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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

Le jeune musée de l’Homme à l’épreuve de la guerre et de l’Occupation (1938-1949)

Christine Laurière

CNRS (UMR9022 Héritages)

2019
To cite this article

Laurière, Christine, 2019. « Le jeune musée de l’Homme à l’épreuve de la guerre et de l’Occupation (1938-1949) », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article1681.html

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Published as part of the research theme « History of French Anthropology and the Ethnology of France (1900-1980) », directed by Christine Laurière (IIAC-LAHIC, CNRS, Paris).

1938. Un musée en rupture

À la façon du calendrier maya, le processus de destruction/création d’un musée anthropologique semble obéir, en France, à un cycle sexagésimal depuis 1878. Tous les soixante ans en effet, un nouveau projet est sorti de terre – musée d’ethnographie du Trocadéro, musée de l’Homme, musée du quai Branly, se sont ainsi succédé en capitalisant sur le même fonds de collections publiques, augmentées à chaque fois par des restructurations et des acquisitions [1]. Cette histoire heurtée, qui bégaie parfois, est marquée par des réussites qui se transforment immanquablement en échecs, les succès d’un moment donné débouchant régulièrement sur une impasse, une faillite institutionnelle et intellectuelle, deux générations plus tard, du fait de l’obsolescence très rapide de ce type d’institution. Chaque fois, la reconfiguration du champ muséal anthropologique s’accompagne d’une rhétorique reposant, au mieux, sur des propos balayant l’ordre ancien d’un revers de la main oublieux du passé, au pire, sur un mélange d’imprécations excommunicatrices. Elle entraîne une redéfinition des enjeux en matière scientifique, un renouvellement du discours à destination de la communauté des pairs et du public. Elle obéit également à des enjeux politiques bien réels, comme si la nation, ses dirigeants et ses savants, mais aussi la société, avaient du mal à s’identifier à ces lieux finalement jugés problématiques en ce qu’ils interrogent la réalité du monde, sa mise en ordre symbolique, jusqu’à retentir sur le roman national français dont les échos se trouvent alors plus ou moins déformés ; comme s’il fallait régulièrement redéfinir l’identité et la place de ce couple – jamais réifié une fois pour toutes – que forment l’Autre et Nous dans notre société, selon de nouveaux canons, dans un contexte géopolitique, social, culturel, en évolution. Cela témoigne aussi des changements de paradigmes scientifiques et intellectuels qui viennent remettre en question nos certitudes et nos grilles de lecture. Cette dimension politique cruciale de la science, sous ses aspects idéologiques, partisans, militants mais aussi au sens de politique scientifique et institutionnelle, ne doit pas être occultée car elle est riche d’enseignements.

La création du musée de l’Homme n’échappa pas à cette règle : c’est un « phénix né des cendres du musée d’ethnographie du Trocadéro », rappelait Georges Henri Rivière, sous-directeur et protagoniste majeur de la « grande aventure de la période 1928-1937 [2] » de l’ancienne institution. Paradoxalement, cette destruction survint au moment même où le Trocadéro venait d’achever sa mue, après huit années d’une profonde rénovation et d’une restructuration qui avait coûté près de neuf millions de francs. En apprenant la nouvelle sur le terrain, à Sanga, en pays dogon, grâce à une lettre de son compagnon André Schaeffner, Denise Paulme réagit de façon viscérale : « La démolition du Troca me navre. C’est un véritable meurtre. Ce n’est pas seulement l’œuvre accomplie que l’on atteint mais aussi, je le crains, l’esprit qui nous animait tous ; reconstituer tout cela en 1937 sera bien difficile, Rivet y a-t-il pensé ? Quelle amertume pour GHR [Georges Henri Rivière], quelle tristesse que notre dispersion à tous [3]. » Dès l’été 1935, au moment de la fermeture du musée d’ethnographie du Trocadéro pour faire place au chantier d’édification du palais de Chaillot qui abritera le futur musée de l’Homme, la crainte de voir s’évanouir « l’esprit Trocadéro » hante les conversations et les lettres de l’équipe dévouée qui travailla avec acharnement et succès à sortir le musée des limbes dans lesquels il avait progressivement sombré depuis les années 1890. « Le beau Trocadéro m’a bien l’air d’un bateau désemparé et prêt à couler » prophétise Alfred Métraux en avril 1936, très pessimiste à la lecture des missives de ses collègues et amis comme Yvonne Oddon, Henri Lehmann, découragés par ce nouveau chantier qui malmène les collections, impose des conditions de travail éprouvantes au milieu des décombres.

On comprend mieux ces réactions si on sait tout ce que ce travail de modernisation du Trocadéro doit à la « petite famille ethnographique [4] » rassemblée par Paul Rivet et Georges Henri Rivière, dotée d’un solide esprit de corps formé par et mis au service d’une œuvre collective. Doués d’un enthousiasme communicatif, sachant repérer et susciter des vocations, capables de confier des responsabilités importantes à des novices qui allaient se former sur le tas, ils mobilisèrent autour d’eux une « petite armée d’une cinquantaine » de cadres professionnels et de bénévoles dévoués venant de tous les horizons, qui se renouvela au gré des promotions d’étudiants de l’Institut d’ethnologie et du temps libre des uns et des autres – le chiffre avoisina d’ailleurs bien souvent la centaine. Paul Rivet et Georges Henri Rivière misèrent sur leur réseau d’interconnaissances, ils laissèrent venir à eux des personnalités atypiques, des autodidactes (comme André Leroi-Gourhan) qui étaient prêts à accepter les aléas d’une carrière encore bien incertaine. Nommé sous-directeur du musée en mai 1928, Georges Henri Rivière prit très vite des initiatives décisives qui favorisèrent l’éclosion d’un esprit d’équipe, l’émergence d’une ambiance à la fois studieuse et chaleureuse qui les souda tous au nom d’une œuvre scientifique qui les transcendait. Fin 1929, il créa une cantine avec de grandes tablées qui restaurait gratuitement tout le personnel, financée grâce aux subsides de la Société des amis du musée d’ethnographie du Trocadéro et avec ses propres deniers. Il fit aménager une spacieuse salle de travail commune où « se coudo[ya]ient savants en herbe et chevronnés, gens d’avant-garde, femmes du monde [5] » désœuvrées, qui ne ménageaient pas leurs peines afin de transformer un endroit poussiéreux en un musée attrayant, moderne et populaire. Les salles de travail ressemblaient à « un essaim bourdonnant de jeunes assistants et assistantes [qui] décriv[ai]ent des objets ethnographiques, les numérot[ai]ent, les dessin[ai]ent [6] ». Marcel Cohen se souvient que des « tables de ping-pong [avaient été] installées entre des statues mexicaines [7] » pour se délasser. On travaillait tard le soir, souvent dans la presse d’une exposition imminente dont les dernières caisses d’objets arrivaient tardivement. La polyvalence était la règle parmi les membres du musée, les gardiens donnant très souvent un sérieux coup de main dans le montage des expositions, le déballage des caisses, l’aménagement des salles. Les expositions se suivaient à un rythme trépidant, puisqu’une bonne soixantaine fut organisée entre 1930 et 1935. Certains soirs, Rivière organisait des parties avec orchestre dans le musée pour remercier les bénévoles. Le samedi soir, « après une semaine d’un exaltant travail collectif », un petit groupe d’ethnologues avait ses habitudes au bal antillais de la rue Blomet, « alors lieu de rencontre de l’avant-garde intellectuelle et artistique de Paris [8] ». Une fois partis en mission, les ethnologues écrivaient pour donner et prendre des nouvelles du Troca, qui constituait bien leur seconde famille. Une forte endogamie régnait au Trocadéro, pas uniquement parmi les jeunes ethnologues ; les couples se faisaient et se défaisaient.

Sans pouvoir s’y attarder ici, il faut noter plusieurs faits. L’immense majorité des étudiants (qui devaient tous travailler au musée pour leurs travaux pratiques et se familiariser avec les objets) provenait d’horizons intellectuels et de milieux sociaux très divers, ce qui démontre que l’ethnologie, science en construction en même temps que fédération disciplinaire, n’avait pas vraiment les moyens de se montrer très exigeante sur l’impeccabilité du cursus académique de ses recrues. Un profil comme celui de Jacques Soustelle (plus jeune agrégé de philosophie de France) était alors rare. Si on la compare aux autres sciences sociales, l’ethnologie accueillait une proportion importante de femmes qui constituaient un bon cinquième des étudiants et qui partaient elles aussi sur le terrain soit avec une collègue (Thérèse Rivière avec Germaine Tillion dans les Aurès) soit avec un compagnon (Dina avec Claude Lévi-Strauss) soit en groupe (mission Sahara-Soudan en 1935, avec Hélène Gordon et Solange de Breteuil sous la responsabilité de Marcel Griaule). Le musée du Trocadéro se caractérisait également par son cosmopolitisme : outre les Français ressortissants de colonies ou d’anciennes colonies (Jacques Roumain, Paul Hazoumé), il se montre accueillant pour de nombreux étrangers (en particulier des Russes blancs comme Anatole Lewitzky, des juifs allemands exilés comme Henri Lehmann, Paul Kirchoff, Curt Sachs, des émigrés d’Europe centrale comme Georges Devereux, Deborah Lifchitz) que Rivet et Rivière aidèrent à se stabiliser à Paris en intervenant pour faciliter leur naturalisation, ou recommandèrent s’ils n’y restèrent que quelques mois avant de partir aux États-Unis. C’était un milieu professionnel majoritairement jeune, l’essentiel des membres du personnel, des étudiants, des bénévoles ayant une trentaine d’années voire moins. La forte solidarité au sein de ce petit milieu – qui n’empêcha pas tiraillements, désaccords et rivalités, loin de là – éclate aux yeux de l’historien qui lit les témoignages et les archives des institutions, des acteurs, de la période 1928-1935 du Trocadéro tant le musée suscite alors un investissement affectif qui dépasse le cadre strictement professionnel.

Il faut faire un sort à cette idée d’une continuité entre le Trocadéro de 1928-1935 et le musée de l’Homme ‒ le second n’est pas l’héritier du premier. Littéralement, il l’a éventré, il a emmuré ses ailes et, pour les besoins même de la propagande offensive du nouveau musée inauguré en juin 1938, Rivet finit par taire le travail accompli antérieurement pour ne pas brouiller l’image et le discours du nouveau musée de l’Homme. « Âme [9] » du Trocadéro, travaillant au projet du musée de l’Homme jusqu’en juillet 1937, Georges Henri Rivière connaît, de son propre aveu, l’« étrange, cruel et fascinant destin de devoir quitter une tâche au moment même de sa réalisation [10] » puisqu’il prend la direction du musée des Arts et Traditions populaires créé à partir des collections rurales françaises dont se défait le nouveau musée de l’Homme. Rivière excepté, la stabilité de l’équipe du personnel (scientifique et technique) assure la transition entre les deux institutions, avec des renforts récents et sans certains autres, partis en mission comme André Leroi-Gourhan ou Boris Vildé : Marcelle Bouteiller, Marie-Anne Cochet, Jacques Faublée, Roger Falck, Adrien Fedorowski, Robert Gessain, Marie-Louise Joubier, Harper Kelley, Henri Lehmann, Jean-Paul Lebeuf, M. Legrand (le chef des gardiens), Michel Leiris, Anatole Lewitzky, Deborah Lifchitz, Claudie Marcel-Dubois, Mlle Miakotine, Yvonne Oddon, Denise Paulme, André Schaeffner, Paule Le Scour, Jacques et Georgette Soustelle, Thérèse Rivière, Charles Van den Broek. C’est André Schaeffner qui, lors d’une réunion hebdomadaire des chargés de départements, à l’automne 1933, propose la dénomination « musée de l’Homme », immédiatement adoptée par Paul Rivet et Georges Henri Rivière.

Le projet scientifique, l’ambition intellectuelle, qui sous-tendent la création du musée de l’Homme, sont bien différents, tout comme la période historique, qui a dramatiquement changé. Il ne s’agit plus seulement d’un musée ethnographique, consacré à la culture matérielle des civilisations primitives et leur valorisation, mais d’un musée de l’homme biologique et culturel dans la mesure où le nouveau musée abrite également des collections de préhistoire, de paléontologie, d’anthropologie physique provenant du Muséum national d’histoire naturelle, changeant ainsi radicalement la configuration générale de l’institution, le rapport entre les disciplines. Le discours à destination du public dans une époque très troublée change également, ce qui n’empêche pas les ambigüités : antiraciste (virulent surtout en ce qui concerne la lutte contre l’antisémitisme et la réfutation de la supériorité de la « race aryenne » au sein des populations européennes) mais racialiste (distinction classique entre les trois « races »), humaniste mais colonialiste, culturaliste mais aussi essentialiste en ce qu’il fige les sociétés dans une pureté illusoire. Le musée de l’Homme collecte, préserve et présente les archives de l’humanité sous toutes leurs facettes : préhistoriques, physiques, culturelles, technologiques. Il explique au visiteur les origines de l’homme, il en montre la diversité physique dans l’unité de l’espèce humaine, la diversité culturelle. Avec l’accession de Paul Rivet à des responsabilités politiques à partir de mai 1935 (grâce au rassemblement des forces de gauche, il devient conseiller municipal du quartier Saint-Victor à Paris, préfigurant ainsi par son élection la possibilité même d’un Front populaire uni), la fonction et la définition même du musée vont nettement évoluer. L’idéal politique de vulgarisation du savoir pour les masses laborieuses correspond parfaitement aux aspirations idéologiques de Paul Rivet qui nourrit une conception militante de l’ethnologie comme discipline de vigilance, « école d’optimisme », outil au service de l’éducation du peuple à la diversité et à l’altérité, afin de combattre les stéréotypes sur des populations qu’on nommait alors encore volontiers primitives ou arriérées.

