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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

De la Bretagne à la Mauritanie : Biographie d’Odette du Puigaudeau

Monique Vérité
2019
Pour citer cet article

Vérité, Monique, 2019. « De la Bretagne à la Mauritanie : Biographie d’Odette du Puigaudeau », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article1653.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire de l’anthropologie française et de l’ethnologie de la France (1900-1980) », dirigé par Christine Laurière (IIAC-LAHIC, CNRS, Paris).

Odette du Puigaudeau (Saint-Nazaire, 1894 – Rabat, 1991) est restée relativement méconnue sur la scène anthropologique. Personnage au parcours atypique, tour à tour dessinatrice dans des laboratoires scientifiques parisiens, styliste chez Lanvin, matelot sur des thoniers bretons, journaliste, ce n’est qu’au début de l’année 1934 que l’intrépide voyageuse autodidacte aborde l’Ouest saharien.

Première méharée de sept mois en Mauritanie, réalisée à ses propres risques et à ses propres frais. Première expérience de terrain que l’ethnologue en herbe renouvellera dans ces mêmes régions jusqu’en 1960, lors de trois missions officielles, toujours également soucieuse dans son approche d’être fidèle à la pratique de l’observation participante.

Au retour en 1938 de son second périple, long d’une année et de 6 500 kilomètres à travers les pistes du Sud marocain, de la Mauritanie et du Soudan [1] (aujourd’hui le Mali), elle sera intronisée dans la communauté des savants sahariens par la qualité et la diversité de ses travaux ethnographiques. Bien qu’elle soit demeurée en marge des institutions académiques, elle est reconnue comme une spécialiste du monde maure.

Odette du Puigaudeau, née le 20 juillet 1894 à Saint-Nazaire, se réclame d’une triple ascendance : maritime, par une lignée maternelle de marins dunkerquois ; aristocrate, par une branche paternelle d’armateurs anoblis ; artiste, par son père, le peintre Ferdinand du Puigaudeau, qui appartient à la mouvance de l’école de Pont-Aven, et par sa mère, portraitiste.

Après plusieurs déménagements dans la presqu’île guérandaise, ses parents se fixent en 1906, au Croisic, dans le manoir de Kervaudu et se chargent de son éducation. Sa mère lui enseigne les matières strictement scolaires ; son père la forme à la peinture. Le monde extérieur, elle va le découvrir sous la houlette paternelle. Il l’emmène dans ses sorties à la recherche de « motifs » pour ses toiles, dans ses parties de chasse et dans ses pèlerinages aux lieux ancestraux, témoins de leur appartenance à la petite noblesse bretonne.

En fait, le père l’élève comme le fils dont il a tant rêvé ; longtemps, il l’appellera Robert. Et c’est autour de cette identification à l’héritier manquant que se construit Odette. Au descendant unique reviendra la tâche de redorer le blason des Puigaudeau. Ce jeu de rôle fonctionne avec bonheur pour l’un comme pour l’autre jusqu’au jour où, vers les seize ans d’Odette, son gentilhomme de père rompt le pacte et décrète qu’elle n’est plus que sa fille chérie avec, comme seul avenir, d’être le bâton de vieillesse de ses parents. Elle se sent prise au piège, comme dans un étau. Pour tout simplement exister, elle se résout à les quitter et, à l’âge de 26 ans elle monte à Paris.

Pour survivre Odette met à profit ses talents de dessinatrice et enchaîne les « petits boulots » dans les laboratoires du Collège de France, du Muséum d’histoire naturelle et de la Sorbonne avec l’espoir, l’œil rivé au microscope, que des scientifiques la requièrent pour quelque mission outre-mer. Elle essaie en vain de se faire recruter par Jean-Baptiste Charcot, l’explorateur des terres polaires. Elle tente une autre filière, celle du laboratoire marin de Carthage et, pour gagner la place, elle suit des cours d’océanographie. Quand elle travaille comme directrice de l’atelier de dessin chez la grande couturière Jeanne Lanvin, c’est toujours dans l’espoir d’accompagner des collections à l’étranger. Mais rien ne se profile à l’horizon.

