Steve et moi nous sommes rencontrés en octobre 1962 au King’s College de Cambridge [1]. Nous étions étudiants en anthropologie, nous avions à peu près le même âge, un peu plus de vingt ans, et nous étions tous deux des étrangers dans ce qui était alors une très anglaise ville universitaire. Meyer Fortes et Edmund Leach étaient professeurs au King’s College que Leach définit comme « un bastion des valeurs de la classe supérieure britannique du genre le plus archaïque [2] ».
Un soir d’automne bruineux, Steve et moi sommes allés boire une bière dans un pub, The Eagle. Il y a maintenant une plaque bleue sur son mur : « C’est ici, le 28 février 1953, que Francis Crick et James Watson annoncèrent leur découverte de la façon dont l’ADN transporte l’information génétique. » Watson alla jusqu’à dire qu’ils avaient découvert « le secret de la vie ». Qu’importe. Crick et Watson étaient des habitués de l’Eagle. On aurait aussi bien pu les y croiser ce soir-là. Mais nous étions occupés. Nous avions commencé à parler d’anthropologie – et des anthropologues. Nous n’avons jamais cessé de nous parler depuis lors. Pour moi, la conférence de ce soir s’inscrit dans le droit fil de nos conversations, mais avec le grand avantage que Steve devra rester tranquillement assis et écouter.
À l’époque, le petit monde de l’anthropologie sociale de Cambridge était divisé en deux clans rivaux. L’un était dirigé par Fortes, l’autre par Leach. Steve avait des rendez-vous hebdomadaires avec Leach dont il était l’un des étudiants préférés. En tant qu’africaniste débutant, j’avais été recruté par Fortes. Nos deux chefs avaient de terribles disputes publiques. La question concernait rien de moins que la nature humaine. Fortes croyait que les gens ‒ ou, en tout cas, ceux que les anthropologues étaient censés étudier, les peuples « tribaux » ‒ étaient soumis à un lavage de cerveau par les rituels et mis au pas par l’autorité paternelle, soutenue par les ancêtres. Leurs structures sociales étaient des machines perpétuellement en mouvement pour maintenir l’équilibre. La pensée de groupe y était obligatoire [3]. Leach avait tiré à boulets rouges sur cette représentation de la nature humaine dans son manifeste, Rethinking Anthropology, et dans sa monographie incisive, Pul Eliya. Les deux livres parurent en 1961, l’année précédant le début de nos conversations avec Steve, à l’Eagle. La prémisse fondamentale de la polémique engagée par Leach était que tout le monde, partout, veut devenir le numéro un. La compétition est endémique, l’autorité contestée, les arrangements sociaux minés par des contradictions internes. Les règles sont ambiguës et sujettes à négociation. Les rituels sont « des comédies et des simulacres [4] ».
L’affrontement entre Fortes et Leach était en partie celui de deux personnalités. Les différences d’origine sociale jouaient également. Les disputes entre les deux hommes avaient cependant aussi beaucoup à voir avec la grande division de l’anthropologie sociale britannique entre le parti de Radcliffe-Brown et le parti de Malinowski. Dans les années 1920, nos pères fondateurs s’accordèrent à dire que les vieilles querelles entre évolutionnistes et diffusionnistes étaient dépassées. Les anthropologues devaient abandonner les reconstitutions historiques et étudier le fonctionnement des sociétés. Il est cependant vite apparu que Radcliffe-Brown et Malinowski avaient des idées très différentes sur ce qu’ils appelaient « les sociétés primitives » et, surtout, sur la façon dont elles fonctionnaient.
Radcliffe-Brown était un disciple d’Émile Durkheim. Il croyait que le fonctionnement ordonné des sociétés primitives était soutenu par des performances rituelles de solidarité. L’autorité était sacrée. La dissidence n’était pas seulement une trahison, c’était un blasphème. À l’inverse, selon Malinowski, les habitants des îles Trobriand interprétaient les mythes et les rituels à leur guise, contournant les règles, jouant avec le système. « Chaque fois que l’indigène peut se soustraire à ses obligations sans perte de prestige, ou sans perte de gain potentielle, il le fait, exactement comme un homme d’affaires civilisé le ferait [5]. »
Les deux hommes avaient aussi des idées différentes sur la science. Radcliffe-Brown était un positiviste. Malinowski était un néo-positiviste, avec des préoccupations complexes sur le rôle de l’observateur. Radcliffe-Brown pensait que la recherche scientifique devait procéder de l’observation à la comparaison, puis finalement à la généralisation. Malinowski aimait à généraliser à partir des habitants des îles Trobriand jusqu’aux « sauvages » partout ailleurs, et même aux individus provenant de toute part.
Ces deux partis s’affrontaient depuis une génération déjà, mais lorsque Steve et moi devinrent des habitués de l’Eagle, ils étaient en train de s’effondrer. Edward Evans-Pritchard, ancien lieutenant de confiance de Radcliffe-Brown, s’était converti au catholicisme et avait abandonné les sciences sociales. En réalité, il a opéré un renversement complet. Il avait été positiviste, comme Radcliffe-Brown, mais dans une conférence publique à Oxford en 1950, il avait déclaré « que l’anthropologie sociale est une sorte d’historiographie, et donc finalement de philosophie ou d’art, […] elle étudie les sociétés en tant que systèmes moraux et non comme systèmes naturels, elle s’intéresse à la forme plus qu’au processus, elle cherche donc des modèles et non des lois scientifiques, elle interprète plutôt qu’elle n’explique [6] ». J’avais lu la conférence d’Evans-Pritchard et tenté de suggérer à Fortes que je pourrais peut-être introduire un peu d’histoire dans mon ethnographie. Il me répondit que je devais choisir. Je pouvais être soit un anthropologue soit un historien. J’aurais dû m’en douter. Fortes était resté loyal à Radcliffe-Brown. Quand, dix ans plus tard, un article critique que j’avais écrit sur Radcliffe-Brown fut accepté pour publication par Man, Fortes me demanda de le retirer.