Nul autre que Paul Rivet n’aurait pu réussir à créer le musée de l’Homme : lui seul disposait alors de tous les leviers institutionnels, de l’autorité et de l’habileté politique pour incarner et imposer cette union disciplinaire qu’il avait rebaptisée aux forceps ethnologie dans les années 1920 pour éviter tout amalgame avec la Société d’anthropologie de Paris. Il n’empêche que cette union semble presque contre-nature, à tout le moins anachronique, si l’on considère la tendance de fond dans le champ naissant des sciences humaines et sociales qui reposait, depuis la fin du XIXe siècle, sur la disciplinarisation, l’autonomisation de sciences jusqu’alors sous le magistère d’une anthropologie qui se rêva généraliste (préhistoire, paléontologie, linguistique, ethnographie, psychologie, sociologie, histoire des religions, etc.) mais rétrécit son périmètre autour de l’anthropologie physique, le noyau dur qui la rapprochait des sciences naturelles et favorisait sa légitimation. Autre singularité : au regard des pays à forte et ancienne tradition anthropologique (Allemagne, Angleterre, États-Unis), la centralité du musée de l’Homme dans le dispositif d’enseignement et de recherche ne laisse pas d’étonner. Dans ce derniers pays, au même moment (les années 1920-1930), les liens institutionnels et nourriciers entre les musées ethnographiques et la discipline anthropologique sont en train de s’y distendre dans la mesure où la discipline acquiert son autonomie intellectuelle grâce à son ancrage universitaire et s’éloigne conceptuellement des objets ethnographiques, de la culture matérielle, pour devenir une anthropologie sociale ou culturelle. C’est tout le contraire en France, où ces deux champs de l’anthropologie sont consubstantiels l’un à l’autre voire fusionnels jusqu’à la fin des années 1960. Une autre configuration eût-elle été possible ? En 1927, Rivet prépare sa candidature à la chaire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle, à laquelle il sera élu en mars 1928, non sans une vive campagne orchestrée par ceux qui redoutent qu’il la dénature en introduisant de la littérature – entendez : de l’ethnographie – là où il ne saurait y avoir que biologie, anatomie et physiologie. Dès cette époque, il songe à rapprocher officiellement le musée d’ethnographie du Trocadéro de la chaire d’anthropologie du Muséum, afin d’obtenir de ce dernier des créations de postes (dont un sous-directeur) en faveur du musée, très pauvrement doté. Marcel Mauss, son ami sociologue qui dirige avec lui l’Institut d’ethnologie, pencherait plutôt pour une autre configuration : le rattachement à la faculté des lettres de l’Université de Paris, donc à l’Institut d’ethnologie. Rivet sait se montrer convaincant et fait taire les divergences parce que l’enjeu est important. La réaction de Mauss rappelle que l’ethnographie pouvait se prévaloir d’une filiation intellectuelle autre que naturaliste, qui avait davantage pris au sérieux l’ébranlement épistémologique qu’entraîna la prise en compte de matériaux ethnographiques travaillant les fondements mêmes de la réflexion dans des disciplines telles que l’histoire et la sociologie des religions, le droit, la philologie et la linguistique, la philosophie, la psychologie, etc. Si Marcel Mauss se laisse convaincre d’accepter un tel rapprochement institutionnel qui maintient l’ethnologie sous la dépendance des sciences naturelles, c’est bien parce que la trajectoire scientifique même de Paul Rivet lui fournit l’assurance que l’ethnographie ne sera pas négligée au profit de l’anthropologie physique et de la préhistoire. Considéré comme un renégat par la plupart des anatomistes et anthropologues physiques français influents dans les années 1920, Rivet, après une mission de cinq ans en Équateur (1901-1906), s’était rapidement détourné de l’anthropométrie au début de sa carrière, au tournant des années 1910, en en minorant la portée explicative, pour se consacrer à des études de technologie culturelle, de linguistique, puis à la question des origines des grandes migrations humaines au cours de l’histoire – autant de thématiques et de questionnements qui constituent bien la charpente intellectuelle du musée de l’Homme.

1938. Un musée prométhéen

Orchestrée de main de maître par Paul Rivet et Jacques Soustelle (qui a remplacé Georges Henri Rivière dans les fonctions de sous-directeur), l’inauguration du musée, le soir du lundi 20 juin 1938, « en grande pompe officielle de robes du soir, de fracs et d’uniformes [11] », suscite beaucoup de fierté chez le personnel qui présente invariablement son musée comme « le musée le plus moderne du monde ». Quelques jours auparavant, elle avait été précédée d’une inauguration « ouvrière » réservée au personnel et à tous les corps de métier intervenus tout au long de la construction et de l’aménagement du musée. Il était temps. L’ouverture du musée, qui aurait dû coïncider avec la tenue de l’Exposition internationale un an plus tôt – la date avait même été fixée au lundi 9 août 1937 –, avait été reportée à plusieurs reprises, en raison de difficultés budgétaires et des retards accumulés par les grands travaux. Pour le musée, Anatole Lewitzky suit leur avancement et veille à leur réalisation, non sans peine et tensions avec les architectes. Paul Rivet doit tempêter, faire jouer tous ses appuis politiques pour obtenir, à l’arrachée, l’achèvement des travaux du gros œuvre et d’aménagement intérieur des salles. Car la fermeture du musée, depuis trois ans, coûte très cher puisqu’il n’y a plus de rentrées d’argent. Espérant une ouverture prochaine sans cesse retardée, le musée dépense dix mille francs par mois pour le personnel extraordinaire venu prêter main forte à l’équipe habituelle. Dans les derniers mois, le travail est accablant pour honorer les « promesses envers le public ». À la question « Comment accélérer le travail », la solution prônée par Jacques Soustelle sonne comme une maxime : « Ne pas conformer le travail à l’horaire, mais l’horaire au travail [12]. » Et d’ajouter qu’il faudra travailler tard le soir à partir de la mi-avril. Le musée n’ouvre d’ailleurs pas toutes ses salles, loin s’en faut. Dans leur majorité, les services techniques et les départements ne sont pas encore installés dans leurs locaux définitifs car les travaux ne sont pas tous finis. De même, beaucoup de collections sont encore entassées dans des caisses. Mais le geste est là, symboliquement : le musée ouvre enfin, après une longue période de fermeture au public. Dans sa forme finale, il est plus sage, moins audacieux, que ne l’avaient imaginé l’équipe scientifique du musée et Paul Rivet : il n’y a plus de salle du trésor (comme dans l’ancien musée, ce qui permettait de présenter des objets exceptionnels selon des canons esthétiques), pas de salle de sociologie, ni salles et parcours pédagogiques dédiés aux enfants, ni salle de « beaux faux » pour relativiser les critères d’authenticité chers aux historiens de l’art classique et éduquer le regard de façon critique – autant d’éléments qui auraient rendu le musée davantage ethnographique, alors que c’est une science de synthèse, associant préhistoire, anthropologie physique et ethnographie, qui est mise en avant dans ce « temple de l’homme ».

D’une façon délibérément paradoxale, la soirée inaugurale illustre les relations complexes que le musée de l’Homme nourrit avec le monde de la culture et l’objet ethnographique. Michel Leiris fut le premier à le souligner, en notant que ce paradoxe était gravé en lettres dorées au fronton du musée de l’Homme – ce sont les stances de Paul Valéry, ami proche de Paul Rivet : « Choses rares ou Choses belles / Ici savamment assemblées / Instruisent l’œil à regarder / Comme jamais vues / Toutes choses qui sont au monde ». À bien y réfléchir, ces stances auraient sans doute été plus judicieusement placées au fronton d’un musée des beaux-arts, tandis que, accueillant le visiteur du musée de l’Homme, elles sont, pour de faux, associées à la philosophie de l’objet et de la culture déployée dans ses salles. Autre paradoxe qu’il faut souligner : qu’entend-on jouer le soir de l’inauguration ? Non pas un florilège de chants du monde – le musée fut pourtant le premier à créer un département d’ethnomusicologie –, mais une œuvre savante de deux membres de l’avant-garde artistique parisienne, une Cantate composée par Darius Milhaud sur des paroles de Robert Desnos. Là encore, cette association ferait davantage penser à un musée d’art moderne occidental qu’à un musée d’ethnographie « exotique ». Elle illustre les relations étroites nouées depuis dix ans entre les avant-gardes artistiques et le musée. Le génie du nom musée de l’Homme s’évertue, lui aussi, à brouiller les frontières : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger », semble-t-il affirmer, à la façon de Térence. Et pourtant, tout dans la muséographie du musée de l’Homme, dans la conception de l’objet (analysé comme objet témoin), de la culture (entendue ici comme culture matérielle), est aux antipodes de ces alliances de circonstances. S’inspirant des préceptes martelés par Marcel Mauss et Paul Rivet dans leurs cours à l’Institut d’ethnologie, Michel Leiris, l’auteur anonyme des Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques, prévenait ces mêmes collecteurs contre « les choses rares ou belles », contre les préjugés de la pureté de style et de la rareté, reprenant la formule provocante de Marcel Mauss sur la plus grande valeur informative, documentaire, de la boîte de conserves, comparée au « bijou le plus somptueux ou le timbre le plus rare ». Pour Paul Rivet, exposer ces objets, ces artefacts, c’est étudier et tenter de comprendre comment la culture se met en actes, se fabrique, comment l’homme transforme le monde et, ce faisant, comment il se transforme lui-même. Il s’attache à restituer leur valeur d’usage à ces objets, mais aussi ce que l’on pourrait appeler leur valeur ajoutée, c’est-à-dire tout ce que l’homme apporte en travaillant, en façonnant, la matière brute, dans des domaines aussi divers que la métallurgie, la céramique, la plumasserie, le tissage, etc. Pour l’équipe scientifique du musée de l’Homme tout comme pour Paul Rivet, l’homme est avant tout un homo faber, un être de fabrique, qui se réalise dans des pratiques indissociablement manuelles et intellectuelles. Loin de préoccupations uniquement esthétisantes – car il n’oublie pas que fabriquer un objet utile, ce peut être aussi fabriquer un bel objet –, Paul Rivet met en œuvre un principe de charité épistémologique qui vise à réhabiliter les créations manuelles, les processus de connaissance mis en branle dans l’acteur créateur, l’acte de fabrication. En somme, il n’hésite pas à rappeler « les origines laborieuses » des objets exposés [13]. Pour autant, les objets exposés ne sont pas forcément, et uniquement, des objets exceptionnels par leur qualité plastique, formelle : ce sont d’abord et surtout des « petites choses [14] », des objets du quotidien, fabriqués grâce à l’ingéniosité d’obscurs artisans, d’ouvriers oubliés qui ont œuvré à l’émancipation de l’homme grâce à l’outil et au savoir empirique. Paul Rivet prône l’écriture d’une autre histoire, qui privilégierait les contributions anonymes des artisans du quotidien qui donnent aux hommes les moyens de dominer leur environnement naturel, de s’y adapter et d’exploiter ses richesses. Une conception prométhéenne de la technologie sous-tend sa façon de faire de l’histoire et sa défense des sociétés non occidentales : le progrès de l’un est le progrès de tous, et s’ajoute au patrimoine commun. La création du département des Arts et Techniques, dont l’organisation est initialement confiée à Anatole Lewitzky, en mai 1939, puis à André Schaeffner et André Leroi-Gourhan, et dont la galerie d’exposition clôt le parcours de visite du musée, a, de ce point de vue, une valeur cardinale.