En attendant, chaque été, elle retourne en Bretagne pour en peindre la faune et la flore des bords marins. En 1928, elle participe à une campagne de pêche avec des femmes de Séné dans le golfe du Morbihan et obtient, grâce à elles, le livret d’inscrit maritime, passeport indispensable pour tout embarquement. Les années suivantes, elle embarque sur des thoniers. En 1930, elle publie dans L’Intransigeant un premier texte sur une de ses sorties en mer. Reportage remarqué. Elle se lance dans le journalisme, une « bonne couverture » pour qui veut prendre le large…

Et c’est à la faveur de ces deux atouts – son livret de navigation et le titre de reporter – auxquels s’ajoute, en 1932, la rencontre avec Marion Sénones (1886-1977), secrétaire de rédaction au journal Ève, âgée de 46 ans, l’amie idéale et l’amante prête à la suivre au bout du monde, que commence la Grande Aventure.

Cap sur l’Ouest saharien

Odette jette alors son dévolu sur la Mauritanie. Vu la précarité de leurs ressources, c’est la destination la moins coûteuse en transport. Il leur suffit d’embarquer au port de Douarnenez grâce au livret d’inscrit maritime qu’Odette possède déjà et qu’elle se fait fort d’obtenir également pour Marion auprès de la Marine marchande. De plus, la Mauritanie, c’est un territoire largement inconnu, encore à peine « pacifié » par les militaires français, un monde mystérieux toujours perçu comme le pays des rezzous [2], de la peur et de la soif. Par conséquent une terre pleine de promesses pour qui souhaite conjuguer aventure et connaissance et désire « à ceux qui ne sont point partis, rapporter fièrement des secrets [3] ».

L’heure est maintenant aux préparatifs. N’ayant pas de « position académique », tout est à leur charge. Il leur faut obtenir des sauf-conduits des autorités civiles comme militaires et des lettres de recommandation, décrocher des avances auprès des directeurs de presse pour se financer, prendre contact avec des professeurs du Muséum national d’histoire naturelle comme Théodore Monod et Abel Gruvel qui les ont précédées en Mauritanie, s’initier aux méthodes archéologiques auprès de Jean-Paul Lebeuf, acquérir quelques rudiments d’arabe et, ce qui n’est pas le moindre, trouver le patron de l’embarcation qui acceptera de prendre à son bord ces deux insolites passagères.

Le 27 novembre 1933, Odette du Puigaudeau et Marion Sénones embarquent à Douarnenez sur le langoustier La Belle-Hirondelle et elles se font débarquer, un mois plus tard à Port-Étienne, aujourd’hui Nouadhibou.

Après deux semaines d’attente pour l’obtention de nouvelles autorisations, le 12 janvier 1934, s’ébranle enfin, en direction du poste de Nouakchott, la caravane Puigaudeau-Sénones, composée des deux néophytes, habillées comme les hommes maures, et de quatre « partisans », auxiliaires locaux de l’armée française.

De jour en jour, elles vont nomadiser à dos de chameau, de puits en puits, de pâturage en pâturage, de campement en campement, de poste en poste. Miracle ou mirage, d’emblée elles cèdent à l’enchantement et adhèrent à cette nouvelle forme d’existence. Rien ne viendra en interrompre définitivement le cours, ni les rudes étapes brûlantes, ni les nuits glaciales, ni la faim, ni la soif, ni les aléas de santé, ni les caprices de leurs montures, ni le bon ou le mauvais vouloir des guides, ni l’hostilité éventuelle de la population ou celle des méharistes français peu disposés à aider ces deux femmes qui viennent piétiner leurs plates-bandes.

C’est cela la magie du désert, cette puissance que possèdent ces étendues vertigineuses de faire oublier au nomade ses propres souffrances. Elles s’évanouissent dans la brûlure du soleil, l’ivresse d’une solitude inhumaine, les remous du vent de sable [4].