Mais si le parti de Radcliffe-Brown était en crise, les choses étaient loin d’aller bien dans le camp de Malinowski. Leach, le plus brillant de ses disciples, était même en guerre contre lui. Dans les années 1950, il ne jurait que par les idées de Claude Lévi-Strauss sur la nature humaine alors même qu’elles différaient grandement de celles de Malinowski. Lévi-Strauss était un philosophe néo-kantien. Il se représentait les Indiens d’Amazonie comme des philosophes idéalistes qui vivaient leur vie en stricte conformité avec leurs croyances. Un chaman pouvait commencer par être un charlatan mais il en viendrait à croire à son propre baratin [7]. Malinowski voyait les habitants des îles du Pacifique comme des gens réalistes, cyniques et intrigants. Quand ils prêchaient, ils essayaient de vous berner. L’anthropologue devait ignorer cette manœuvre et découvrir ce que les autochtones faisaient vraiment. Le chef-d’œuvre de Leach, Political Systems of Highland Burma, était, écrit-il, « organisé comme une sorte de dialogue entre l’empirisme de Malinowski et le rationalisme de Lévi-Strauss [8] ». Il offrit à Malinowski les meilleures pages de son ouvrage mais, confessa-t-il, « j’ai parfois l’impression d’être des deux côtés de la barrière [9] ». Il avait coutume de dire qu’il était fonctionnaliste la semaine et structuraliste le dimanche.
Ces polémiques nous réjouissaient, nous, les étudiants. En guise d’hommage à cette époque, j’ai pensé que je pourrais peut-être, ce soir, tenter de déconstruire certains des avatars les plus vénérables de l’anthropologie. Je défends l’idée que la plupart des controverses anthropologiques appartiennent à un musée des idées antiques. En d’autres termes, les grandes théories ont beaucoup en commun avec les mythes. Les mêmes idées, les mêmes arguments, reviennent sans cesse, mais à chaque fois sous de nouveaux atours. Lévi-Strauss arguait qu’un mythe doit être compris comme la transformation d’autres mythes. Chaque mythe correspond à l’envers d’un autre mythe, inverse la trame de l’histoire, en tire une morale différente [10]. De la même manière, les théories et les paradigmes de l’anthropologie s’affrontent dans un jeu de miroirs.
Fortes m’a dit un jour que Leach avait cette idée de potache qu’en renversant une proposition sens dessus dessous, il était original. Quand j’ai interviewé Leach pour Current Anthropology, vers la fin de sa vie, il présenta les choses ainsi :
[...] la séquence est toujours dialectique. Il y a eu... un moment dans mon développement anthropologique où Malinowski ne pouvait pas se tromper. Dans la phase suivante, Malinowski n’avait raison sur rien. Mais avec la maturité, j’ai compris que chaque position avait son bien-fondé. J’en suis venu à concevoir cela comme un processus hégélien, une caractéristique fondamentale de la façon dont la pensée en sciences humaines évolue avec le temps. Mais lorsque cette séquence vous ramène au point de départ, vous n’êtes pas simplement revenu où vous avez commencé. Vous vous êtes déplacé un peu, ou vous êtes allé ailleurs. Mais le processus implique toujours le rejet initial de vos ancêtres immédiats, les professeurs auxquels vous devez le plus [11].
Les anthropologues ne sont pas les seuls à revenir sans cesse à leurs anciens mentors et aux théoriciens morts. Dans une remarque célèbre, Maynard Keynes soulignait que « les hommes pragmatiques qui pensent ne pas subir d’influence intellectuelle, sont généralement les esclaves d’un économiste défunt. Les fous furieux au pouvoir, qui entendent des voix, distillent le délire qu’un universitaire aura scribouillé quelques années auparavant. » Dans ses Conversations in Colombia, Steve a expliqué que les paysans panaméens étaient sous l’emprise de la théorie économique des physiocrates français du XVIIIe siècle. Tout comme les paysans colombiens, les anthropologues du XXIe siècle luttent pour s’affranchir des paradigmes intellectuels qui remontent à deux siècles. Mon propos est donc historique. C’est d’autant plus justifié que, si je compte bien, Steve et moi avons pratiqué l’anthropologie pendant un quart de l’histoire de notre discipline. Et comme l’écrivait William Faulkner : « Le passé n’est jamais mort. Ce n’est même pas du passé [12] ».
II
Steve s’est frayé un chemin à travers les préoccupations centrales de l’anthropologie de Cambridge, qui concernaient la parenté et la famille. Il présenta une analyse structurelle du compadrazgo, dans le style de Leach et Lévi-Strauss, qui lui valut le Curle Essay Prize de l’Institut royal d’anthropologie [13]. Sa thèse de doctorat de Cambridge s’intéressait à la famille et au foyer dans le Panama rural [14]. Ici, il me semble que l’influence de Meyer Fortes est évidente. Fortes a soutenu que nos émotions primaires sont forgées, notre ethos inculqué, dans ce qu’il a appelé « le domaine domestique ». Il a comparé ce domaine domestique avec le domaine « politico-juridique », celui des influences extérieures qui imposent souvent contrôles et obligations pénibles aux familles et foyers. Ces deux domaines ne sont jamais parfaitement en phase mais, ensemble, ils structurent les choix de vie. [15] Ce modèle nourrira la conception de ce que Steve appelait « l’économie domestique » ou « la base » qui fonctionne partout en tension avec l’économie de marché.
Nous prenions au sérieux la question de la parenté, mais même des débutants comme nous comprenaient que les débats de Cambridge étaient de petites querelles de clocher. Personne ne s’intéressait à l’histoire de la discipline. (Après tout, toutes ces vieilles idées avaient été envoyées à la trappe. Vraiment ?) Nous étions censés nous concentrer sur le travail de quelques anthropologues sélectionnés, pour la plupart britanniques, plus Durkheim, Mauss, et peut-être Lévi-Strauss. Nous n’étions pas incités à lire des anthropologues américains antérieurs à Lewis Henry Morgan, qui était mort en 1881. (Et Morgan lui-même n’avait d’intérêt que parce qu’on lui attribuait l’invention de la théorie de la parenté. Personne n’a pris la peine de nous dire que sa version de l’évolutionnisme social avait été approuvée par Marx et Engels, et était devenue l’orthodoxie de l’anthropologie soviétique et chinoise [16].)