La jonction entre le savant et le politique, entre l’ethnologue (on serait tenté d’écrire : l’idéologue) et l’homme de gauche, opère au travers de ce plaidoyer. Pénétré d’une ferveur et d’une ardeur pédagogiques, conscient de la mission de service public qui lui incombe, Paul Rivet veut faire comprendre aux masses populaires, aux travailleurs manuels, qui pénètrent dans les salles du musée tout ce qu’ils ont en commun avec les sauvages et les primitifs : le geste et la parole, la technique et l’art. Preuves à l’appui, objets à l’appui, il entend démontrer que l’on fait un injuste procès à ces sociétés condamnées à tort pour leur primitivisme, leur archaïsme, leur inaptitude à dominer leur environnement naturel. Conscient des responsabilités morales du musée, Jacques Soustelle se fait le fidèle porte-parole des missions qu’il s’est assignées : « Rien n’est plus intéressant et plus réconfortant que le spectacle de l’ingéniosité et du savoir-faire déployés par tous les peuples du monde, et rien n’est plus propre à nous faire espérer, malgré tout, en l’avenir d’une espèce apparue tardivement sur la terre et qui semble parfois prête à s’anéantir de ses propres mains [15]. »

1938-1939. Le musée au quotidien

L’agencement intérieur du musée, la muséographie, les activités proposées au public, rompent radicalement avec ce qu’offrent alors les autres musées parisiens. Le musée détonne dès l’entrée qui évoque plutôt le « hall d’un grand hôtel cosmopolite avec l’incessant va-et-vient de ses ascenseurs et l’étalage de sa librairie propice à un tour du monde d’au moins quatre-vingts jours, des fauteuils de cuir, des tables fleuries, un bar, de style naturellement américain […] [16] ». Le musée est lumineux, spacieux. Paul Rivet y insiste justement : plus qu’un musée avec ses traditionnelles galeries d’exposition, plus qu’un musée-laboratoire qui concentre documentation, enseignement, publications et recherche, il s’agit d’une cité scientifique et culturelle, avec ses conférences, son programme de cinéma permanent, ses galas de musique et de danse « exotiques », son audition de disques commentée, son bar, sa librairie, sa bibliothèque ouverte au grand public. Les activités culturelles programmées en soirée, les jeudis, vendredis et samedis, de 21 h à 23 h, rencontrent un vif succès. Elles sont annoncées par les « Informations parisiennes » qui gèrent l’affichage dans le métro, dans la rubrique « cinéma » des journaux. André Schaeffner en assure la programmation, avec la collaboration de M. Dodinet pour la partie cinéma. En six mois d’ouverture, le musée a accueilli près de soixante-dix mille visiteurs, dont près de cent cinquante groupes scolaires, culturels, syndicaux qui bénéficient d’une entrée gratuite. Le musée est fidèle à son esprit d’ouverture, de pédagogie tournée vers le plus grand nombre. Il est un membre actif de l’A.P.A.M (l’Association populaire des amis de musées), organisant pour elle des visites-conférences animées par le personnel scientifique. « Le samedi et le dimanche en particulier, il n’est pas rare de voir deux ou trois groupes à la fois, forts de 50 ou 60 personnes chacun, parcourir nos salles sous la direction des collaborateurs du Laboratoire [17]. » Cela pose d’ailleurs des problèmes auxquels n’avaient pas réfléchi les architectes décorateurs : avec l’affluence, le sens de circulation se révèle défectueux, les visiteurs ne comprenant pas qu’il faut visiter l’exposition temporaire (en l’occurrence, l’exposition sur le voyage de La Korrigane en Océanie), au premier étage, en redescendant à la fin de la visite des salles permanentes. De même, les enfants, bienvenus, sont quand même jugés « bruyants et mal élevés, une note a été rédigé à cet effet [18] ». En janvier 1939, l’ouverture des salles Amérique, longtemps attendue et à laquelle ont beaucoup travaillé Georgette Soustelle et Henri Lehmann, aidés par une solide phalange de bénévoles, suscite un regain d’intérêt et draine un public encore plus nombreux. Le premier dimanche suivant l’inauguration, près de quatre mille visiteurs se pressent au musée. Il faut rappeler que, historiquement, la richesse des collections américaines avait motivé la création du musée d’ethnographie du Trocadéro. Numériquement, c’est la galerie d’exposition la plus importante. Sur environ 18 000 objets exposés, près de 3 400 objets appartiennent au département Amérique, devant l’Asie (2 950), l’Afrique (2 600), l’Océanie (1 730), l’Europe (860) et l’Arctique (445). La galerie d’anthropologie abrite 400 « objets » et la section préhistoire, environ 4 400. À peine un dixième des collections est exposé. Par rapport aux années 1928-1935, le rythme des expositions temporaires a considérablement chuté et ne sera d’ailleurs plus jamais le même. En phase de rodage, de prise de possession des lieux et de déballage des collections comme l’est le musée pendant les premiers mois, il est vrai qu’il est bien difficile de réfléchir à une programmation d’expositions ambitieuses. La vitrine du mois, dans le hall, est censée se renouveler régulièrement et présenter aux visiteurs les richesses du musée. L’exposition d’ouverture sur La Korrigane reste ainsi en place une année. Lui succède « Deux ans chez les Muong d’Indochine (mission Jeanne Cuisinier et Lucienne Delmas) », inaugurée le 26 mai 1939.

Paul Rivet est bien plus présent au musée de l’Homme qu’il ne le fut au musée d’ethnographie du Trocadéro. Il faut prendre le terme présent à la fois dans son sens le plus littéral d’occupation des lieux (un bureau, un splendide appartement de fonction avec une grande terrasse donnant sur la tour Eiffel et le Champ de Mars, les salles de classe où il fait cours), et dans celui d’une animation intellectuelle, d’une volonté scientifique, d’un esprit militant, imprimés à la marche de l’institution. Le musée de l’Homme est bien son opus magnum, le seul titre dont il se réclama les vingt dernières années de sa vie. Pour autant, le musée de l’Homme est bien une œuvre chorale, non pas le solo d’un virtuose. Le projet a bénéficié du soutien indéfectible d’une équipe scientifique dévouée et motivée qui y fut associée dès le début. Rivet est secondé par deux sous-directeurs : un ethnologue américaniste, Jacques Soustelle, entré en fonction à l’été 1937 pour succéder à Georges Henri Rivière mais qui travaille au musée depuis 1929 ; un anthropologue physique avec une spécialité africaniste, Paul Lester, en poste également depuis 1929, et qui ne rejoint définitivement le palais de Chaillot qu’au printemps 1938, au moment du déménagement des collections du laboratoire d’anthropologie du Muséum et de l’installation de la galerie permanente d’anthropologie, dont il imagine le plan, mis en œuvre par Pierre Champion, son assistant. Paul Rivet reçoit le personnel qui le souhaite tous les matins, Paul Lester trois demi-journées par semaine, tout comme Jacques Soustelle. Ces deux derniers se sont réparti la responsabilité directe de cinq/six départements chacun. En juin 1938, le personnel administratif et scientifique du musée compte près de quatre-vingts personnes. Pour important qu’il paraisse, le chiffre ne doit pas faire illusion : à peine un quart est fonctionnaire, une vingtaine de collaborateurs auxiliaires est rétribuée (chichement) par le Muséum, la grande majorité restante étant bénévole. André Schaeffner, par exemple, est à la tête du service d’ethnologie musicale avec un statut au rabais de préparateur-naturaliste auxiliaire, qui ne correspond pas aux attributions de sa charge. Six services du musée sont dirigés par des bénévoles, tels ceux de l’ethnologie préhistorique par Harper Kelley, et de l’Océanie par Charles van den Broek d’Obrenan. La maigre dotation du musée ne lui permet même pas d’assurer son fonctionnement courant, les collections se gardent littéralement toutes seules puisque deux gardiens sont censés suffire à la surveillance des galeries publiques, les quatre autres s’occupant de la caisse, de l’entrée, du vestiaire, de faire les commissions. Le gardien-chef Paul Billion a su, par exemple, se rendre indispensable dans l’installation des 250 vitrines du musée. À la création du musée de l’Homme, outre les services techniques, la bibliothèque et la photothèque, sur les dix départements scientifiques, un est dévolu à l’anthropologie physique (dirigé par Paul Lester), un à l’ethnologie préhistorique, les huit autres à l’ethnographie. Excepté ceux d’ethnologie musicale (confié à André Schaeffner) et de technologie comparée (Anatole Lewitzky), transversaux, ils obéissent à un découpage géographique : Afrique blanche et Levant (Thérèse Rivière), Afrique noire et Madagascar (Michel Leiris et Jacques Faublée), Amérique (Georgette Soustelle), Europe (Marie-Anne Cochet), Océanie (Charles Van den Broek d’Obrenan), un département Asie (Marcelle Bouteiller) renforcé de deux sections consacrées aux peuples arctiques (Boris Vildé à partir de février 1939) et à l’URSS (Mlle Miakotine). Paul Rivet mobilise les ethnologues, le personnel scientifique dans son ensemble, ainsi que le réseau élargi de leurs relations professionnelles, pour de grandes entreprises éditoriales collectives qu’il coordonne et qui affirment le positionnement central du musée dans le champ des sciences sociales et humaines : le tome sept de L’Encyclopédie française (dirigée par Lucien Febvre), consacré à « L’Espèce humaine », paru en plusieurs livraisons entre 1936 et 1937, le numéro triple de la revue Races et Racisme de décembre 1939 sur la « science des races au musée de l’Homme », qui s’oppose pied à pied aux dérives racistes nazies, à l’idéologie racialiste inégalitaire.

Progressivement, une routine de travail se met en place, une fois le musée dans les lieux et le personnel dans ses locaux. Tous les jeudis après-midi, les responsables des départements se réunissent pour faire le point sur leurs activités, leurs projets. Un rapport général, auquel tout le personnel doit assister, a lieu le premier jeudi du mois. L’ordre du jour est établi collégialement, chacun faisant remonter les questions, les problèmes à aborder, via le secrétariat qui les collige. À partir de l’automne 1938, chaque responsable de département présente un rapport mensuel qui permet d’apprécier les occupations de ses membres : état de rangement des magasins, étude de collections, avancement de la rédaction des fiches méthodiques et descriptives, croquis d’objets, collections reçues et leur enregistrement, travail sur les vitrines dans la galerie permanente et sur les panneaux, amélioration des sections d’exposition qui sont de leur ressort, dressage de cartes de population, établissement de listes des populations avec leur orthographe, préparation d’exposition, visites scientifiques reçues, relations avec les correspondants du musée, consultation du service de documentation bibliographique, formation et travail des bénévoles, conférences données, publication des membres du département. Les visites des collègues étrangers sont nombreuses, elles contribuent durablement au rayonnement du musée sur le plan international. Chaque département forme lui-même ses bénévoles, dirige son propre « groupe d’études ethnologiques » constitué par les étudiants de l’Institut d’ethnologie qui vont se spécialiser sur ladite aire géographique. Il se réunit dans la salle de travail propre au département. Lors de ces réunions hebdomadaires, des objets sont montrés aux étudiants, illustrant les sujets exposés. Le 12 janvier 1939, par exemple, une visite de la salle d’Asie est organisée par Marcelle Bouteiller, pour leur expliquer la façon de visiter les salles du musée et illustrer les différents genres de vie en Asie. En avril 1939, au département d’Afrique noire, Denise Schaeffner propose une séance de travaux pratiques sur l’enquête sociologique. En juin 1939, Georgette Soustelle dirige une séance de travaux pratiques sur la fiche de terrain, les étudiants venant régulièrement au département pour s’entraîner et rédiger des fiches, étudier les objets avec Henri Lehmann et elle-même. Des examens validant les acquis de connaissances sont organisés par leurs tuteurs.

Il n’y a pas que les étudiants qui doivent être formés ; une fois revenus du terrain, les ethnologues du musée ressentent l’insuffisance de leur formation universitaire, « l’enseignement de l’Institut d’ethnologie [leur] paraît plus un enseignement de forme que de contenu ». « Nous avons tendance à ne voir que les objets, c’est-à-dire le sens technologique. Il nous manque le sens sociologique », « la connaissance des faits concrets [19] », résume Jacques Soustelle, qui prend pour comparaison la maquette des cours prodigués aux étudiants de l’université de Berkeley, dont Alfred Métraux, qui y enseigne pour quelques semestres, lui a parlé. Des réunions mensuelles de perfectionnement sont donc mises en place, à partir de décembre 1937 et Jacques Soustelle « ouvrira le feu » avec une « question très importante », la technomorphologie, qui est « presque de la géologie humaine ». Il s’intéressera aux classements des techniques, à leur rapport avec l’esthétique et les autres activités sociales. De même, une nouvelle mouture des Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques est à l’étude. De son côté, Anatole Lewitzky demande qu’une réflexion collective soit menée pour aboutir à des instructions concernant la muséographie, qui feraient le point sur les conditions matérielles de conservation des collections, leur entretien, leur classement. Il suggère de classer les objets suivant les techniques de fabrication employées.

Une série d’initiatives est prise, encouragée, pour soutenir la vie collective du musée et cultiver un sentiment d’appartenance à une institution commune. À partir de janvier 1938, un journal mural est placardé dans l’entrée principale du personnel, qui fait office de bulletin de liaison afin que chacun soit au courant de tout ce qui concerne le musée et ses membres. Sur huit pages portant toutes le même en-tête, on affiche les « nouvelles de tous genres : travaux personnels, cours, bibliothèques, vie sociale, collections, etc. [20] » Il est renouvelé tous les mois. C’est Roger Falck, artiste surréaliste à la tête du service iconographique, qui en assure la maquette et le graphisme. L’idée d’une boîte à idées est aussi suggérée, elle serait placée à côté du journal mural. Des cartes de travail pour le personnel régulier, des cartes de collaborateurs avec photographies pour les bénévoles et étudiants sont éditées pour permettre de mieux surveiller les allées et venues, en particulier dans les salles de réserve, afin de lutter contre les vols. Une bibliothèque du personnel est créée ; en attendant que le local qui lui est réservé soit prêt, les étagères de livres sont disposées dans la cantine, au troisième étage. La bibliothèque est autogérée, elle repose sur « la bonne volonté et le soin de chacun ». La majorité des livres est empruntée par les gardiens, les femmes de ménage, les garçons de peine, le personnel des services techniques. Les livres policiers, particulièrement demandés, sont classés à part à la demande de Jacques Soustelle qui en est friand, comme Marcelle Bouteiller. Le fonds est abondé par les collaborateurs du musée, les ethnologues qui quittent leur appartement parce qu’ils partent en mission ou acceptent un poste à l’étranger, comme Georges Devereux, Alfred Métraux. Avec beaucoup de retard sur les prévisions, Le Musée de l’Homme. Bulletin mensuel d’information commence enfin à paraître en avril 1939. Ronéographié et agrafé sur place, imprimé sur un papier de mauvaise qualité, il n’a pas du tout les moyens d’être conçu et édité avec le même soin que son prédécesseur, le Bulletin du musée d’ethnographie du Trocadéro, financé par Georges Wildenstein et Georges Henri Rivière. Neuf numéros sont édités jusqu’en mai-juin 1940. L’objectif est de « donner des nouvelles du musée […], de tout ce qui regarde l’ethnographie ». On ignore son tirage, mais on sait qu’on peut s’y abonner pour six francs par an. Les départements « doivent fournir de la copie » pour étoffer le bulletin ; André Schaeffner réunit le tout avant de transmettre à Jacques Soustelle qui assume les travaux d’édition, avec Roger Falck.

