour occuper une nouvelle chaire dans un domaine aussi important qui exige une grande capacité théorique [40] ». Nadel accepte le poste et arrive à Canberra en février 1950. Firth, conscient que Nadel a une expertise d’africaniste et ne connaît pas la région du Pacifique, se montre certain qu’il y remédiera très rapidement et que son expérience comparative en Afrique serait d’une grande valeur. Jack Goody écrit que, comme Fortes, Nadel ne se considère pas comme un africaniste, ou comme le spécialiste de certaines régions, mais plutôt comme un sociologue comparatif en ce sens que leur compréhension n’était pas, de leur point de vue, limitée à une seule culture [une région], mais s’attachait à la culture humaine elle-même [41].
Quelques semaines après son arrivée en 1951, il élabore un vaste programme de recherche dans lequel il expose « les principaux problèmes de recherche auxquels le Département d’anthropologie, tel qu[‘il] l’envisage, sera confronté [42] ». Il vise à satisfaire des intérêts concurrents, destinés à servir de « base à la planification de recherches coordonnées entre les Écoles de recherche en études du Pacifique et en sciences sociales », mais aussi en fonction des « intérêts et du nombre d’universitaires disponibles ». Il combine recherche universitaire et aspects pratiques [43]. Nadel n’opère pas une distinction nette entre la sociologie et l’anthropologie en ce qui concerne le sujet de la recherche. Les projets se concentrent sur les hautes terres de la Nouvelle-Guinée et couvrent divers sujets : le changement social dans les îles du Pacifique ; le « problème multiforme de l’adaptation d’une population primitive aux valeurs et modes de vie modernes » ; ou encore « une étude du processus d’assimilation des immigrants européens récents en Australie ». Son projet final, « qu’[il] voudrai[t] mener [lui]-même », est l’étude d’une communauté indonésienne. Ces projets de recherche ont constitué la base de la recherche anthropologique à l’ANU dans les années 1950 et 1960.
Nadel meurt inopinément le 14 janvier 1956. W. R. Crocker, diplomate australien de haut rang et premier responsable des relations internationales au sein de l’ANU, déclare à son collègue Marcus Oliphant que Nadel, « un Juif d’Europe centrale (...) est mort subitement (...), ambitieux et entreprenant jusqu’au bout. À la surprise générale, il fut enterré en tant que catholique romain ; bien qu’il n’ait pas été pratiquant, il avait reçu le baptême catholique [44] ».
Au cours de ses six années passées à l’ANU, il avait réussi à « établir une chaire et un département connus dans le monde anthropologique, et à lancer et diriger la coordination d’une vingtaine de programmes de recherche importants sur le terrain qui ont été menés à leur terme [45] ». En effet, il y avait trois qualités pour lesquelles Derek Freeman, qui a rencontré pour la première fois Nadel à la LSE, se souvenait de lui. « L’esprit scientifique qui animait tant toutes ses activités ; « son intégrité absolue et son respect constant des principes éthiques ; et enfin, « un esprit d’une remarquable intelligence [46] ». Fortes, collègue et ami de longue date de Nadel (il fut le tuteur de sa fille), observait : « Ce qui impressionnait tous ceux qui ont rencontré Nadel [...] c’était la fécondité de ses idées [...] son audace dans la présentation de ses idées et sa capacité à répliquer rapidement aux autres points de vue [47] ».