Steve avait des horizons plus larges. Comme étudiant de premier cycle à Harvard, il avait étudié sous la tutelle d’Evan Vogt et Clyde Kluckhohn. Dans une récente interview, il a admis que tout au long de sa carrière, il a été déchiré entre l’anthropologie sociale européenne et l’anthropologie culturelle américaine [17]. Mais nos professeurs à Cambridge en savaient peu sur l’anthropologie américaine, et ils s’en souciaient encore moins. Ils se rendaient rarement aux rassemblements annuels de l’American Anthropological Association (AAA). La raison en était, apparemment, assez simple. Les anthropologues britanniques et américains parlaient de choses différentes. L’anthropologie américaine concernait la « culture ». Les Britanniques traitaient la culture comme un épiphénomène. Ce qui comptait vraiment, c’était les relations sociales. On nous a appris qu’en Europe, la veuve porte du noir, la mariée du blanc. En Chine, traditionnellement, le blanc était la couleur des funérailles, le rouge celle des mariages. Mais quelle que soit la couleur de leurs robes, les mariées étaient des mariées et les veuves étaient des veuves. Comme l’a dit Leach : « La culture fournit la forme, le ’vêtement’ de la situation sociale […] Le même type de relation structurelle peut exister dans de nombreuses cultures différentes et être donc symbolisé de manières différentes [18]. »
Raymond Firth, doyen de la petite communauté des anthropologues sociaux britanniques, a souligné qu’il y avait néanmoins quelques anthropologues sociaux dignes de ce nom aux États-Unis. Il suggéra que Fred Eggan ‒ qui, après tout, avait été l’élève de Radcliffe-Brown à Chicago ‒ soit invité à venir avec quelques-uns de leurs jeunes gens prometteurs pour participer à un colloque anglo-américain au Jesus College de Cambridge, en juin 1963 [19]. Steve et moi avons été chargés d’aller à la gare de Cambridge accueillir deux des jeunes visiteurs américains, Marshall Sahlins et Eric Wolf. La délégation américaine ‒ ou, comme l’a fait remarquer Eric Wolf, la délégation de l’université de Chicago ‒ comprenait également Clifford Geertz et David Schneider. Dans l’ensemble, tout le monde fut diplomate, mais Schneider a provoqué un fort émoi en rejetant tout le domaine des études sur la parenté, qui était l’arche d’alliance de l’anthropologie sociale britannique. (« Ce fut une bonne occasion pour moi de dire en gros : allez au diable [Fuck off] ! On en a assez de tout ce bordel. Et c’était très bien » »a raconté Schneider ensuite [20].)
III
Que se passait-il donc dans l’anthropologie culturelle américaine ? Comparée à l’anthropologie sociale britannique ou française elle était assurément devenue une vaste et complexe entreprise après la Seconde Guerre mondiale. Elle était aussi plus diversifiée sur le plan intellectuel, et elle jetait ses filets dans un rayon plus large. Néanmoins, tout au long du XXe siècle, ce champ a été déchiré par un conflit entre deux clans, les évolutionnistes sociaux et les relativistes culturels.
À la fin du XIXe siècle, les institutions clés de l’anthropologie américaine se trouvaient à la Smithsonian Institution de Washington D. C. Il s’agissait du Bureau of American Ethnology et du Département d’ethnologie du Museum of Natural History. Tous deux étaient dirigés par des évolutionnistes sociaux, influencés par les théories de Lewis Henry Morgan. Les départements universitaires d’anthropologie furent créés plus tard. Le plus important a été fondé par un immigré allemand, Franz Boas, qui avait créé un cycle d’études supérieures à l’université de Columbia en 1899. Boas avait été formé à l’école d’ethnologie de Berlin, sous la direction d’Adolf Bastian. L’école de Berlin ne manifestait aucun intérêt pour l’évolutionnisme social qui était au cœur des préoccupations des gens de la Smithsonian. Leurs centres d’intérêts concernaient les histoires culturelles régionales, les migrations et la diffusion des idées et des techniques.
Le département de Boas à l’université de Columbia était quasiment une annexe de l’école de Berlin. Quand le temps fut venu, ses protégés propagèrent les doctrines berlinoises dans les nouveaux départements d’anthropologie de Chicago, Philadelphie et Berkeley. Une idée-phare était que la race, la langue et la culture variaient indépendamment les unes des autres. Une autre était que les cultures, ou civilisations, étaient des assemblages dans lesquels il y a du jeu et non une véritable cohésion entre ses éléments, qu’elles étaient ouvertes sur le monde plutôt que renfermées sur elles-mêmes. Le fidèle interprète de Boas, Robert Lowie, a résumé cette doctrine en deux slogans. Les cultures « se développent principalement à travers les emprunts dus à des contacts fortuits ». Par conséquent, une civilisation est un « méli-mélo sans plan préétabli [planless hodgepodge] […] une chose faite de lambeaux et de morceaux rapiécés [21] ». Il serait évidemment absurde de supposer que tous ces « méli-mélo sans plan préétabli » suivent la même trajectoire historique, ou qu’une telle « chose faite de lambeaux et morceaux rapiécés » constitue une unité organique, comme les nationalistes romantiques aimaient à le penser.
Boas était aussi un relativiste. Dans une première confrontation avec les gens de la Smithsonian, il avait insisté sur le fait que « la civilisation n’est pas quelque chose d’absolu, mais […] [elle] est relative, et […] nos idées et conceptions ne sont vraies que dans le périmètre de notre civilisation [22] ». Mais il était peut-être avant tout un empiriste. Il dit un jour à un étudiant qu’« il y a deux sortes de personnes : celles qui doivent avoir des idées générales pour y caser les faits ; celles qui trouvent les faits suffisants en eux-mêmes. J’appartiens à cette dernière catégorie [23]. » En pratique, Boas était plus à l’aise lorsqu’il maniait les faits pour démolir les théories. Les grandes idées sur la race et la culture étaient manifestement fausses ou, au mieux, prématurées. Les boasiens aimaient particulièrement mettre en pièces les grands récits des évolutionnistes sociaux. Cependant, toute cette déconstruction tatillonne pouvait être décourageante. Roman Jakobson laissa entendre que si Boas avait été chargé de raconter au monde le voyage historique de Christophe Colomb, il aurait dit : l’hypothèse selon laquelle il y a une route maritime plus courte pour rejoindre l’Inde a été réfutée [24]. Alfred Kroeber, un boasien de la vieille école, a bien mis le doigt sur le problème : « Tant que nous continuerons à n’offrir au monde que des reconstructions de détails précis, et à afficher une attitude négative constante envers des conclusions plus larges, le monde trouvera très peu de profit à l’ethnologie. Les gens veulent connaître le pourquoi [25]. »
Kroeber lui-même a élaboré une théorie des modèles culturels et de ce qu’il a appelé les configurations de la croissance culturelle [26]. Ces idées ne se sont pas concrétisées. Edward Sapir, Ruth Benedict et Margaret Mead, boasiens de deuxième génération, ont estimé qu’il était temps de changer de cap. Comme les fonctionnalistes en Grande-Bretagne, ils n’étaient pas très intéressés par l’histoire, mais au lieu d’opter pour la sociologie durkheimienne, ils adoptèrent les idées psychanalytiques. Et ils embrassèrent la vision romantique, organique, de la culture, célébrée par Sapir dans son essai « Culture, authentique et fausse [genuine and spurious] [27] », et par Ruth Benedict dans ses Patterns of Culture, qui s’inspire de Nietzsche et Spengler [28]. Cela a encouragé les excursions sur les rives plus sauvages du relativisme. Sapir l’a bien dit : « Il n’existe pas deux langues suffisamment semblables pour être considérées comme représentant la même réalité sociale. Les mondes dans lesquels vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, ce n’est pas le même monde avec des étiquettes différentes [29]. »
Margaret Mead avança que Sapir et Benedict ne faisaient que mettre Boas à jour [30], mais Lowie, un boasien de la vieille école, ne voulait rien de tout cela. Il rejeta les idées de Sapir sur la culture comme étant situées totalement « au-delà de la sphère de la science ». Ceci dit, quoi qu’en pensait l’ancienne garde, la deuxième génération de boasiens embrassa un holisme culturel à part entière. Et, inévitablement, cela a provoqué une réaction. Comme on pouvait s’y attendre, la contestation des culturalistes vint du camp des évolutionnistes sociaux.