Très vite, dès le numéro 5 de septembre-octobre 1939, le contenu du bulletin est bouleversé par la déclaration de guerre. Il s’ouvre sur un éditorial de Paul Rivet au titre conjuratoire : « Continuer notre œuvre ». Car il va bien s’agir bien de cela, les cinq prochaines années : défendre et garder coûte que coûte la position que l’ethnologie française, grâce au musée de l’Homme, a conquise. Pourtant, la période de l’Occupation faillit bien rebattre les cartes et mettre à bas le musée de synthèse, centralisateur, si ardemment voulu par Paul Rivet envers et contre tout. Les événements liés à cette période permettent de jeter une lumière crue sur la fragilité intrinsèque du musée qui, sans Paul Rivet pour en assurer l’intégrité, se révèle un attelage mal apparié dont l’équipage aurait bien du mal à avancer de conserve : quatre-vingts pour cent des espaces d’exposition, des salles de réserve et des équipes scientifiques sont consacrés à l’ethnologie tandis que le restant ressortit à l’anthropologie physique, la paléontologie et la préhistoire. Les deux départements qui lui sont dévolus vivent de façon très autonome au sein du musée, et ne sont pas très bien lotis en comparaison de l’ethnographie [21]. Malgré le discours unificateur, le déséquilibre est net, et il semble bien que les ethnologues gardent une certaine distance avec les préhistoriens et les anthropologues. Cela n’ira pas sans créer bien des attentes contradictoires et des déceptions, susciter des malentendus, des doléances qui éclatent sous l’Occupation, comme au moment de la succession, imprévue, de Paul Rivet en 1941, qui fuit Paris, recherché par la Gestapo. Contre toute attente, la menace viendra de l’ethnographe le plus reconnu et réputé d’alors, Marcel Griaule, qui souhaite démembrer le musée pour revenir à l’ancienne partition entre ethnographie et anthropologie physique, et le salut du plus farouche adversaire de Rivet, l’anatomiste et paléontologue Henri-Victor Vallois. Ces tensions surviennent, de surcroît, dans le contexte idéologique et politique de la Révolution nationale, peu favorable à la « clique Rivet » et au « musée de l’Homme judéo-maçonnique », convoité par un savant collaborateur de l’occupant allemand, notoirement raciste, l’anthropologue George Montandon, qui souhaiterait profiter de la situation pour liquider « l’expérience Rivet [qui] aura presque fait oublier la science anthropologique, car ce savant lui préférant l’ethnographie […], science plus spectaculaire et offrant l’immense avantage de ne pas traiter de ’races’ [22] ».

Septembre 1939- février 1941. Un musée en guerre et en résistance

Tout juste inauguré, le musée de l’Homme avait dû très rapidement se projeter dans l’imminence de la guerre, à l’automne 1938, lors de l’annexion des Sudètes. Les responsables des départements conçurent alors un plan d’évacuation des collections les plus précieuses, cherchèrent en province des endroits sûrs pour les entreposer. Des instructions spéciales pour les caisses de première urgence furent édictées, plusieurs listes d’objets particulièrement importants répertoriés et déposés à la Banque de France. Des mesures de sécurité spéciale furent prévues pour les objets de la section d’anthropologie. Un an plus tard, en septembre 1939, on passe des mesures de précaution à l’action : le musée ferme et l’emballage des objets, des livres, des photographies, reprend pour la énième fois depuis 1935. Une vingtaine de collaborateurs masculins du musée sont mobilisés. « Resté seul avec un personnel très réduit constitué uniquement de femmes, il me faut pour maintenir la machine en marche une somme de travail considérable [23] », raconte Paul Rivet, rentré à la mi-octobre de Bolivie. Son obsession : ne pas « tuer la vie intellectuelle » et scientifique du pays. Il se souvient à quel point la reprise de la vie civile avait été pénible en 1919. Il ne faut pas qu’à leur retour, les hommes retrouvent une institution à l’abandon et aient un surcroît de besogne du fait de « la pénible remise en train d’un organisme en sommeil » [24]. « Nous voulons donc que notre Musée continue à être le centre vivant et actif de documentation, d’enseignement et de recherches que nous nous sommes efforcés de réaliser jusqu’ici. Nous voulons, même, qu’une partie, au moins, de nos salles d’exposition soit, dès maintenant, ouverte au public ; et que toute l’activité possible soit maintenue, en dépit des circonstances […] [25]. »

On parvient à pallier l’absence des gardiens ; les galeries d’anthropologie et de préhistoire ouvrent à nouveau au public en novembre 1939, quelques semaines avant celles d’Amérique en décembre, d’Afrique en avril 1940, des Arctiques en avril 1941. Une salle de travail est installée au sous-sol, tout comme la salle de lecture de la bibliothèque et la phonothèque qui reprend du service en janvier 1940. En dépit de ce volontarisme méritoire, cette ambition est en partie irréalisable, et le musée fonctionne, de facto, au ralenti ; il ne saurait en être autrement. Mais le symbole du refus de la passivité et de l’attentisme est là. Autre symbole : Paul Rivet lance un programme d’expositions sur l’empire colonial français, allusion au fait que la France est plus grande que l’Hexagone. Le 23 novembre 1939, Georges Mandel inaugure la première de ces expositions : « Afrique noire française ». Le 23 mars 1940, une autre consacrée à l’Indochine française prendra le relais. Les sociétés savantes présentes au musée (Sociétés des américanistes, des africanistes et Institut français d’anthropologie) fusionnent leur réunion mensuelle respective en une seule. Sous la présidence d’honneur du ministre de l’Éducation nationale, la première a lieu le 2 avril 1940.

Le 12 juin, l’armée allemande est à Compiègne et Châlons-sur-Marne. Le gouvernement se replie alors en Touraine. C’est dans cette période critique pour la France que Paul Rivet rédige l’éditorial du Bulletin (n° 2). Le ton est solennel, le souci obstiné de ne pas se laisser dérouter plus fort que jamais : « À nos camarades qui font courageusement leur devoir aux armées et dont nous nous sentons plus près encore, dans les heures graves que nous vivons, je veux dire que nous nous efforcerons de nous montrer dignes d’eux, en accomplissant sans faiblir les tâches obscures qui nous incombent. Dans leur cher Musée, tout le monde est à son poste et travaille avec une énergie redoublée. La ligne de conduite que nous nous sommes donnée, n’a pas varié et ne variera pas. […] Nous aussi, nous tiendrons. » L’équipe du musée de l’Homme en donne la preuve le 14 juin 1940, lorsque les troupes allemandes envahissent Paris. Alors que la capitale se vide de sa population, que l’exode jette sur les routes dix millions de Français, le personnel dans son entier reste à son poste, auprès de Paul Rivet, qui décide d’ouvrir le musée comme d’habitude, tel un signe inaugural de sa résistance à l’esprit de défaite. C’est une question d’honneur : il faut refuser d’abdiquer devant l’adversité, il faut refuser de céder à la panique qui s’est emparée de tous. À la fin de l’année 1939, Paul Rivet avait fait savoir au ministre de l’Éducation nationale qu’il avait pris une résolution irrévocable : quel que soit l’ordre que lui donnerait sa hiérarchie, il refuserait d’abandonner le musée de l’Homme ; il considérait que le gouvernement lui avait confié ces collections, ces richesses, et qu’il resterait pour les protéger. Le préfet de Paris avait convenu avec Paul Rivet qu’il le préviendrait de l’arrivée des Allemands, ce qu’il fait, le 13 juin à minuit. Ce dernier garde un souvenir très vif du défilé des troupes allemandes, très tôt le matin, qui traverse une place du Trocadéro déserte, tels des « soldats de plomb […] dans une solitude quasi complète [26] ». Il fait placarder sur les portes du musée les vers du célèbre poème de Rudyard Kipling, If : « Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie/Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir (…) ». Prêts à toute éventualité, certains viennent dormir au musée, afin de prévenir tout pillage. Yvonne Oddon, la bibliothécaire en chef, s’installe dans le bureau d’Anatole Lewitzky, son compagnon. Tous ensemble, ils font « popote » au déjeuner, les premiers collaborateurs démobilisés venant les rejoindre. La vie au musée reprend. Alors étudiant, Jean Rouch se rappelle que, « dans ce Paris vide de l’occupation allemande, en 1940-1941, le musée de l’Homme était la seule porte ouverte sur le reste du monde [27] ».

Paul Rivet choisit une date symbolique entre toutes, le 14 juillet 1940, première occurrence de la fête nationale à se dérouler en France occupée, pour manifester son opposition à la politique d’humiliation nationale qui se met en place. Il écrit au maréchal Pétain la première des trois lettres qu’il lui adressera, jusqu’au 21 novembre 1940. C’est la première manifestation symbolique de l’état d’esprit qui règne au musée de l’Homme, déjà perçu comme un repaire notoire de socialistes et de communistes, mais aussi comme un bastion de l’antiracisme, de l’opposition au fascisme nazi qui anime son équipe scientifique, avertie de longue date du danger que représente le national-socialisme décortiqué à longueur de numéro dans les pages de la revue Races et Racisme, éditée au musée de l’Homme. Rivet fait comprendre à Pétain qu’il est l’homme du passé et qu’il ne saurait incarner le sursaut dont la France a besoin [28]. Il n’y a pas tout de suite de représailles consécutives à cette lettre. Il n’empêche qu’il a attiré l’attention sur lui, sur son musée, en se montrant très critique vis-à-vis du nouveau régime. C’est Au Pilori, journal collaborationniste de triste réputation, qui se charge, dans plusieurs articles fielleux, d’instruire le dossier contre cet opposant déclaré et son œuvre, le « cumulard Paul Rivet, dont le plus gros fromage est le musée de l’Homme du Trocadéro, où les exercices pratiques consistaient principalement, ces dernières années, à faire lever le poing à l’auditoire (geste d’origine juive, ne l’oublions pas !) et à vouer Hitler à la mort [29] ».

Sitôt l’arrivée des soldats allemands à Paris, avaient été évoqués, dans le bureau d’Yvonne Oddon, les premiers actes de résistance possibles envers l’occupant et le gouvernement de collaboration qui se met en place. Le retour des hommes démobilisés permet de concrétiser cette volonté nette mais encore diffuse, en particulier avec ceux d’Anatole Lewitzky et de Boris Vildé. Début septembre 1940, la logistique gagne du renfort grâce à la mise à la disposition, par Paul Rivet, tenu au courant des activités de ses collaborateurs, de la vieille ronéo du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes qui dort dans le sous-sol du Musée de l’Homme. Sans être du noyau actif car il est une personnalité trop exposée, Paul Rivet soutient et met en relation plusieurs personnes qui vont fusionner leurs forces, donnant ainsi naissance à l’un des premiers réseaux de résistance à se constituer dans la zone Nord et à l’un de ses premiers journaux clandestins. La « belle lettre du Dr Rivet au maréchal Pétain, où tout ce que nous reprochons au Maréchal s’exprime d’une manière élégante, mesurée et ferme [30] » est imprimée à quelques centaines d’exemplaires et distribuée par ce petit groupe en formation, avec les renforts de collègues et bénévoles du musée, comme ses sœurs Madeleine et Suzanne Rivet, secrétaires au musée et à l’Institut d’ethnologie, Caroline Vacher, sa compagne, qui travaille au département Amérique.