De Nouakchott elles descendent dans le sud de la Mauritanie jusqu’à Kayes puis elles remontent à Dakar d’où elles gagnent l’Adrar. Pour rejoindre Port-Étienne, il leur en coûtera une dernière méharée à travers l’Inchiri, plaine caillouteuse de 450 kilomètres, balayée par un vent desséchant. Après avoir parcouru 4 500 kilomètres de pistes, elles sont de retour à Paris en octobre 1934. La grande presse s’extasie devant leur exploit. Paul Rivet, directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro, et le préhistorien Henri Breuil (connu sous le nom de l’abbé Breuil) les félicitent. Le Musée des Colonies leur ouvre les portes pour une exposition. Odette du Puigaudeau publie deux récits Pieds nus à travers la Mauritanie (1936), couronné par l’Académie française et La Grande foire des dattes (1937), lauréat de la Société des gens de lettres.

Elles repartent en décembre 1936, cette fois officiellement chargées de mission par les ministères de l’Éducation nationale et des Colonies et par le Muséum d’histoire naturelle. Leur programme est plus ambitieux. Elles prévoient une double traversée du Sud marocain au Tagant et au Hodh ech Chargui puis de Tombouctou à Tindouf, formant ainsi une boucle de 6 500 kilomètres. Elles ne regagneront Paris qu’en février 1938. Quatre ouvrages, illustrés de photographies et des dessins de Marion Sénones, voient le jour : Le Sel du désert (1940, La Route de l’Ouest (1945), Mon ami Rachid, guépard (1948), et Tagant (1950).

En 1939 et en 1942 deux voyages patronnés par le Cnrs échouent à cause de la guerre et il leur faut attendre 1949 pour réaliser un troisième périple long d’une année, subventionné par l’Ifan (Institut français de l’Afrique noire). Odette du Puigaudeau en relatera l’odyssée dans La Piste, Maroc-Sénégal (1954).

Au moment de l’indépendance de la Mauritanie en 1960, elles se rallient aux thèses marocaines du « Grand Maroc », s’étendant jusqu’au fleuve Sénégal, et elles s’installent définitivement à Rabat. Marion y meurt, le 3 octobre 1977 et Odette, le 18 juillet 1991.

Considérations sur la démarche et les travaux des deux Sahariennes

Odette du Puigaudeau qui, rappelons-le, est autodidacte, a spontanément adopté la pratique chère aux ethnologues professionnels, celle du « terrain » et de l’« observation participante ». Elle n’est pas novice en la matière : ses premiers reportages en Bretagne sont le produit du quotidien vécu de plain-pied avec les pêcheurs sur les bateaux ou avec les femmes lors de séjours sur les îles. Il n’est donc pas étonnant que, dès ses premiers pas en Mauritanie, elle ait choisi de se déplacer à la mode des nomades.

Ce cheminement l’ouvre à une traversée qui la confronte d’emblée à de nouveaux repères spatio-temporels consubstantiels à la vie nomade. Peu à peu, elle croit en percevoir les caractéristiques propres : une temporalité non linéaire de cycles et rituels sans cesse recommencés ainsi que la plasticité d’un espace déployé à l’infini. Cette perception, elle ne la traduit pas en concepts mais elle en restitue avec bonheur la présence dans la trame narrative de ses récits. De même, la matérialité du désert, la texture de sa nature minérale, elle nous la rend palpable et intime à travers une prose poétique et picturale.