En fait, deux écoles de pensée néo-évolutionnistes ont vu le jour dans les années 1950. L’une, dirigée par Leslie White, était inspirée par Karl Marx. Les sociétés progressaient par étapes : les chasseurs-cueilleurs avec leurs bandes patrilinéaires : les tribus avec leurs clans et leurs lignages ; les chefferies, avec leurs hiérarchies ; et enfin, les États. Le mode de production expliquait tout. Il y avait aussi une contrainte écologique qui expliquait que les coutumes, rituels ou tabous apparemment bizarres étaient des moyens inconscients mais merveilleusement efficaces de s’adapter à l’environnement [31]. L’autre école néo-évolutionniste suivait Herbert Spencer plutôt que Marx. Ses affinités allaient au capitalisme plutôt qu’au communisme, et à l’impérialisme plutôt qu’au nouvel utopisme du Tiers-Monde. Avant la Seconde Guerre mondiale, l’anthropologie américaine était une petite discipline fragile, qui s’intéressait quasi exclusivement à la population autochtone américaine. Mais en 1945, les États-Unis sont devenus la première puissance mondiale. Les empires européen et japonais s’étaient effondrés. En concurrence avec l’Union soviétique et la Chine communiste pour conquérir les cœurs et les esprits, les États-Unis étaient dorénavant concernés, bon gré mal gré, par les processus de construction nationale.
Une théorie du développement était providentiellement à portée de main. Il était largement admis que toutes les anciennes colonies étaient très semblables les unes aux autres et qu’elles partageaient un destin commun. Les nouveaux États qu’elles étaient devenues répèteraient probablement ‒ et ils le devraient certainement ‒ l’évolution des États-Unis eux-mêmes. Ils étaient déjà passés de la colonie à la république. Maintenant qu’ils étaient libres, ils devaient devenir capitalistes. Un économiste, Walt Whitman Rostow, avait tracé la voie à suivre dans un livre, publié en 1960, intitulé Les étapes de la croissance économique. Un manifeste non communiste [The Stages of Economic Growth. A non Communist Manifesto]. Ces étapes de la croissance rappelaient étrangement, voire sinistrement, celles décrites dans le Manifeste communiste lui-même. La première étape était la « société traditionnelle », la seconde la « société de transition ». Puis venait le « décollage ». (La métaphore de la fusée était très en vogue à l’époque. Spoutnik et tout le toutim.) Après un « stade de maturité » survenait « l’âge de la grande consommation de masse ». Si les nouveaux États acceptaient les directives de Rostow et se mettaient du côté de l’histoire, ils deviendraient riches et consommeraient des tonnes de trucs. En outre ils progresseraient, se développeraient, se civiliseraient ou, selon la nouvelle expression, se moderniseraient.
L’époque était sûrement propice. En 1961, Rostow adresse un mémo au président Kennedy : « Sauf catastrophe, il est probable qu’un bon nombre des pays du monde sous-développé, au cours des années 1960, achèveront le processus de décollage ou seront très avancés dans cette direction [32]. » Kennedy avait été impressionné. Il fit entrer Rostow dans son administration et lança l’Alliance pour le progrès afin de moderniser l’Amérique latine. Malheureusement, la progression vers la civilisation, ou plutôt la modernisation, s’est avérée étonnamment difficile. Il y avait des obstacles sur le chemin de l’histoire. Le problème a été rapidement identifié. C’était, bien sûr, une question de culture. Les nouveaux États étaient entravés par d’anciennes inimitiés, des traditions idiotes et des coutumes dysfonctionnelles. On fit appel aux anthropologues, ces spécialistes de la culture, pour expliquer le poids mort du tribalisme, de la superstition et du conservatisme. L’anthropologie américaine se mondialisa et entama une merveilleuse phase de croissance, même si les anciennes colonies ne connurent pas le même succès.
Mais même s’il pouvait y avoir des obstacles sinon des détours sur la route, le récit de la modernisation envisageait une fin heureuse, voire la fin de l’histoire. Toutes les nations étaient vouées à devenir des démocraties libérales. Toutes les économies seraient des puissances capitalistes. Au début des années 1960, cependant, la guerre du Vietnam jeta une ombre terrible sur ces scénarios optimistes. En 1966, Rostow devint le conseiller en matière de sécurité nationale de Lyndon Johnson. Il avait rempilé sur les promesses de son « manifeste non communiste ». Et c’était un faucon sur la question du Vietnam. Mais l’opposition à la guerre grandissait, les campus américains étaient en ébullition. Les anthropologues se sentaient en première ligne. Une réponse a été d’adopter une version marxiste de l’évolutionnisme et d’envisager la fin du capitalisme et de l’impérialisme. Une autre réaction ‒ tout aussi vénérable, peut-être moins susceptible de nuire aux perspectives de carrière ‒ a été de rejeter le récit sur la modernisation. On vit alors renaître le romantisme culturel. D’anciens intellectuels de gauche parlaient maintenant de l’importance de l’identité et de la différence. Dans les années 1970, c’était à nouveau le retour de Herder, Nietzsche et Spengler.
Considérons les trajectoires intellectuelles de Clifford Geertz et Marshall Sahlins, deux des anthropologues américains les plus influents de la génération qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. En 1952, Geertz et son épouse, étudiants en anthropologie à Harvard, furent recrutés pour rejoindre une équipe interdisciplinaire qui était en train d’être constituée par un nouveau Centre d’études internationales au MIT. Le Centre était dirigé par l’ancien directeur de la recherche économique de la CIA, Max Milliken. Walt Rostow en était un membre très important. Clifford et Hildred Geertz et leurs collègues furent envoyés à Java. Leur mission était d’identifier les conditions du « décollage » en Indonésie. La première évaluation de Geertz était optimiste. « L’Indonésie est maintenant, selon tous les signes et présages, au milieu d’une telle période de pré-décollage », écrivit-il, et il affirma repérer « le début d’une transformation fondamentale des valeurs sociales et des institutions vers des modèles que nous associons généralement à une économie développée [33] ». Ses premières publications tablaient sur le triomphe d’une idéologie nationaliste qui transcenderait les divisions religieuses, et la mobilisation des élites indigènes qui géreraient le « décollage » économique imminent. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu en Indonésie. Quand Geertz se rend à cette conférence anglo-américaine à Cambridge en 1963, il a changé de cap, abandonnant la modernisation et devenant un culturaliste. Sa présentation à Cambridge, devenue plus tard un texte canonique de ce nouveau mouvement, était intitulée « Religion as a Cultural System ». Dès lors, il insistera sur le fait que l’anthropologie ne devrait pas être une science sociale, mais plutôt une sorte d’herméneutique, et son seul objectif « l’interprétation des cultures ». La culture était également redimensionnée, ou, comme l’a dit Geertz, réduite à sa plus simple expression [34]. Définie comme un texte ou peut-être un discours, la culture représentait « un système ordonné de significations et de symboles [35] ».