Comme d’autres universitaires et personnalités de gauche, Paul Rivet est relevé de ses fonctions, le 19 novembre 1941. Il apprend sa révocation par la radio. Il habite toujours au musée de l’Homme, mais il n’est plus censé le diriger ni donner de cours aux étudiants de l’Institut d’ethnologie dont les cours ont repris normalement à la rentrée universitaire. Son ami Louis Germain, directeur du Muséum, assume provisoirement la direction du musée. L’hiver 1940-1941 se déroule dans des « conditions inhumaines […] dans un laboratoire glacial, dans l’isolement scientifique le plus absolu [31] ». Le personnel du musée prend de nouvelles habitudes : pour entrer et sortir, il faut emprunter la porte du sous-sol, inscrire son nom au tableau noir quand on arrive. Pendant les heures de service, personne ne peut s’absenter sans autorisation. Ceux qui demeurent au musée (comme Paul Rivet, Deborah Lifchitz qui dort dans le bureau qu’elle partage avec Denise Paulme) doivent être rentrés avant neuf heures du soir, heure du couvre-feu. Le travail continue. Dans les premiers jours de février 1941, Paul Rivet est averti qu’il est menacé, la Gestapo le soupçonnant alors d’être le chef du réseau de résistance du musée. In extremis, le 10 février au soir, veille de son arrestation, il quitte son appartement pour rejoindre la zone libre, accompagné d’un passeur. Mardi 11 février 1941, vers 15 heures, c’est le « coup de Trafalgar au Trocadéro [32] » : « pour manifester son mécontentement » de voir Rivet « fui[r] leurs investigations [33] », la Gestapo débarque au musée pour arrêter une dizaine de ses collaborateurs les plus proches (dont les sœurs Rivet, Roger Falck, André et Denise Schaeffner, Deborah Lifchitz), perquisitionner les locaux professionnels et leur domicile. Ils sont rapidement libérés, mais la plus grande confusion règne parmi le personnel, qui ne comprend pas ce qui est en train de se passer ni les raisons qui motivent ces arrestations. Manquent également à l’appel Yvonne Oddon, Anatole Lewitzky, René Creston, dont les membres du musée ignorent tout. Très vite, il apparaît que la police allemande a été renseignée de l’intérieur même du musée, qu’il y a eu des délateurs. « Ce qui me fait le plus souffrir, confie Rivet, c’est cette certitude d’avoir été trahi par un de ces êtres que j’ai tant aimés, que j’ai aimé comme mes enfants [34]. » La disparition inexpliquée d’Adrien Fedorowski, chef des services techniques, membre du musée depuis mai 1929, et Florina Erouchkowski, du même service, restauratrice de poteries, qui habite dans le même immeuble qu’Yvonne Oddon (14, square de l’Alboni, non loin du palais de Chaillot), attire les soupçons de plusieurs membres du musée [35]. Y a-t-il d’autres espions au sein du musée ? L’ambiance devient lourde [36], la suspicion est généralisée, et pour longtemps. On s’épie, les commentaires ne sont pas tendres pour le comportement de certains, jugés « d’une faiblesse et d’une caponnerie incroyables [37] » au regard des circonstances.

Le départ de Rivet ne rassure personne car, sans direction, le musée risque d’être la proie de « ceux qui, ici, étaient bien décidés à saboter [son] œuvre [38] ». Obsédé par le sort de son musée, Paul Rivet écrit à Jacques Soustelle, son dauphin, pour lui demander de rentrer au plus vite du Mexique et de prendre sa place à la tête de l’institution, négligeant du même coup de prendre la mesure de considérations supérieures. Jacques Soustelle, qui a rejoint les rangs gaullistes dès juin 1940 et s’occupe alors de mener une active propagande contre la France collaborationniste en Amérique latine, est indispensable à ce poste stratégique, qu’il va d’ailleurs bientôt quitter pour rejoindre Londres. Sur le point d’être déchu de sa nationalité par Vichy, il répond à Rivet qu’il refuse de rentrer, ayant « la conviction que s’il y a un salut possible, c’est celui-là [39] », c’est-à-dire le combat pour une France libre depuis l’étranger. Pour appuyer Rivet, André Schaeffner lui écrit également une lettre « qui m’a produit la plus pénible impression, avoue Soustelle, car il me disait en substance que j’avais eu tort de ne pas rester en France prendre ma part des dépouilles de mes maîtres ». C’est donc Marcel Griaule, le célèbre ethnographe, chef de la mission Dakar-Djibouti et de nombreuses autres missions en Afrique noire, qui remplace Soustelle au musée en tant que sous-directeur, Marcel Mauss à l’Institut d’ethnologie comme secrétaire général, Marcel Cohen dans son enseignement d’amharique à l’École des langues orientales, Rivet dans sa direction du laboratoire d’anthropologie de l’EPHE [40].

Pour l’heure, en février 1941, le musée de l’Homme, étroitement surveillé par la police allemande, est dans le collimateur du secrétariat d’État à l’éducation nationale et la jeunesse (dirigé par Jérôme Carcopino puis Abel Bonnard) qui ouvre un dossier à son nom et demande des comptes. Il doit donner des gages de son obéissance aux lois du gouvernement, ce que n’avait pas fait Paul Rivet. Dès le 27 février 1941, le ministère exige l’application stricte des lois du 17 juillet, du 14 août et du 3 octobre 1940 relative aux enfants d’étrangers démissionnaires d’office de la fonction publique et au statut des juifs, exclus du corps enseignant et de la recherche. L’organigramme du musée de l’Homme pose problème dans la mesure où sa tradition d’hospitalité envers les étrangers (plusieurs d’entre eux naturalisés de fraîche date) est prise en défaut par une politique d’État xénophobe. La présence même de nombreux étrangers bénévoles, travaillant dans les services techniques et les départements scientifiques voire occupant des postes à responsabilité, attire l’attention. Louis Germain doit se conformer officiellement aux directives reçues, « alléger le personnel […] et remplacer, dans les emplois indispensables, les étrangers par des Français [41] ». Mais il ment au moins pour une personne dont il dit s’être séparé dès novembre 1940 : l’ethnologue africaniste Deborah Lifchitz, naturalisée française, polonaise d’origine et de confession juive, aide-technique de la Caisse de recherche scientifique, rémunérée jusqu’en juillet 1941. Elle tombe sous le coup de la loi du 2 juin 1941 sur le second statut des juifs qui impose à Paul Lester de certifier, le 21 août, une fois qu’elle n’y travaille plus, qu’« aucun fonctionnaire ou agent d’origine israélite [42] » n’est employé au musée. Il l’autorise cependant à continuer à travailler bénévolement au département d’Afrique noire. Elle vit alors dans un appartement mis à sa disposition par Michel Leiris, avant d’être arrêtée fin février 1942 et internée à la prison des Tourelles, porte des Lilas : « c’est assez près pour qu’on puisse aller la voir chaque jeudi et chaque dimanche, elle va bien » autant qu’il est possible dans de telles circonstances, raconte Caroline Vacher à Paul Rivet en avril 1942. Vraisemblablement, elle s’y rend en compagnie de Denise Paulme, s’étant beaucoup rapprochée du couple Schaeffner, « tellement fidèle et dévoué » au noyau des membres fondateurs du musée et au maintien de son intégrité. Toutes les démarches mises en œuvre par ses amis pour faire sortir Deborah Lifchitz échouent ; une fois transférée à Drancy, elle est déportée à Auschwitz en septembre où elle périra dès son arrivée. Ses proches ne l’apprendront que début mai 1944, mais ils ne se faisaient malheureusement plus aucune illusion sur son sort depuis longtemps. Elle avait pourtant cherché à quitter Paris à l’hiver 1940 pour une mission en Afrique mais, pour des raisons obscures lourdes de conséquences, le projet échoue [43]. Son ami Henri Lehmann a plus de chance. D’origine juive allemande, il avait déjà fui Berlin en avril 1933 et fut recueilli par Paul Rivet au musée, qui l’aida à obtenir sa naturalisation en 1938 et à faire venir ses parents en France. À l’automne 1940, il quitte précipitamment Paris avec un visa britannique pour Casablanca. Après de longs mois de transit et d’incertitude dans divers pays, pendant lesquels tous ses amis (Claude Lévi-Strauss, Alfred Métraux, les époux Soustelle, etc.) tentent de l’aider, il finit par rejoindre Rivet en Colombie quand ce dernier y trouvera lui-même refuge à partir de la fin avril 1941 pour fonder un Institut d’ethnologie à Bogota.

La mise au pas du musée va continuer dans les mois suivants, comme pour toutes les autres administrations françaises. Elle prend ici une coloration particulière qui rompt radicalement avec les combats idéologiques et engagement militants affichés par le musée sous la direction de Paul Rivet. Toutes les valeurs portées par le musée sont bafouées. En juillet 1941, en application de la loi du 13 août 1940 portant interdiction des sociétés secrètes, le personnel doit remplir deux formulaires, l’un sur son éventuelle appartenance passée à une loge maçonnique, l’autre qui est une déclaration sur l’honneur de non-affiliation sous peine de perdre son emploi. Chacun doit signer la note de service pour prouver qu’il en a pris connaissance. Une circulaire du 31 juillet 1941 impose aux chefs de service de déclarer tout fait, comportement ou état d’esprit manifesté par un membre du personnel qui s’apparenterait à la doctrine communiste. Le 21 mai 1942, le personnel apprend qu’il doit obligatoirement prendre connaissance et signer la circulaire d’autorisation du port de la francisque dans les établissements de la zone occupée, « témoignage de la fidélité au Maréchal » et « signe de la participation à l’œuvre de la Révolution nationale ». Les mesures antisémites redoublent : en juillet 1942, une circulaire interdit aux juifs (qui doivent porter l’étoile jaune depuis fin mai) de fréquenter les établissements publics et, en août, Paul Lester doit à nouveau certifier que le musée n’emploie que des personnes de « race aryenne ». Pour justifier l’emploi rémunéré d’Henry Reichlen, doctorant boursier du Muséum qui travaillait bénévolement depuis le début de 1940 et suppléait dans leur responsabilité Georgette Soustelle et Henri Lehmann au département Amérique, Marcel Griaule doit ainsi préciser qu’il est de « race aryenne [44] ». Durant toutes les années d’occupation, « une menace permanente a enfin été la surveillance, souvent agressive, de la police allemande. Le musée a été plusieurs fois l’objet d’enquêtes et [son directeur a] été personnellement convoqué à la Gestapo. [45] » Il y a plusieurs descentes de police, des collections sont mises sous scellé. Le téléphone est surveillé par la Gestapo. Pas étonnant si « l’atmosphère de la maison est viciée, irrespirable parfois. Que ceux qui ont tué la cordialité faite de confiance et de sympathie en soient châtiés quelque jour. [46] » À la différence du musée des Arts et Traditions populaires, les visiteurs allemands et les officiers en tenue sont tenus de payer leurs billets d’entrée au musée – seuls les simples soldats et sous-officiers en sont exemptés, paradoxale fidélité du musée aux masses populaires quelle que soit leur nationalité.

Mars 1941-décembre 1941. Un musée menacé

Après la mise à la retraite d’office de Paul Rivet le 1er avril 1941, Louis Germain fait son possible pour retarder sa succession, mais les pressions sont fortes pour organiser des élections, en particulier du côté du gouvernement de Vichy [47] qui veut réorganiser à nouveaux frais le dispositif institutionnel de l’ethnologie française à partir des propositions formulées par Marcel Griaule, l’interlocuteur privilégié du Secrétariat d’État à l’éducation nationale sur ce dossier. Pour des raisons symétriquement opposées, il y a aussi consensus parmi les professeurs du Muséum pour considérer que la menace pesant sur l’intégrité du musée de l’Homme – donc, par ricochet sur le périmètre, la fonction et la nature même de la chaire et du laboratoire d’ethnologie des hommes fossiles et actuels – est de plus en plus préoccupante. Les mois d’avril à juin 1941 en ont donné de nombreux signes. Si, dans un premier temps, Paul Rivet fut rassuré d’apprendre que Marcel Griaule succédait à Soustelle, il reçoit des nouvelles de plus en plus inquiétantes sur les ambitions de ce dernier, maintenant qu’il a, selon ses dires, « les coudées franches pour un travail sérieux et de grande envergure [48] ».

Marcel Griaule est très bien informé de ce qui est à l’étude dans les bureaux gouvernementaux de Vichy : le contexte peut sembler en effet propice pour démembrer le musée de synthèse cher à Rivet et revenir à un musée d’ethnographie stricto sensu. Griaule n’a jamais été partisan d’un rapprochement entre l’anthropologie, science naturelle, et l’ethnographie, « science morale », aux méthodes différentes et « qui vivent d’une vie indépendante [49] ». Il sait qu’une ambitieuse loi de réorganisation des musées de province qui vont passer sous l’égide des Musées nationaux est en projet (elle sera votée le 10 août 1941) – une centaine d’entre eux auraient une section ethnographique et il leur faudra une tutelle parisienne centralisatrice. De plus, le serpent de mer vieux de trente-cinq ans de la création d’un corps d’ethnographes dépendant du ministère des Colonies semble à nouveau d’actualité au moment même, souligne Marcel Griaule, « de la réorganisation de l’Europe et par exemple de l’Afrique – continent à l’ordre du jour ». Il rédige alors une longue note de neuf pages sur « L’organisation de l’ethnologie en France », la situation actuelle, ses inconvénients, la nécessité d’une réforme d’où il ressort qu’il veut basculer le centre de gravité de l’ethnologie française du musée de l’Homme vers l’université, avec un renforcement de l’Institut d’ethnologie dont les missions s’élargiraient et qui serait plus étroitement associé à une chaire d’ethnologie en Sorbonne, à créer [50]. La pièce maîtresse de cette reconfiguration deviendrait cette chaire d’ethnologie (et non plus la chaire du Muséum) tandis que le musée d’ethnographie, rétabli, redimensionné à une échelle bien moindre sur des missions de conservation, rejoindrait les Musées nationaux, en même temps qu’une chaire d’histoire de l’art des peuples primitifs prendrait place à l’École du Louvre. Le projet est ambitieux voire novateur pour le contexte français, il est doté d’une grande cohérence. Il va dans le sens historique d’un renforcement de l’ancrage universitaire et d’une professionnalisation accrue de l’ethnologie qui deviendrait véritablement culturelle, sociale, moins dépendante des desiderata du musée et de son obsession pour les objets. Elle se verrait dotée de moyens structurels pérennes, tout en se mettant au service de l’expertise coloniale. Marcel Griaule pointe indéniablement les faiblesses du dispositif actuel, grossies pour les besoins de sa cause, en même temps qu’il recycle à son avantage le discours déjà mobilisé par ses maîtres, seize ans auparavant, pour la création de l’Institut d’ethnologie, en instrumentalisant l’alibi colonial, en particulier. À sa façon, Marcel Griaule incarne un courant ancien dans le paysage anthropologique français, qui remonte au moins à Arnold Van Gennep et refuse catégoriquement la position ancillaire de l’ethnographie vis-à-vis de l’anthropologie physique, en se réclamant d’une autre tradition intellectuelle que celle du Muséum [51]. Ceci posé, le contexte d’élaboration de ce projet appelle plusieurs remarques : faisant preuve d’une habileté politique qui frise l’opportunisme, Marcel Griaule se voit jouer un rôle décisif dans cette redistribution des cartes qui survient au plus mauvais moment politique. Qui plus est, cela survient en l’absence des principaux ethnologues qui pourraient candidater et assurer la relève. Totalement indifférent au discours militant du musée de l’Homme dans la période troublée de la fin des années 1930, insensible à son ambition œcuménique, il n’hésite pas à prôner la destruction d’une institution tout juste créée.