Sable pâle, à peine doré, ivoire, parfois presque blanc des jeunes dunes au bord de l’erg ; dunes vives qui cherchent encore leur place et leur modelé. Sable oxydé, roussi, sable rose orangé des dunes centrales, mortes, plus hautes, massives. Sable lourd et lisse, épandu en larges plis de velours. Sable fauve et soyeux comme un pelage. Sable léger comme une vapeur que le vent emporte des cimes. Sable glacé de la nuit ; sable brûlant de midi, mais si doux aux pieds nus et toujours accueillant aux corps que la fatigue a meurtris. Sable fluide et si pur qu’il peut remplacer, pour le nomade, l’eau des ablutions religieuses. Sable multiforme, changeant, mouvant, vivant, inoubliable dont la nostalgie vous reste au cœur comme celle de tous les nobles paysages, de la montagne ou de la mer [5]

C’est ce premier type de connaissance sensible, cette « acquaintance », opposée au « knowledge » ou savoir, pour reprendre la terminologie de Bertrand Russell, qu’offre Odette du Puigaudeau à ses lecteurs. L’apport en données ethnographiques n’en est pas moins grand car, à la faveur du type d’approche qu’elle-même a choisi, elle bénéficie d’un accès direct auprès des différentes catégories de population.

Entre 1933 et 1960 j’ai vécu cinq ans au Sahara maure, avec des nomades de toutes tribus et de toutes classes sociales. Si mes informateurs ont été souvent des érudits, ce furent aussi toutes les petites gens qui, du djebel Bâni au Sénégal et au Mali, m’ont accompagnée, guidée, protégée, accueillie sous leurs tentes. Mêlée à leur vie familiale, j’ai pu apprendre discrètement les raisons de leurs coutumes en m’y conformant, l’acuité de leurs problèmes vitaux en les partageant, le charme de leurs fêtes en y prenant mon propre plaisir, la perfection de leur matériel en l’utilisant moi-même chaque jour [6].

Grâce à ces contacts individualisés et à son immersion, l’ethnologue en herbe s’est peu à peu soustraite à sa première grille de lecture, dominante dans Pieds nus à travers la Mauritanie, qui concentre les stéréotypes de son époque évoquant tantôt un monde sauvage, barbare, tantôt les temps bibliques, antiques et médiévaux.

Tout au long de ses itinéraires, elle collecte une masse d’informations : choses vues, choses dites, choses entendues, choses lues dans les archives des postes militaires. Elle ne veut rien ignorer des us et coutumes d’aujourd’hui comme d’hier. Elle s’intéresse aux généalogies des tribus et des familles, aux mythes de fondation des villes anciennes. Elle se fait archéologue. Elle visite, toujours évidemment avec Marion Sénones, une centaine de stations inédites d’art rupestre et des sites préhistoriques, situés principalement dans le Sud marocain et en Mauritanie. Elle rapporte des caisses d’outillage lithique, constitue des herbiers, etc. Tout ce travail d’enquête est incorporé, à travers mille et une notations, dans les relations de voyage et dans de nombreux articles [7].

Elle ne mobilise aucun outil théorique alors que, par exemple, lorsqu’elle appréhende le phénomène de la « guetna », elle le traite à la manière d’un professionnel comme « fait social total », notion forgée par Marcel Mauss. La « guetna », c’est la période de la cueillette des dattes durant laquelle, nous expose-t-elle en détail, toute la communauté maure se rassemble dans les palmeraies. C’est le moment des retrouvailles familiales, des échanges, des transactions commerciales et matrimoniales, agrémenté d’intermèdes festifs avec danses, musiques, courses de chameaux, bref, c’est le temps fort de l’année.

Ce n’est qu’en 1943, après l’ajournement de plusieurs voyages, que commence à se dessiner chez Odette du Puigaudeau le projet de composer un corpus ethnographique en vue d’ordonner dans un ensemble cohérent tous les matériaux accumulés. Encouragée par l’ethnologue Marcel Griaule, titulaire de la chaire d’ethnologie de la Sorbonne, et par André Basset, professeur de berbère à l’Inalco, elle s’inscrit à un doctorat d’université et en dépose le titre « Mœurs et coutumes des Maures ». Elle obtient une allocation qui lui est versée jusqu’en juin 1945, date à laquelle celle-ci est suspendue sur intervention de Paul Rivet qui requiert l’ouverture d’une enquête sur l’attitude d’Odette du Puigaudeau pendant la guerre. Lavée de tout soupçon, elle voit sa bourse renouvelée pour un an seulement.