Le jeune Marshall Sahlins était l’homme en pleine ascension de l’école néo-évolutionniste [36]. Sa communication lors de la conférence de Cambridge de 1963, « On the Sociology of Primitive Exchange », est désormais un texte classique de l’évolutionnisme social. Mais en 1968, il passa une année sabbatique à Paris. Ce fut une année de tumulte étudiant, une année de slogans surréalistes et de séminaires passionnés, indisciplinés. Beaucoup de jeunes se convertissaient au marxisme. Sahlins lui-même était marxiste depuis des années. Il opéra un renversement complet, abandonna le matérialisme dialectique et embrassa le structuralisme de Lévi-Strauss. Il produisit des interprétations structuralistes des mythes hawaïens. Plus récemment, c’est devenu un déterministe culturel, converti aux idées de David Schneider sur la parenté [37].
En 1969, tout nouveau docteur de Cambridge, Steve retourna aux États-Unis, à l’université du Minnesota. Il était plus jeune d’une bonne dizaine d’années que Geertz et Sahlins, mais il subissait une évolution intellectuelle similaire. Comme Geertz, il avait commencé avec un projet de modernisation. Ses premières études sur le terrain dans le Panama rural, parrainées par la Harvard Business School, étaient financées par l’Agence pour le développement international. Cette agence avait été créée au département d’État par le président Kennedy, conseillé par Rostow. Sa mission était de promouvoir la modernisation. Rostow avait d’abord, personnellement, « approuvé le projet » qui envoyait Steve au Panama [38].
Le gouvernement du Panama avait imposé au pays une marche forcée vers la modernisation économique. Elle encourageait la culture paysanne de la canne à sucre pour le marché d’exportation. Plus tard, les autorités firent main basse sur des parcelles de terre et embauchèrent les paysans comme ouvriers agricoles. Puis, influencé par un rapport de la Harvard Business School que Steve contribua à produire, le dictateur du Panama, le général Torrijos, construisit des sucreries. Cependant, il y avait des coûts cachés. La canne à sucre remplaçait les cultures vivrières. Les paysans devaient utiliser leurs maigres revenus en espèces pour acheter des produits de première nécessité. La culture du sucre appauvrissait le sol.
Steve se rendit compte qu’il n’y avait aucun moyen pour un ethnographe de faire comprendre aux planificateurs de Panama City ce qui se passait sur le terrain. Ils refusaient même de visiter les villages. « Ils travaillaient pour le marché », note Steve. « Aucune langue, aucun concept ne nous reliait [39]. » Pour les planificateurs, c’était un article de foi que les coutumes et les institutions de l’ancienne économie constituaient un obstacle à la modernisation. Steve rappelle que « les théories de la modernisation […] offraient une solution à la présence embarrassante de l’économie domestique. C’étaient des systèmes traditionnels. Avec de l’investissement en capital, l’éducation technique […], des incitations appropriées, et l’amélioration de l’infrastructure […] l’économie domestique disparaîtra. Les habitants des campagnes rejoindront le marché [40]. » Mais ensuite, tandis que les contradictions de la politique de modernisation apparaissaient, le prix du sucre s’effondra. Les raffineries de sucre fermèrent. Dans sa monographie, The Demise of a Rural Economy, Steve en décrit les tristes conséquences : « Le projet moderniste [de Torrijos] a mis un terme à l’économie domestique dans le village où j’avais vécu [41]. »
IV
Dorénavant désabusé par la théorie de la modernisation, Steve prit un tournant culturaliste, comme Geertz et Sahlins. Son ouvrage intitulé Economics as Culture, sous-titré Models and Metaphors of Livelihood, présentait une gamme de conceptions vernaculaires de l’économie [42]. Je pense cependant que cet exercice ne l’a pas satisfait. Il s’engagea alors vers une synthèse plus complexe, s’appuyant sur le débat central de l’anthropologie économique américaine. Là aussi, un âpre débat faisait rage, entre les formalistes et les substantivistes [43]. Ce partage remontait aux séminaires légendaires de Karl Polanyi à l’université de Columbia dans les années 1940. Penseur original, dans la tradition marxiste, Polanyi opposait deux étapes de l’organisation économique [44]. Les économies pré-modernes produisaient des biens dans des unités familiales. Les biens et services étaient échangés comme cadeaux entre égaux. Les chefs exigeaient un tribut en nature et rassemblaient leurs partisans pour des travaux publics collectifs. Puis, à la suite de ce que Polanyi appela « la grande transformation », les économies de marché modernes sont apparues. Marshall Sahlins assista aux séminaires de Polanyi, et il développa des études de cas d’économies sans marchés, recueillies dans son ouvrage Stone Age Economics (1972).