Entre avril et juin 1941, Marcel Griaule rend visite aux professeurs du Muséum pour leur faire part de son projet, mal accueilli, puisqu’il reviendrait à laisser les collections d’anthropologie physique, de paléontologie et de préhistoire en déshérence. Il ne faut pas oublier que le musée de l’Homme est l’un des joyaux du Muséum. Marcel Mauss, sollicité par Louis Germain qui est opposé au projet de Griaule, se dit d’accord avec le principe selon lequel « les choses doivent être conservées dans leur état actuel autant que possible » ‒ il rappelle toutefois qu’il est « essentiel de continuer la tradition de Rivet », c’est-à-dire d’assurer une certaine préséance à l’ethnographie au regard de l’importance matérielle des collections ethnographiques, plus grande et plus lourde à gérer [52]. Le 19 juin, l’assemblée des professeurs du Muséum décide qu’il est grand temps de nommer un successeur à Rivet afin de doter le musée de l’Homme d’une direction, et il vote la vacance de la chaire. Marcel Griaule, présenté comme sous-directeur délégué, est élu avec 8 voix pour, 5 contre. Il est chargé de la conservation de la section ethnographique, il assure l’organisation des départements ethnographiques et en assume la direction scientifique. À la séance du 28 août, trois candidats se sont déclarés pour succéder à Rivet : Paul Lester, Jacques Millot, et Henri-Victor Vallois, opposant connu de Paul Rivet puisqu’il fut son concurrent en 1928. Le premier est agrégé de sciences naturelles, les deux autres sont médecins ; tous trois ont un profil d’anthropologue physique, d’anatomiste, de paléontologiste aussi, pour le dernier. Les deux premiers sont des proches du réseau Rivet depuis des années, et inscrivent leur déclaration d’intention dans les pas de leur maître et de son « œuvre grandiose » (Millot dixit). Bien différente est la candidature de Vallois, fils spirituel de Marcellin Boule et René Verneau (deux adversaires de Rivet) dont il reprit à leur retraite les responsabilités à l’Institut de paléontologie humaine (IPH), à la Société d’anthropologie de Paris, à la rédaction de la revue L’Anthropologie. Âgé de 52 ans, il dirige le laboratoire d’anthropologie de l’EPHE depuis 1937, il est professeur d’anthropologie préhistorique à l’IPH (Institut de paléontologie humaine) depuis 1938. Il est également professeur d’anatomie à la faculté de médecine de Toulouse, conservateur du muséum d’histoire naturelle de cette ville et du musée Broca à Paris. Son anthropologie physique est clairement naturaliste, biologique, différentialiste, racialiste (comme quasiment tous les savants de son époque pour lesquels la notion de race est scientifiquement établie), déterministe en ce qu’il s’interroge sur les relations de cause à effet entre dispositions physiologiques et caractéristiques psychologiques, sans pour autant être inégalitaire ou antisémite – a posteriori, les différences semblent ténues, mais elles existent. Dans son Anthropologie de la population française, qui paraîtra en 1943, il souligne que la France est « une mosaïque de races » (opinion communément partagée par les savants) et mentionne parmi les « éléments allogènes » les Juifs en précisant qu’« il est inexact du point de vue anthropologique » de parler de « race juive [53] », qu’ils constitueraient 0,48 % de la population française et « ne jouent qu’un rôle tout à fait minime dans le peuplement de notre pays ». En 1944, il publiera un « Que-sais-je ? » sur Les races humaines, réédité jusqu’en 1976. Après la guerre, il participera à de nombreux meetings, à des réunions organisées par l’Unesco pour lutter contre le racisme.

Les manœuvres de Griaule ont eu un effet paradoxal : du point de vue du Muséum, elles mettent en évidence les visées impérialistes de l’ethnographie au musée de l’Homme, qui croîtrait au détriment de l’anthropologie physique, de la préhistoire dont la gestion des départements et la conservation des collections auraient été quelque peu délaissées. On le comprend en lisant la déclaration de Jacques Millot : « le moment est venu […] d’assurer un équilibre plus juste […] et, en premier lieu, de rendre à l’anthropologie pure, à la base même de l’édifice, une place que la croissance rapide de l’ethnographie avait momentanément restreinte [54] » C’est le même avis qui prévaut du côté du rapporteur de la candidature de Vallois, Édouard Bourdelle, anatomiste et zoologiste : « l’anthropologie physique restera toujours le principal fondement de la véritable ethnologie [55] ». Ce serait une erreur d’interprétation que d’analyser ces propos comme le retour triomphant d’une anthropologie physique raciste, tout comme on ferait fausse route si on n’imputait pareille analyse qu’au contexte politique voire comme une concession à la politique antisémite du gouvernement de Vichy et à la raciologie de l’occupant allemand. Ce n’est pas ce qui est en jeu. Il faut bien plutôt prendre en considération le poids de la tradition naturaliste au sein du Muséum, le conservatisme de l’institution, l’inertie de la logique disciplinaire qui a lié le destin de l’ethnologie à cette filiation anthropologique-ci, la concurrence entre disciplines au sein de cette ethnologie fédérative.

« La succession ouverte est disputée, observe de l’extérieur Caroline Vacher, ce sera peut-être l’ancien candidat [Vallois] qui l’emportera et pour autant que je sois au courant, je crois que je le souhaite pour des raisons multiples, la principale est qu’il est en dehors de tout depuis longtemps [56]. » Le directeur du Muséum, Louis Germain, s’adresse en effet à Vallois, alors en zone libre, pour lui demander de se rendre à Vichy auprès du secrétaire d’État à l’éducation nationale, Jérôme Carcopino, afin de plaider la cause de l’avenir du musée de l’Homme, « gravement menacé [57] » en tant que musée de synthèse, de le défendre dans son intégrité, au sein du Muséum. Le projet de Griaule est en effet en faveur au sein de certains ministères, les Finances ont donné leur accord. Mais Vallois sait se montrer convaincant auprès de Carcopino et gagne du temps. Le premier tour du vote qui a lieu lors de l’assemblée des professeurs du Muséum du 17 octobre 1941 démontre que l’institution veut tout autant, dans les circonstances présentes, se montrer fidèle à l’héritage Rivet qu’elle a pris la mesure de la menace qui pèse sur l’avenir du musée. Le résultat est serré : Millot recueille sept voix, Vallois six. Au second tour, dans un souci de cohérence et de clarté, les voix se reportent sur le candidat arrivé premier : Millot est élu avec 10 voix contre 4 pour Vallois, présenté en seconde ligne. Contrairement aux usages, l’arrêté du 20 novembre nomme pourtant Henri-Victor Vallois professeur titulaire de la chaire d’ethnologie des hommes actuels et fossiles et directeur du musée de l’Homme. On a beaucoup glosé sur cet ukase ministériel, qui contreviendrait ainsi aux décisions souveraines des corps scientifiques constitués, le Muséum et l’Académie des sciences (qui n’avait pas pu départager les deux candidats), en y voyant une révérence à l’idéologie politique ambiante [58]. Ce serait plutôt le contraire, une façon de barrer une fois de plus la route à George Montandon et ses délires racistes, ce dernier ayant directement fait acte de candidature à la direction du musée auprès de Carcopino. Il semble bien que Jérôme Carcopino ait ainsi voulu défendre le statu quo au profit du Muséum, du musée de l’Homme, sachant que Vallois se montre ouvertement partisan de « l’œuvre de synthèse qui venait d’être si laborieusement réalisée » et qu’il s’agit pour lui « de rendre à l’anthropologie physique la place qu’elle doit avoir parmi les sciences de l’homme [59] ».

Vallois prend officiellement la direction du musée de l’Homme le 12 janvier 1942. Un compromis est trouvé pour ménager Marcel Griaule et lui assurer le périmètre d’influence qu’il mérite : il devient directeur du laboratoire d’anthropologie de l’EPHE rebaptisé laboratoire d’ethnographie le 26 mars 1942, qui conquiert du même coup son autonomie institutionnelle puisqu’il ne dépend plus du musée de l’Homme. Il reste également sous-directeur au musée jusqu’en novembre 1942, date à laquelle il devient professeur d’ethnologie en Sorbonne. Cela coïncide avec le moment où le projet de partition du musée, qui avait été ajourné, est définitivement abandonné.

Janvier 1942- octobre 1944. Le musée sous la direction de Vallois, le gardien du temple

Dans le contexte de bouleversements que connaît le musée – et la nation – depuis 1940, le projet de partition de Marcel Griaule est vraisemblablement perçu comme une trahison par « le gros des collaborateurs du musée […] entièrement dévoué [60] » à l’œuvre de Paul Rivet. Il arrive au pire moment qui soit, empêchant de considérer pour elles-mêmes ces deux visions intellectuelles et scientifiques concurrentes pour l’ethnologie française, incarnées par deux très fortes personnalités ambitieuses séparées par une génération. C’est une déchirure dans le tissu humain du musée, en particulier chez les africanistes, chez lesquels la division entre pro et anti-griauliens est rampante depuis 1935. D’aucuns avouent ne pas avoir « été très embelli par l’attitude de Griaule » [61] dont l’ego est « aussi grand que sa mère des masques [62] », cette sculpture rituelle dogon haute de plusieurs mètres. Il y a une « atmosphère de haine [a]u musée [63] » qui éclate, par exemple, au moment de l’exposition temporaire sur les collections archéologiques et ethnographiques du Tchad rassemblées lors des quatrième et cinquième missions Griaule, dirigée par Jean-Paul Lebeuf et inaugurée en novembre 1941, « belle réalisation muséographique [64] » selon les uns, saluée par la presse pour son originalité, « hostile à l’esprit, à la fois technique et largement didactique dans lequel le musée de l’Homme fut organisé [65] », selon les autres. Les opinions politiques divisent aussi le personnel : il y a les maréchalistes, les silencieux, les attentistes, ceux qui espèrent et écoutent Radio-Londres en cachette. Du point de vue de la gestion des relations humaines, l’arrivée de Vallois, étranger aux affaires et querelles récentes du musée, est providentielle. Elle permet de mettre un terme au face-à-face inégal entre Marcel Griaule et Paul Lester, écrasé par sa tâche d’administration du musée.

Que pèsent ces dissensions face à la mort ? À l’issue d’un procès à huis-clos, plusieurs membres du réseau de résistance arrêtés un an plus tôt, dont Boris Vildé, Anatole Lewitzky et Yvonne Oddon, sont condamnés à mort le 17 février 1942. Malgré une impressionnante mobilisation de leurs amis du musée de l’Homme (dont Paul Rivet, depuis son exil) et de très nombreuses personnalités scientifiques et intellectuelles pour surseoir à cette peine de mort, les sept hommes sont exécutés au Mont-Valérien le 23 février 1942, la peine des femmes commuées en déportation. Le choc et l’effroi sont d’autant plus immenses que leur expression est réprimée : officiellement, le musée reste silencieux. Ce sont les ethnologues réfugiés à l’étranger qui portent l’émotion et l’indignation, publiquement : Jacques Soustelle, Alfred Métraux, Claude Lévi-Strauss, Henri Lehmann, Paul Rivet et bien d’autres, expriment à la radio, dans une exposition, dans les journaux, dans leur correspondance, l’horreur qu’ils éprouvent devant ce drame, qu’ils relient tous à l’idéologie antiraciste véhiculée par le musée et sa volonté de célébrer « les innombrables créations du Génie humain », ainsi que le souligne Claude Lévi-Strauss [66]. Dans une bouleversante lettre à sa femme Irène, quelques heures avant d’être fusillé, Boris Vildé ne demande pas la vengeance : « Qu’on rende justice à notre souvenir après la guerre, cela suffit. D’ailleurs, nos camarades du musée de l’Homme ne nous oublieront pas [67]. » Ils vont en effet hanter la mémoire de leurs amis proches – et leurs songes, à l’instar de Michel Leiris qui va rêver à de nombreuses reprises de l’exécution d’Anatole Lewitzky [68]. Le dimanche qui suit, 1er mars, un service a lieu à l’église russe de la rue Daru, en sa mémoire. Le lendemain, le père O’Reilly, qui travaille alors au département Océanie, dit « une messe quasi clandestine […] à la mémoire des sept […] dans cette chapelle à l’allure de crypte où les assistants peu nombreux, qu’ils se connussent ou non, semblaient être en réelle communion [69] ». Il faudra attendre avril 1945 pour apprendre par télégramme la délivrance d’Yvonne Oddon, vivante. Fin 1944, alors que la guerre n’était pas encore achevée, on comptait déjà une douzaine de morts parmi les rangs des anciens étudiants de l’Institut d’ethnologie, une quinzaine de prisonniers et une dizaine de déportés. En attendant, ne pas oublier, travailler à maintenir debout l’institution qu’ils ont tous connue et qui donnait sens à leur vie, c’est une façon de rester fidèle « au nom de ceux qui ont souffert avec nous et pour nous [70] ».