Il s’ensuit un long temps de latence jusqu’en 1956. Le Cnrs lui accorde alors une bourse de stagiaire et elle est désormais patronnée par Théodore Monod, directeur de l’Ifan. Après son ralliement à la politique marocaine et son déménagement à Rabat, le Cnrs lui ferme les portes, ce qui entraîne l’abandon de la thèse. Elle n’en poursuit pas moins ses recherches. Théodore Monod continue à suivre l’exécution de son travail, intitulé dorénavant « Arts et coutumes des Maures », et il l’exhorte à terminer au plus vite. Il tient à l’éditer dans la prestigieuse collection « Mémoires de l’Ifan » avant son départ de Dakar à la fin de l’année 1964 et avant son remplacement par Vincent Monteil qu’il sait en mauvais termes avec Odette depuis leur rencontre dans le Sud marocain où celui-ci était officier méhariste. Le manuscrit, composé de 260 pages de textes dactylographiés, de 102 planches graphiques, de 530 dessins et de photographies, n’arrive à l’Ifan qu’en février 1965 et il n’y aura pas de suite.

En 1967, le comité de rédaction de la revue marocaine Hespéris-Tamuda, décide d’en assurer la publication sous forme de fascicules. Théodore Monod leur sait gré d’avoir pris la mesure de cette œuvre dont il signale ainsi l’importance :

Avec Arts et coutume des Maures, Odette du Puigadeau nous offre enfin le travail de base qui faisait encore si scandaleusement défaut à la littérature saharienne sur la vie matérielle des Maures. Bien que le titre puisse peut-être laisser croire qu’il s’agit, d’abord, des aspects « artistiques » de l’ethnographie maure, on découvrira sans peine qu’en fait c’est la première technologie – artistique ou non – du monde arabo-occidental qui nous est enfin donnée [8].

En réalité, seuls 4 chapitres sur 12 sont publiés et encore, sous une forme allégée : Odette se plaint dans sa correspondance d’avoir dû, à maintes reprises, les refaçonner. En 1981, la revue s’arrête, faute de subventions. Le manuscrit original n’ayant pas été retrouvé, « Arts et coutumes des Maures » est édité, en 2005, selon la version de la revue, enrichie de dessins inédits avec leurs notices explicatives. Les photographies en sont absentes : la plupart ont été intégrées dans Mémoire du pays maure (Paris, Ibis Press, 2000), accompagnées d’extraits des carnets de route d’Odette du Puigaudeau et de dessins de Marion Sénones. Une deuxième édition, sous le titre Arts et coutumes des Maures, faire désirer le désert, paraît en 2009 aux Éditions Le Fennec (Casablanca), assortie d’une « Introduction scientifique » de l’anthropologue Pierre Bonte. Ce spécialiste de l’Ouest saharien, après un examen approfondi du corpus, en conclut que celui-ci « mérite qu’on lui accorde un intérêt scientifique malgré ses insuffisances, ses partis pris et ses présupposés intellectuels ». Un certain nombre de ses critiques, d’ailleurs, recoupent celles d’autres chercheurs mauritaniens, formulées dans leurs préfaces aux rééditions des récits de voyage.

L’outil linguistique est ce qui fait particulièrement défaut à Odette du Puigaudeau. Elle a seulement appris les bases de la langue arabe, elle sait écrire, transcrire, connaît un minimum de vocabulaire quotidien, les formules de politesse et celles « pour le commandement », précise-t-elle. Elle est donc dans la nécessité de recourir à des truchements pour accéder au savoir. Cette dépendance est un handicap favorisant approximations et contresens. Autre source de malentendus et de fausses interprétations, les effets des différentes postures adoptées vis-à-vis de ses interlocuteurs, selon qu’elle affiche son appartenance à la nationalité du conquérant ou à l’aristocratie bretonne ou encore qu’elle joue de son appropriation de l’autorité masculine quand ce n’est pas de la séduction féminine. Et il est rarement dans le propos d’Odette du Puigaudeau de s’interroger sur les statuts qu’elle endosse et de démêler les enjeux de tous ces rapports biaisés.