Les « substantivistes » comme Sahlins pensaient que pour comprendre une « économie de l’âge de pierre », il fallait décoder les cosmologies exotiques et démêler les systèmes complexes de la parenté et du mariage. Les « formalistes » ripostèrent que le choix rationnel et les contraintes de l’offre et de la demande devaient fonctionner même dans les économies non marchandes. Polanyi lui-même est arrivé plus tard à la conclusion que les différences entre les systèmes marchands et non marchands n’étaient pas absolues [45]. Après tout, Marcel Mauss avait fait remarquer que l’économie de la réciprocité perdure, voire s’épanouit, dans les sociétés capitalistes [46]. Steve développa une position plus radicale. Et c’est là qu’entre en jeu sa conception de ce qu’il appelait « l’économie domestique ». Partout, l’économie domestique est associée à un idéal de solidarité familiale. Elle « vise à la suffisance et nourrit les relations sociales », écrit Steve. En revanche, les marchés « sont composés d’acteurs différenciés mus par le gain [47] ». Néanmoins, ces deux économies très différentes doivent normalement fonctionner côte à côte. « L’une d’elles est l’économie basée sur de fortes relations, enracinée dans la maison […] Négligée par la théorie économique, elle est prédominante dans les économies à petite échelle, tandis qu’elle est cachée, impalpable mais saillante dans le capitalisme. L’autre repose sur le commerce concurrentiel. Les anthropologues connaissent un côté de l’économie et les économistes connaissent l’autre, mais les deux sont étroitement liés [48]. »
Le point crucial de la démonstration est que l’économie domestique n’est pas une relique de l’époque ayant précédé le marché. Elle peut fonctionner et fonctionne en parallèle du marché. C’était le cas dans les îles Trobriand il y a un siècle. C’est encore le cas aujourd’hui dans n’importe quelle rue commerçante, aux États-Unis. Les Trobriandais pratiquaient à la fois l’échange de cadeaux kula et le gimwali, qui était un système de troc sans concession. L’Europe et les États-Unis ont le kula de Noël, le potlatch du mariage, et cet hybride particulier, l’entreprise familiale. Une économie qui ne s’intéresserait qu’au marché laisserait de côté une dimension cruciale de l’expérience économique de la plupart des gens, la plupart du temps, où qu’ils se trouvent.
Pourtant, bien que l’économie de marché et l’économie domestique cohabitent, elles ne sont pas nécessairement heureuses en ménage. Le plus souvent, elles sont contraintes à un partenariat difficile. Obligées de vivre ensemble, elles font de leur mieux pour se tenir à l’écart l’une de l’autre. C’est très différent de magouiller sur le marché et de prendre part à un échange de cadeaux. Dans les îles Trobriand, c’est insulter un homme que de dire qu’il traite un échange de kula comme s’il s’agissait de commerce, de gimwali. Partout, il est considéré comme illégitime d’essayer de faire du profit aux dépens de la famille, d’amis ou d’invités. De même, un cadeau donné au mauvais moment, ou dans le mauvais contexte, peut être dénoncé comme un pot-de-vin. Et quand les gens achètent des cadeaux de Noël, ils s’inquiètent de la « marchandisation » de Noël, qui devrait être vécue au sein de la famille comme un jour férié loin de l’économie de marché.
Pourtant, quelle que soit la rigidité des frontières entre les deux économies, et malgré les tensions chroniques entre leurs valeurs et leurs stratégies, la maison et le marché doivent d’une manière ou d’une autre travailler ensemble. L’économie de la maison fournit le soutien nécessaire à l’économie de marché. Inversement, Steve souligne que, dans « la recherche concurrentielle du profit, les économies de marché peuvent se fragiliser elles-mêmes en détruisant la base de leur pouvoir d’achat qui réside dans la maison [49] ». Steve conclut que le rééquilibrage de l’économie de marché et de l’économie domestique est une question constante et existentielle. L’erreur fatidique des planificateurs au Panama a été de supposer que l’économie domestique représentait le passé, l’économie de marché, l’avenir.
V
Revenant sur l’anthropologie américaine des années 1960, Sherry Ortner a rappelé qu’il y eut finalement une impasse entre les deux grands partis, les relativistes culturels et les évolutionnistes sociaux, rassemblés à l’époque sous les bannières opposées d’« anthropologie symbolique » et d’« écologie culturelle ». Ortner estime que ni l’un ni l’autre ne fut « capable de d’appréhender ce que faisait l’autre partie (les anthropologues symboliques en renonçant à toute prétention d’« explication », les écologistes culturels en perdant de vue les cadres de signification dans lesquels se déroule l’action humaine) ». De plus, « tous deux étaient également mauvais en ce qu’aucun d’eux ne faisait ce qu’aurait fait n’importe quelle sociologie un peu rigoureuse [50] ». Ortner espérait qu’il y aurait un tournant vers la sociologie, en particulier vers la sociologie de la pratique de Pierre Bourdieu. Mais en fin de compte, les évolutionnistes et les culturalistes ont surenchéri sur leurs positions. Ce qui suivit ne peut peut-être s’expliquer que par une référence à la conception de la schismogenèse de Gregory Bateson, un processus par lequel la confrontation pousse les protagonistes à adopter des positions de plus en plus extrêmes.
Les évolutionnistes sociaux se mirent à la sociobiologie. Ils furent inspirés par la découverte de la structure en double hélice de l’ADN par Crick et Watson. Le génome humain était en train d’être cartographié. La médecine en serait révolutionnée. Les sciences sociales pourraient enfin devenir vraiment scientifiques. Ironie de l’histoire, James Watson avait une piètre opinion de son collègue de Harvard, Edward Osborne Wilson, le ténor de ce nouveau mouvement. Il ne partageait pas non plus la foi de Wilson dans le déterminisme génétique. James Watson raconta dans une interview que sa femme et lui avaient l’habitude de débattre de la cause de la maladie mentale de leur propre fils. « Elle prétendait que c’était l’hérédité ; je penchais pour l’environnement [...] Je ne sais vraiment pas maintenant [51]. » Mais Wilson ne doutait pas que pratiquement tout ce que nous faisons est déterminé, inconsciemment, par des programmes génétiques. Aiguisés par des siècles d’évolution, nos instincts, nos habitudes et nos coutumes sont motivés par la survie et la reproduction. Nous sommes tous encore essentiellement des chasseurs-cueilleurs, sinon des animaux, voire des oiseaux et des abeilles. Wilson était lui-même entomologiste, mais il avait élaboré une théorie de la condition humaine. « Le vrai problème de l’humanité est le suivant, expliqua-t-il, nous avons des émotions paléolithiques, des institutions médiévales et une technologie divine. C’est terriblement dangereux, et on approche maintenant un point de crise global [52]. »
Parlant depuis le camp culturaliste, Sahlins a livré une critique abrasive de la sociobiologie [53]. Pour leur part, Geertz et Schneider ont tourné le dos aux sciences sociales et à la biologie. C’était dorénavant des philosophes idéalistes, ne s’intéressant qu’à l’interprétation des discours symboliques. Nous étions donc, une fois de plus, déchirés entre deux visions de la nature humaine. La vieille dichotomie corps/esprit était revenue hanter les anthropologues. Les sociobiologistes nous voyaient comme des animaux. Pour les culturalistes, nous étions des êtres spirituels, vivant dans le monde de notre propre imagination.