Vallois prend très vite la mesure de la charge et de la mission qui l’attend. Le musée est meurtri, il s’agit de restaurer une ambiance propice au travail. Affable, conciliant, « doux et adroit, il se fait aimer et adopter par tous ceux [71] » qui avaient mal vécu la menace qui pesait sur le musée. Il restaure un certain calme et défend les intérêts de la maison. Rivet lui-même, de Colombie, lui délivre un étonnant satisfecit : « Je sais que mon successeur est parfait. J’ai reçu de lui un message émouvant. J’ai tâché de lui faire parvenir un mot de remerciement et d’encouragement [72]. » En fait – il faut goûter toute l’ironie de cette situation – c’est Vallois qui parachève l’installation du musée de l’Homme dans ses nouveaux murs ; c’est sous sa direction que le musée prend pleinement possession et connaissance de ses collections, que chaque département s’organise, et que se met en place une routine de travail rationnalisée dans les services techniques. Le musée met à profit la coupure forcée des relations avec l’étranger, le ralentissement de l’activité scientifique, la cessation quasi complète des missions ethnographiques, pour se recentrer sur ses missions de conservation. De façon très prosaïque, il lui faut d’abord gérer la pénurie, endémique pendant les années d’Occupation, et tenter de fournir au musée tout le matériel nécessaire à son fonctionnement habituel. On ne compte plus les dossiers établis pour les demandes adressées aux différentes sections (papier et cartons, bois, lubrifiants, corps gras industriels, chimie, cordage, métaux ferreux et non ferreux, savons, etc.) de l’Office central de répartition des produits industriels, qui se chiffrent en « bons de monnaie matière » et bons d’achat. À la déclaration de la guerre, les travaux dans plusieurs départements et services techniques n’étaient pas achevés ; Vallois demande aux architectes de terminer et d’installer les salles de dessin, d’iconographie et de photographie, de procéder à la pose des vitrines murales au sous-sol, ainsi que les plans le prévoyaient, mais aussi de parachever toutes les finitions laissées en suspens. Il faut aussi permettre aux employés de travailler dans des conditions décentes : Vallois intervient à de nombreuses reprises pour calculer et défendre les besoins en électricité, en chauffage, des locaux de travail, redéployés en fonction des secteurs non chauffés l’hiver – sans pour autant voir toutes ses demandes couronnées de succès ; il fait souvent très froid, comme pendant l’hiver 1943, les coupures d’électricité se multiplient en 1944. Pierre Champion, qui connaît le musée depuis 1928, le seconde dans la gestion des services administratifs.

Il ne fait pas de doute que travailler dans une institution publique, dans un musée, protège quelque peu et fournit de menus avantages non négligeables en temps de guerre et de sévère rationnement. Les fonctionnaires et étudiants sont exemptés du Service de travail obligatoire, comme le rappelle une circulaire du 16 décembre 1942. Les salaires sont versés régulièrement. Le personnel prend ses congés payés normalement : deux mois et demi pour le directeur, deux mois pour les sous-directeurs, un mois pour les assistants et aides techniques. Le rectorat de Paris organise des convois interzones gratuits (en train) pour le personnel et leur famille au moment des vacances en direction des principales grandes villes. À partir du 1er juin 1942, un service des douches au musée est mis en place : le samedi après-midi pour le personnel des services et départements, le dimanche matin pour les gardiens. En fonction depuis juin 1940, du lundi au samedi, la cantine réunit au moins une trentaine de membres du personnel du musée, rejoint par une dizaine de collègues du musée des Arts et Traditions populaires et quelques autres du musée Guimet. Profitant d’un local et d’un fourneau électrique mis à leur disposition par le musée, le personnel paie intégralement les dépenses de la cantine, dont le traitement de la cuisinière. Cela a l’immense avantage de mutualiser la recherche et les achats de nourriture, composé en grande partie d’ersatz, de n’envoyer qu’un gardien à la queue de la boulangerie, par exemple. À partir d’octobre 1943, le Muséum prend à sa charge les émoluments de la cuisinière et nomme un gérant volontaire, en l’espèce l’ethnologue Jacques Faublée, revenu de Madagascar à l’été 1941. Ce dernier veille au ravitaillement pour les repas (trois plats et une canette de bière), dont le prix ne doit pas dépasser quinze francs. Viande et pain sont remis contre ticket. En quelques rares occasions, le Muséum organise des distributions de pommes de terre (100 kg par carte), de mélasse. Il y a quelques embauches (Jacques Faublée, aide technique du Muséum ; Marie-Charlotte Laroche, qui travaillait comme bénévole depuis 1934 au musée, nommée attachée du Muséum en 1942, au département Océanie), des promotions (Michel Leiris est promu aide technique par le CNRS). Le CNRS distribue des allocations annuelles à certains (André Schaeffner : 36 000 francs ; Jean-Paul Lebeuf : 30 000 francs) ainsi que le Muséum qui attribue une bourse doctorale à Guy Stresser-Péan.

Tombé à une cinquantaine de membres après les « purges » du printemps 1941, l’effectif du personnel grimpe à près de 80 à partir d’octobre 1941, grâce aux deux chantiers de travailleurs intellectuels mis en place au musée par le Commissariat à la lutte contre le chômage. Marcel Griaule dirige le chantier n° 1330, le plus important numériquement. D’abord constitué de sept personnes, il passe à vingt en février 1942, sans compter le renfort apporté par quatre autres membres du chantier intellectuel de l’École des langues orientales, lui aussi sous la direction de Griaule. Ce sont majoritairement des jeunes gens diplômés, il y a plusieurs anciens étudiants de l’Institut d’ethnologie, des voyageurs, des techniciens, qui sont répartis dans les départements d’ethnographie. Ils reçoivent des honoraires annuels d’environ vingt mille francs. Jean Guiart, futur directeur du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme, quitte le séminaire protestant et entre au musée à la faveur de ce chantier ; il est affecté au département Océanie, avec le pasteur Maurice Leenhardt, Marie-Charlotte Laroche et le père O’Reilly. Un chantier (n° 1985) est ouvert à l’arrivée de Vallois : il emploie quatre puis sept personnes, dont Gilbert Rouget, Françoise Girard, Raoul Hartweg. Une fois à la Sorbonne, Griaule continue de diriger son chantier. Léon Pales, médecin, le remplace comme sous-directeur de la conservation ethnographique.

Le musée devient une véritable ruche, encore augmenté par les effectifs d’étudiants de l’Institut d’ethnologie, remarquablement stables (184 inscrits en 1941, 129 en 1942, 136 en 1943, 104 en 1944). Cet afflux d’étudiants et de personnel des chantiers intellectuels, renforcé par des bénévoles, permet d’instaurer une nouvelle dynamique et de relancer à une grande échelle le travail d’identification, enregistrement, numérotage et classement des collections provenant des fonds anciens ou des missions récentes, d’établissement des fiches descriptives, méthodiques et topographiques – travail indispensable mais en souffrance depuis la guerre. Près de 25 000 objets sont ainsi identifiés et catalogués dans les magasins ethnographiques. Les chefs de département revoient de fond en comble l’organisation de leur salle de travail et de leur magasin. Leurs rapports d’activité pendant la guerre démontrent une activité soutenue et des remaniements importants. Michel Leiris installe sa salle de travail comme une seconde galerie d’exposition où sont déployées d’autres pièces importantes. De même, il bouleverse le classement des magasins d’Afrique noire : de géographique, il devient typologique, groupant les objets selon leur nature [73]. Un très grand nombre de vitrines dans les galeries publiques sont revues et améliorées, la signalétique est achevée, les cartes et documentations pédagogiques dans les salles sont terminées. Comme il l’avait annoncé, Vallois fait porter l’essentiel de son effort sur le département d’anthropologie physique dont les collections, « hâtivement déposées » lors du déménagement en 1938, pâtissaient d’un « classement de fortune [74] » puisqu’il n’y avait aucun inventaire raisonné disponible. Un ambitieux travail de restauration, catalogage, rangement et classement est mené sous sa supervision et celle de Paul Lester.

À partir de 1943, il renoue avec le principe d’une exposition renouvelée mensuellement dans le hall du musée afin de mettre en valeur le travail accompli sur les collections. Organisée par Thérèse Rivière et Jacques Faublée, une exposition sur les « Collections de l’Aurès » succède à celle sur le Tchad, en mai 1943. Elle met en valeur les pièces ethnographiques ramenées des missions de Thérèse Rivière et Germaine Tillion (entre 1935 et 1939), augmentées des recherches archéologiques menées avec l’aide de Jacques Faublée et Paule Barret. Elle doit fermer précipitamment ses portes un mois plus tard, les salles temporaires étant « réquisitionnées » par le secrétariat d’État à la marine et aux colonies et l’Agence économique des colonies qui installent une exposition de propagande sur les « Pionniers et explorateurs de notre empire colonial », à la fin juin 1943, qui connaît un très grand succès. Le musée ne souffre d’aucune désaffection du public, c’est tout le contraire : de 83 000 visiteurs en 1942, le nombre passe à 132 000 en 1943, chiffre qu’il n’atteignait pas ni en 1939 ni en 1940. Même le prix du billet augmente, passant à cinq francs le 1er mars 1943. Au printemps 1944, la billetterie du musée manque de tickets et Vallois doit demander l’impression de 100 000 nouveaux billets d’entrée. Fermé pendant l’hiver, le salon de thé rouvre pour les beaux jours, à partir du printemps 1942, à la demande du public.

Malgré les difficultés, et contrairement à ce qu’on aurait pu croire, le musée ne sombre pas dans la léthargie sous l’Occupation. En dépit des inévitables restrictions, des innombrables difficultés, il reste ouvert et maintient une activité importante qu’on ne soupçonnait pas. Contre toute attente, cette période permet la consolidation du musée de synthèse, défendu par le Muséum et par Vallois qui fait preuve d’une loyauté et d’une probité certaines au service du musée et de son personnel.

1944-1949. Le poids des règlements de comptes au musée

Vallois assure la direction du musée jusqu’au 24 octobre 1944, date à laquelle Paul Rivet reprend son poste, rétabli dans ses fonctions par le gouvernement provisoire. Rivet négocie d’une manière déplorable cette passation de pouvoirs, ne ménageant pas à Vallois une place au musée, en reconnaissance des services rendus pendant trois ans dans des circonstances difficiles. Il ne joue pas l’apaisement et entend retrouver toutes ses prérogatives : son appartement, sa chaire au Muséum, les lieux de pouvoir institutionnels au CNRS et dans diverses commissions. Vallois vide les lieux, nourrissant à dater de ce jour une solide rancune contre Rivet. Celui-ci a également « des comptes à régler avec Griaule » et tente de faire annuler la création de sa chaire en Sorbonne, en vain. Les « querelles de chapelle ethnographique » entraînent la scission des africanistes en deux clans, « les radicaux restés auprès de Rivet au musée de l’Homme et les dissidents […] autour de Griaule [75] ». Jacques Soustelle, André Leroi-Gourhan, Claude Lévi-Strauss seront successivement sous-directeurs du musée durant les cinq dernières années de direction de Rivet. Sa succession, en 1949, vire à l’échec car il ne parvient pas à transmettre le flambeau, comme il l’espérait, à Claude Lévi-Strauss ou Jacques Soustelle. Rivet n’a pris la mesure ni des résistances du corps des professeurs du muséum à nommer un ethnologue – la tentative de partition de Griaule a laissé des traces de méfiance très durables sur leur esprit d’équité entre disciplines – ni de leur reconnaissance envers Vallois pour avoir gardé la maison. Ce dernier succède à Rivet en 1950, jusqu’à son départ à la retraite en 1960. Les professeurs de sciences naturelles et biologiques du Muséum confieront invariablement la direction du musée à un médecin (après Vallois, ce fut Jacques Millot puis Robert Gessain) jusqu’au début des années 1970. Ce n’est que lorsque la tripartition du musée en trois chaires (préhistoire, anthropologie biologique, ethnologie) entrera pleinement en vigueur, qu’un ethnologue, Jean Guiart, est nommé à la tête de la chaire d’ethnologie en 1972. Mais, du point de vue du développement de la discipline ethnologique, c’est déjà trop tard. La filiation naturaliste a vécu, elle est même oubliée, refoulée. Logiquement, avec la professionnalisation et l’accroissement du nombre d’anthropologues, la création de chaires universitaires et de laboratoires à Paris et en province, le développement du CNRS et de l’EHESS, l’avènement de l’anthropologie sociale et la multiplication de paradigmes concurrents en anthropologie, le musée de l’Homme a perdu la place quasi monopolistique qui fut la sienne pendant quarante ans. Cette relégation sera durement ressentie par les ethnologues qui restent au musée et vivent sur les souvenirs glorieux d’un musée lié au monde de l’art, d’un musée qui impulsait la recherche, d’un musée militant, humaniste, berceau de l’un des premiers réseaux de résistance de la zone Nord en 1940. De central, le musée devint périphérique. Irréalisable en 1941, le vœu de Griaule s’est bien accompli, trente ans plus tard pour l’ethnologie, soixante ans plus tard pour le musée. Un autre cycle avait commencé.