Il n’empêche que tous s’accordent sur l’excellence de la production iconographique, tant du point de vue de la probité documentaire que de la qualité artistique. Les planches illustrées de dessins réalisés au trait à l’encre de Chine, reproduisant le matériel soigneusement collecté au cours des voyages, sont la contribution la plus originale et la plus précieuse d’Odette du Puigaudeau. Pour les Mauritaniens d’aujourd’hui, s’y ajoute la dimension patrimoniale : ces documents constituent un mémorial visuel qu’ils se réapproprient.

Une passion saharienne

L’investissement d’Odette du Puigaudeau ne se réduit pas à un pur exercice académique, c’est un engagement lourd de charges affectives. Elle s’est sentie tout à son affaire quand elle a cru découvrir en Mauritanie, à côté du pouvoir colonial, l’existence d’une société à part entière, quasi intacte dans son fonctionnement traditionnel, une société de pure hiérarchie fondée sur un ordre immuable où chacun, selon le rang conféré par sa naissance, connaît ses droits et respecte ses devoirs.

Elle n’est nullement dépaysée dans ce monde qui, pour elle, a tous les traits du mythe paternel de cet « âge d’or » féodal dont elle a été nourrie. Ce passé, dont elle-même est nostalgique, elle le voit là, bien vivant, alors que dans son terroir breton, il y a des lustres qu’il a perdu de sa vigueur. Dans ces confins, comme par magie, elle se sent au plus proche d’elle-même. En témoigne le registre métaphorique qui irrigue de manière quasi obsessionnelle ses textes et met en miroir la Mauritanie, sa terre d’élection et la Bretagne, sa terre de naissance.

Quand, à partir des années 1950, elle prend conscience que « sa » Mauritanie est en voie de déstructuration sous les coups de boutoir du progrès occidental, « le grand dévastateur », elle ne se contente plus de faire connaître et aimer les Maures à travers ses seules recherches ethnographiques, littéraires et archéologiques mais elle intervient sur la scène publique pour défendre leur cause et leur mode de vie. Et, par extension, elle dénonce l’ensemble des plans d’aménagement politique et économique mis en place au Sahara par l’État français, à son profit. Forte de sa connaissance du monde nomade, elle s’implique aussi dans les programmes de l’association Prohuza, Centre d’études et d’informations des problèmes humains dans les zones arides [9] .

Dans un même mouvement, elle déclare que la colonisation a failli. Ce système n’a pas tenu les promesses dont elle l’avait doté, à savoir préserver l’authenticité des cultures traditionnelles. Elle se rallie alors au camp des anticolonialistes et milite pour l’indépendance de l’Algérie, contre les essais nucléaires dans la région de Reggane en Algérie et contre les diverses entreprises néocoloniales.

Odette du Puigaudeau est, sans nul doute, une singulière figure du panthéon saharien quelles que soient les étiquettes dont on la gratifie, exploratrice, journaliste, écrivaine, ethnographe ou ethnologue.




[1Bilad as-Sudan.

[2Bande armée se livrant à des razzias.

[3Odette du Puigaudeau, La Route de l’Ouest, Paris, Ibis Press, 2007 [1945], p. 8.

[4Odette du Puigaudeau, La Grande foire des dattes, Paris, Ibis Press, 2007 [1948], p. 147.

[5Tagant, Paris, René Julliard, 1950, p. 234-235.

[6Arts et coutumes des Maures, Paris, Ibis Press, 2002 [1967], p. 14.

[7Voir la liste des livres et des articles d’Odette du Puigaudeau et de Marion Sénones, in Monique Vérité, Odette du Puigaudeau, une Bretonne au désert, Paris, Petite bibliothèque Payot/Voyageurs, nouv. éd. 2012, p. 401-421.

[8Arts et coutumes des Maures, 2002 [1967], p. 11.

[9Voir l’article d’Odette du Puigaudeau, « Les hommes du Sahara », Esprit, juillet-août 1959, p. 49-57.