C’est alors que le processus de schismogenèse s’emballa. Bientôt, même Geertz, même Sahlins, furent laissés à la traîne. Le programme de Geertz était trop sage pour la génération de l’après-guerre du Vietnam, on y décelait un relent d’arrogance occidentale. Comment Geertz pouvait-il prétendre lire dans les pensées des Javanais ? Et de quels Javanais, précisément ? De toute façon, le sens n’était pas si facile à cerner. Les jeunes flingueurs avaient lu Derrida. Finie l’interprétation, la mode était à la déconstruction. En 1986, James Clifford et George Marcus publièrent un manifeste collectif, Writing Culture : the Poetics and Politics of Ethnography [54]. Marqué du sceau, quelque peu trompeur, de « post-modernisme », leur ultra-relativisme devint la nouvelle grande idée de l’anthropologie culturelle américaine.
Je pensais que les post-modernistes étaient aussi malavisés, à leur manière, que les sociobiologistes. Un an environ après la parution de Writing Culture, j’étais en visite à la division d’ethnologie de l’Académie des sciences à Moscou. Le directeur m’avait invité à parler des tendances actuelles de l’anthropologie occidentale. Je me lançais dans une critique du post-modernisme et je commençais tout juste ma démonstration quand je réalisai que personne n’avait la moindre idée de ce dont je parlais. Je repartis donc en arrière et résumai la thèse de Writing Culture, puis je la dénonçais. Dans la discussion qui suivit, il devint vite évident que j’avais converti mon audience au post-modernisme. Quelques mois plus tard, je me rendis au département d’ethnologie de l’une des universités de langue afrikaner les plus à droite d’Afrique du Sud. Ils me demandèrent de parler des derniers développements théoriques en anthropologie. Je me lançai comme prévu dans une tribune contre le post-modernisme. Ils ne savaient pas de quoi je parlais. Je repartis donc en arrière, résumais la théorie, puis la démolis. Et je convertis toute l’assemblée au post-modernisme. À la réflexion, cela n’est pas tout à fait surprenant. Aussi bien à Moscou qu’à Bloemfontein, j’avais atterri parmi des collègues qui étaient confrontés à des défis idéologiques déchirants. À Moscou, ils avaient tous été des évolutionnistes sociaux. À Bloemfontein, ils avaient tous été des déterministes culturels. Les anthropologues russes étaient en train de subir les affres de la mort du système soviétique et l’implosion de la théorie marxiste de l’histoire. Les Sud-Africains observaient les derniers rites de l’apartheid et la fin du déterminisme culturel tel qu’il était encouragé par l’État. Les anthropologues russes et afrikaners se réjouissaient donc de découvrir que toute théorie n’était qu’idéologie. Ils n’étaient pas les seuls. Tout le monde s’était fait avoir.
Mais pourquoi le message post-moderniste séduisit-il aussi la nouvelle génération d’anthropologues américains ? Je parle ici avec circonspection, comme un ethnographe doit le faire lorsqu’il s’adresse aux autochtones, mais j’ai le sentiment que ce relativisme culturel extrême est lié à des tendances idéologiques plus larges, et en particulier, à la politique identitaire et à une méfiance généralisée envers la science. Tout discours sur la vérité était considéré comme un signe de naïveté. La question-clé, opposée de façon agaçante à l’opinion de tout un chacun, n’était pas de savoir si c’était vrai mais plutôt : d’où vient-il ?
VI
Bateson avait prévenu qu’un processus de schismogenèse pouvait se terminer par un effondrement. Il y en eut assurément beaucoup et certains départements d’anthropologie américains ont volé en éclats. Mais, bien sûr, la plupart des anthropologues aux États-Unis et en Europe étaient sceptiques à l’égard des sectateurs de ce courant de pensée. Ils pensaient que c’était possible, que cela valait la peine d’essayer de comprendre, par soi-même, comment d’autres personnes se débrouillaient dans la vie.
Steve refusa la prétention post-moderniste selon laquelle les ethnographies sont des constructions, à lire uniquement pour découvrir leurs fallacieuses ruses rhétoriques. Il savait très bien que les ethnographes, comme les immigrants, peuvent découvrir comment les choses fonctionnent dans une autre société. Mais il reconnaissait que les ethnographies avaient besoin de plus d’ouverture et de réflexivité. En 1984, il entama une nouvelle étude sur le terrain, en Colombie, avec Alberto Rivera, un Colombien qui avait étudié avec lui à l’université du Minnesota. Ils voyageaient dans la campagne andine, interrogeant des paysans et, en allant d’un village à l’autre, ils discutaient de ce qu’ils apprenaient pendant leurs entretiens. Peu à peu, ils ont fait participer leurs informateurs à ces conversations. À un certain moment, ils ont commencé à reconnaître des parallèles entre les hypothèses économiques largement implicites des campesinos et les théories des physiocrates français, économistes pionniers des années 1760 et 1770. En Europe, les physiocrates eux-mêmes s’étaient inspirés des idées du peuple sur l’économie, idées que les paysans espagnols immigrant en Colombie y avaient apportées. Ce faisant, le registre des conversations s’agrandit une fois de plus pour englober les échos de conversations antérieures, dans d’autres lieux. La monographie Conversations in Colombia, publiée en 1990, est le fruit de cette réflexion [55]. Steve et Alberto Rivera faisaient de leur mieux pour saisir la façon dont les campesinos andins comprenaient les choses selon leurs propres termes. Cependant, Steve ne se contentait plus de la perspective idéaliste qu’il avait adoptée dans son Economics as Culture. Les modèles populaires aident les gens à penser le monde, et ils peuvent parfois guider l’action, mais ils ne rendent pas compte à eux seuls de la façon dont les familles choisissent de gagner leur vie, d’épargner et de dépenser. Il y avait tout un travail analytique, voire théorique, à faire pour expliquer ces choix dans le monde réel.
Le modèle du travail sur le terrain en tant que conversation est un puissant contrepoids à la fable post-moderniste sur ce que fait l’ethnographe. Il est également pertinent pour le travail théorique. Ce qui me préoccupe le plus dans la situation actuelle de l’anthropologie, c’est qu’il y a un besoin pressant de conversations sur les idées et que nous ne les avons pas. Mais heureusement pour moi, Steve est venu en Europe pour de longs séjours, principalement à l’Institut Max Planck d’anthropologie sociale de Halle, où lui et Chris Hann, également ancien anthropologue de Cambridge, lancèrent un projet sur l’économie et la société. Steve et moi avons organisé des ateliers lors des réunions de l’Association européenne des anthropologues sociaux, attirant de jeunes collègues. Et nous avons repris notre conversation au long cours.