[1Cet article est une version longue de mon article « 1938-1949 : un musée sous tension », in Claude Blanckaert (dir.), Le Musée de l’Homme. Histoire d’un musée laboratoire, Paris, MHNH, Artlys, 2015, pp. 46-77.

[2Georges Henri Rivière, « My experience at the musée d’ethnologie. The Huxley Memorial Lecture 1968 », Proceedings of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 1968, p. 17-21 (ici p. 18 et p. 17 respectivement).

[3Lettre de Denise Paulme à André Schaeffner, lundi 29 juillet 1935 in Denise Paulme, Deborah Lifchitz, Lettres de Sanga, éditées par Marianne Lemaire, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 120.

[4Lettre de Paul Rivet à Georges Henri Rivière, 22 décembre 1931 (archives BCM, 2 AP 1 D).

[5Georges Henri Rivière, « Témoignage », in Solange de Ganay et alii, Ethnologiques : hommages à Marcel Griaule, Paris, Hermann, 1987, p.X.

[6Georges Henri Rivière, Radio-conférence sur le MET, sans date (début 1935), p.6 (archives BCM, 2 AM 1 K81b).

[7Marcel Cohen, « Sur l’ethnologie de la France », La Pensée, 105, 1962, p. 91.

[8Henri Lehmann, « Alfred Métraux », Cuadernos. La revista mensual de América Latina, juillet, 74, 1963, p. 9.

[9André Leroi-Gourhan, Les racines du monde. Entretiens avec Claude-Henri Roquet, Paris, Belfond, 1982, p. 135.

[10Georges Henri Rivière, « My experience at the musée d’ethnologie. The Huxley Memorial Lecture 1968 », Proceedings of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 1968, p. 18.

[11Michel Leiris, « Du musée d’ethnographie du Trocadéro au musée de l’Homme », Nouvelle Revue française, 1er août 1938.

[12Rapport général du 6 avril 1938, pour toutes les citations (archives BCM, 2 AM 1 D14d).

[13Hollier (Denis), « La valeur d’usage de l’impossible », Préface à la réimpression de Documents, Paris, Jean-Michel Place, 1991, p. XI.

[14Ibid.

[15Jacques Soustelle, « Le musée de l’homme, outil de l’enseignement populaire », École libératrice, 1er octobre 1938.

[16« Au Musée de l’Homme », Nouvelles littéraires, 31 décembre 1938.

[17Jacques Soustelle, « Le musée de l’Homme laboratoire et musée », Science. L’Encyclopédie annuelle, novembre 1938, 27, p.5.

[18Rapport hebdomadaire, 9 février 1939, p. 1 (archives BCM, 2 AM 1 D14e).

[19Rapport hebdomadaire, 18 novembre 1937 et 7 octobre 1937, respectivement (archives BCM, 2 AM 1 D14e).

[20Rapport général du 2 décembre 1937 (archives BCM, 2 AM 1 D14d).

[21Voir à ce sujet les articles de Henri-Victor Vallois, « L’évolution de la chaire d’ethnologie du Muséum national d’histoire naturelle », Bulletin du Muséum, XVI (1), 1944, p. 38-55, et Raymond Vaufrey, « L’organisation des études et des recherches préhistoriques en France », Revue scientifique, 1941, 10, p. 483-518.

[22Les trois citations proviennent de l’article de Jacques Ploncard, « Le musée de l’Homme judéo-maçonnique », pour le journal collaborationniste Au Pilori, 13 novembre 1941.

[23Lettre de Paul Rivet à son neveu, 30 décembre 1939 (archives privées).

[24Paul Rivet, « Le Musée de l’Homme pendant la guerre », Journal de la Société des américanistes, XXXI, 1939, p. 261-262.

[25Paul Rivet, « Continuer notre œuvre », Le Musée de l’Homme. Bulletin mensuel d’informations, 1re année, n° 5, 1939, p. 1.

[26Paul Rivet, « La resistencia en Europa », Adelante (Mexico), 15 septembre 1943.

[27Jean Rouch, « Le renard fou et le maître pâle », in Systèmes de signes. Textes réunis en hommage à Germaine Dieterlen, Paris, Hermann, 1979, p.4.

[28Lettre reproduite in Christine Laurière, Paul Rivet, le savant et le politique, Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle, coll. « Archives », 2008, p. 665-666.

[29Anonyme, « Les plus dangereux des F[rancs]… M[açons]… », Au Pilori, rubrique « Échos et potins », 30 août 1940.

[30Agnès Humbert, Notre guerre, Paris, Éditions Tallandier, 2004 [1946], avec une introduction de Julien Blanc, p. 103.

[31Paul Rivet et Henri Arsandaux, « Avant-propos », La Métallurgie en Amérique précolombienne, Paris, Travaux et Mémoires de l’Institut d’ethnologie, 1946.

[32Michel Leiris, Journal 1922-1989, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Paris, Gallimard, 1992, p. 337.

[33Lettre de Jérôme Carcopino, secrétaire d’État à l’éducation nationale et la jeunesse, à Paul Rivet, 1er juin 1941, pour les deux citations (archives BCM, 2 AP 1 C).

[34Lettre de Paul Rivet à Caroline Vacher, 21 février 1941 (archives privées).

[35Avec raison, comme le confirma des années plus tard Yvonne Oddon.

[36Lettre d’Henry Reichlen à Paul Rivet, 2 avril 1941 (archives BCM, 2 AP 1 C).

[37Ibid.

[38Ibid.

[39Lettre de Jacques Soustelle à Paul Rivet, 2 juin 1941 (archives BCM, 2 AP 1 C).

[40Sur l’activité institutionnelle de Marcel Griaule pendant la guerre qui signe « l’échec de la réciprocité » dans le milieu ethnologique, voir Alice Conklin, In the Museum of Man, Ithaca, Cornell University Press, 2013, p. 292-308.

[41Lettre du directeur du Muséum au secrétaire d’État à l’éducation nationale et la jeunesse, 12 mars 1941 (Archives nationales, F17/13385, Académie de Paris, Dossier Musée de l’Homme février 1941- novembre 1942).

[42Lettre de Paul Lester au directeur du Muséum, 21 août 1941 (archives BCM, 2 AM 1 D3a).

[43Lettre d’Anna Kipper (son amie d’enfance) à Paul Rivet, 12 juillet 1944 (archives BCM, 2 AP 1 C).

[44Lettre de Marcel Griaule à Achille Urbain, directeur du Muséum, 5 octobre 1942 (archives BCM, 2 AM 1 A13b).

[45Henri-Victor Vallois, « Note sur mon activité au musée de l’Homme (novembre 1941-octobre 1944), et après », p. 1 (manuscrit BCM).

[46Lettre de Caroline Vacher à Paul Rivet, 19 avril 1942 (archives BCM, 2 AP 1 C)

[47Lettre d’Étienne Rabaud à Paul Rivet, 19 juillet 1941 (archives BCM, 2 AP 1 C)

[48Lettre de Jacques Soustelle à Paul Rivet, 12 septembre 1941 (archives BCM, 2 AP 1 C).

[49« Note sur l’organisation de l’ethnologie en France » (Archives nationales, FN/17/13358, dossier « ethnologie et anthropologie »).

[50Voir la retranscription de cette note : Marcel Griaule, « Note sur le développement des disciplines ethnologiques en France », Revue d’histoire des sciences humaines, 2017, 3°, p. 141-149 (https://journals.openedition.org/rhsh/550) et mon commentaire, « Refonder l’ethnologie française sous l’Occupation », Revue d’histoire des sciences humaines, 2017, 30, p. 151-169 (https://journals.openedition.org/rhsh/551).

[51Christine Laurière, « Introduction », in Id. (dir.), 1913. La recomposition de la science de l’Homme, Carnet de Bérose 7 : http://www.berose.fr/?1913-La-recomposition-de-la-675.

[52Note de Marcel Mauss à Louis Germain, 1er juillet 1941 (Archives du Collège de France, fonds Mauss, 57CDF).

[53Henri-Victor Vallois, Anthropologie de la population française, Toulouse, Didier Éditeur, collection « Connais ton pays », 1943, p. 122 et p. 113 respectivement.

[54Jacques Millot, Notice sommaire sur les titres et travaux de Jacques Millot, Paris, Centre de documentation universitaire, 1941, p. 19 (manuscrit BCM).

[55Édouard Bourdelle, Rapport sur les titres et travaux scientifiques du professeur Henri-Victor Vallois, candidat à la chaire d’ethnologie des Hommes actuels et des hommes fossiles, 29 septembre 1941 (manuscrit BCM).

[56Lettre de Caroline Vacher à Paul Rivet, 29 octobre 1941 (archives BCM, 2 AP 1 C).

[57Henri-Victor Vallois, « Note sur mon activité au musée de l’Homme (novembre 1941-octobre 1944), et après », p. 1 (manuscrit BCM)

[58Jean-François Bocquet-Appel, « L’anthropologie physique en France et ses origines institutionnelles », Gradhiva, 6, 1989, p. 30-32 ; J’avais repris cette analyse sans réétudier attentivement les pièces du dossier in Christine Laurière, Paul Rivet, le savant et le politique, op. cit., p.540-542.

[59Henri-Victor Vallois, « L’évolution de la chaire d’ethnologie du Muséum national d’histoire naturelle (leçon inaugurale faite au Muséum le 27 mai 1943) », Bulletin du Muséum, XVI (1), 1944, p. 53 et 55 respectivement.

[60Lettre d’Étienne Rabaud à Paul Rivet, 19 juillet 1941 (archives BCM, 2 AP 1 C).

[61Lettre d’Étienne Rabaud à Paul Rivet, 25 août 1942 (archives BCM, 2 AP 1 C).

[62Lettre de Caroline Vacher à Paul Rivet, sans date [premier semestre 1942] (fonds Rivet, 2 AP 1 C).

[63Audition de Jean-Paul Lebeuf devant le conseil d’enquête supérieur du ministère de l’Éducation nationale, 19 décembre 1944 (Archives nationales, F/17/16834, dossier d’épuration de Jean-Paul Lebeuf).

[64Lettre de Guy Stresser-Péan à Paul Rivet, 28 juillet 1942 (archives BCM, 2 AP 1 C)

[65Rapport du Comité du Front national universitaire du musée de l’Homme (dirigé par André Schaeffner) transmis à la commission d’épuration du MNHN, 20 septembre 1944 (Archives nationales, F/17/16834, dossier d’épuration de Jean-Paul Lebeuf). Alice Conklin, In the Museum of Man, op. cit., revient sur cet épisode, p. 298-299. Pour comprendre les principes qui ont animé sa muséologie, voir Jean-Paul Lebeuf, « Technique d’une exposition », La N.R.F., 338, 1er avril 1942, p. 506-512. La revue est alors dirigée par Dieu La Rochelle ; Michel Leiris refusa d’y publier sous sa direction et sous l’Occupation.

[66Lettre de Claude Lévi-Strauss à Paul Rivet, 17 août 1942 (archives BCM, 2 AP 1 C). Cette lettre est reproduite in Ch. Laurière, Paul Rivet, le savant et le politique, op. cit., p. 545-547.

[67Boris Vildé, Lettre à sa femme Irène, le lundi 23 février 1942 (in Boris Vildé, Journal et lettres de prison, édition établie par François Bédarida, Paris, Allia, p. 146).

[68Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 362-363.

[69Ibid., p. 352. C’est Jacques Faublée qui rappela que « le père ethnologue » mentionné dans son journal par Leiris était le père O’Reilly (Jacques Faublée, « Témoignage à la mémoire du Père O’Reilly », Journal de la Société des Océanistes, 88-89, 1989, p. 127).

[70Lettre d’André Schaeffner à Mercedes Rivet (archives BCM, 2 AP 1 C).

[71Lettre de Caroline Vacher à Paul Rivet, 19 avril 1942 (archives BCM, 2 AP 1 C).

[72Lettre de Paul Rivet à un correspondant inconnu, printemps 1942 (archives privées).

[73Michel Leiris, « Rapport sur l’activité du département d’Afrique noire du musée de l’Homme, du 1er janvier 1941 au 31 décembre 1944 », 6 janvier 1945 (archives BCM, 2 AM 1 D14f)

[74Henri-Victor Vallois, « Inventaire des collections ostéologiques du laboratoire d’ethnologie du Muséum national d’histoire naturelle », p. 1 pour les deux citations (manuscrit BCM).

[75Jean Rouch, « Le renard fou et le maître pâle », op. cit., p. 8 pour les trois citations.