VII
Où en sommes-nous maintenant ? Steve devrait insister pour que je ne parle que pour moi. Pour ma part, je souhaite une anthropologie réaliste, cosmopolite et interdisciplinaire. Pour y parvenir, nous devons savoir clairement ce que nous étudions ‒ et qui ‒ et pourquoi, et, bien sûr, comment. L’anthropologie a commencé comme la science du sauvage, ou du primitif. Cette créature mythique fut en proie à bien des métamorphoses. Pour Rousseau ‒ et pour son disciple, Lévi-Strauss ‒, il fut le dernier homme libre, en harmonie avec la nature et en parfaite harmonie avec le monde des esprits. Pour Lévy-Bruhl, il était prélogique. Dans le fantasme freudien, il était polymorphe et avait des mœurs dissolues. Malinowski, Mauss, Sahlins ‒ et, parfois, Gudeman ‒ le représentaient aux antipodes de l’homo economicus. Les anthropologues seraient maintenant bien embarrassés de parler des peuples primitifs, ou des sociétés de l’âge de pierre (bien que les nouveaux perspectivistes partagent les idées romantiques de Lévi-Strauss sur le néolithique). Il y a une génération de cela, avec la décolonisation et la « modernisation », l’anthropologie a été rebaptisée science de l’Autre. Mais il s’est avéré que cet Autre était toujours notre exact opposé, notre alter ego, notre propre image renversée dans un miroir de fête foraine.
Un point de départ plus réaliste serait de reconnaître que nous sommes tous le même genre de personnes, quoique différemment situées. Selon Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes [56]. Je n’en suis pas si sûr. Au moins depuis Colomb, peut-être même depuis Marco Polo, tout le monde est moderne. Il est également vrai que la plupart d’entre nous sommes aussi plutôt traditionnels. Assez rationnel, du moins la plupart du temps, mais susceptibles d’être mystifiés. De plus en plus interconnectés, appartenant tout à la fois à un monde local et global, rêveurs et entreprenants, patients et agissants. Le fait est que nous sommes nous-mêmes très semblables aux personnes que nous étudions, même si nous opérons avec des outils différents, et dans d’autres circonstances.
Ce n’est pas une idée nouvelle. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, vers la fin de sa courte vie, Edward Sapir avait pris ses distances avec ses premières idées relativistes. Discutant l’ouvrage de Ruth Benedict, Patterns of Culture, il avait dit à ses étudiants de Yale : « Je soupçonne les Dobu et les Kwakiutl de beaucoup nous ressembler ; ils utilisent tout simplement un ensemble différent de modèles (…) Vous devez connaître l’individu avant de savoir ce que le bagage de sa culture signifie pour lui [57]. » À peu près au même moment, Malinowski faisait remarquer que, lorsqu’il avait commencé comme anthropologue, au début du XXe siècle, l’accent était mis sur les différences entre les peuples. « Je reconnaissais l’importance de leur étude [des différences] », écrivit-il dans un brouillon griffonné pour un manuel d’anthropologie qui n’a jamais été écrit, « mais les ressemblances sous-jacentes me semblaient d’une plus grande importance et plutôt négligées [58]. » Nos informateurs peuvent raconter de grandes histoires d’animaux avec des caractères humains, d’esprits avec des passions humaines, de naissances vierges, d’anneaux magiques, d’anges et de démons ; et pourtant, ils se comporteront la plupart du temps comme vous et moi, si nous avions le même jeu, et si nous étions confrontés aux mêmes options. Donc, si nous voulons comprendre ces gens réalistes, pragmatiques et cosmopolites, nos contemporains, nous avons besoin d’une anthropologie réaliste, pragmatique et cosmopolite.
Dans ce monde, nous avons besoin de cette anthropologie cosmopolite et réaliste. Presque tout le financement de la recherche en sciences sociales est consacré à l’étude des habitants de l’Amérique du Nord et de l’Union européenne. Quatre-vingt-seize pour cent des sujets d’études rapportés dans les principales revues de psychologie américaines proviennent de sociétés industrielles occidentales [59]. Selon un rapport paru dans The Economist, les principales revues économiques publient plus d’articles sur les États-Unis que sur l’Europe, l’Asie, l’Amérique latine, le Moyen-Orient et l’Afrique réunis. Et, selon le rapport encore, l’économie est très largement une science des riches : « Les pays les plus pauvres du monde sont effectivement ignorés par la profession [60]. » Une anthropologie cosmopolite mettra à l’épreuve les théories, les modèles et les méthodes établis dans différentes conditions, et elle confrontera ces modèles et ces méthodes à l’expérience et à la compréhension des gens avec lesquels nous vivons en tant qu’ethnographes.
Qu’en est-il de nos théories ? Pendant deux siècles, les anthropologues culturels ont été soit des évolutionnistes sociaux, soit des déterministes culturels. Les évolutionnistes ont essayé d’ordonner toutes les sociétés dans une série allant du primitif au civilisé. Les culturalistes ont imaginé un monde composé de formes de vie uniques et locales. Ailleurs, dans leur propre chambre d’écho, les anthropologues sociaux ont puisé leurs idées dans les sciences sociales, mais trop souvent chez les théoriciens d’hier. Et puis, de l’autre côté d’un mur d’enceinte de plus en plus infranchissable, les anthropologues physiques se rassemblaient en cercle serré. Ils ont poussé les explications biologiques, mais leurs paradigmes changent tous les dix ans. D’abord, tout fut déterminé par la race, puis par la capacité crânienne, puis par l’instinct animal, puis par la sélection des parents, puis par les gènes pour telle ou telle chose. Peut-être sommes-nous tous les irréductibles descendants des chasseurs-cueilleurs. Récemment, on nous a dit que tout se résume à des synapses dans le cerveau. Seule une partie de la doctrine est restée constante : l’affirmation selon laquelle la biologie l’emporte sur la culture.
Mais il n’est peut-être pas nécessaire de partir d’une position théorique toute faite. C’est parfois une bonne idée de commencer par une question plutôt que par une réponse : une question factuelle, ou un casse-tête à résoudre, ou un problème à régler. « Qu’essayons-nous de découvrir, au nom du ciel ? », se demandait Edmund Leach en 1962, au moment même où Steve et moi commencions à parler d’anthropologie. Une fois qu’une question est posée et qu’une réponse provisoire est proposée, la conversation devrait se poursuivre : une conversation franche, égalitaire et ouverte, une sorte de séminaire idéal. Les critiques, les personnes de l’extérieur ‒ et même d’autres types d’anthropologues ‒ devraient être invités à se joindre à nous [61]. Rapidement, on verra quel type de preuve peut être pertinent dans tel cas et quels types d’arguments sont offerts. Avec un peu de chance, des hypothèses solides et vérifiables seront élaborées. Les questions seront peut-être reformulées. Dans tous les cas, la conversation progresse. Je suis sûr que Steve aura quelque chose à dire à ce propos. Après tout, nous avons poursuivi notre propre conversation sur l’anthropologie et les anthropologues pendant un demi-siècle, mais nous ne sommes pas encore parvenus à un accord parfait.