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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

L’ethnographe du vieux temps māori : progrès et décadence dans la poésie et la vision du monde d’Elsdon Best

Jeffrey Paparoa Holman

School of Humanities, University of Canterbury

2018
To cite this article

Holman, Jeffrey Paparoa, 2018. « L’ethnographe du vieux temps māori : progrès et décadence dans la poésie et la vision du monde d’Elsdon Best », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article1566.html

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Vie et destinée posthume d’un broussard [1]

En 2005, le Musée de Nouvelle-Zélande (Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa) réédite onze ouvrages, épuisés depuis vingt ans, de son ancien ethnographe officiel, Elsdon Best (1856-1931). On peine à imaginer qu’un auteur néo-zélandais contemporain de Best puisse faire aujourd’hui l’objet d’une telle faveur. Onze travaux non fictionnels, proprement scientifiques, écrits avant 1930 et consacrés à la culture māori traditionnelle, paraissent sur un marché éditorial saturé au début du nouveau millénaire : qu’est-ce qui a pu persuader le musée Te Papa de prendre un tel risque commercial ? En annonçant la publication, le musée rappelle que les recherches de Best sont fondées sur de rares connaissances de première main, d’amples lectures, une documentation pointue et des échanges étroits avec les Māori. Sans Best, est-il écrit dans la présentation, « nous ne saurions que très peu de choses des coutumes et des traditions de cette époque ». Si tel est bien le cas, alors Elsdon Best doit être compté parmi les plus grandes figures littéraires du pays dans la mesure où les questions concernant l’identité māori et pākehā [2], les savoirs indigènes et leur propriété intellectuelle, débordent le champ de l’historiographie conventionnelle, de l’université et des pages littéraires. Elsdon Best, longtemps ignoré et regardé d’un œil suspicieux en raison de son horizon intellectuel extinctionniste, est à nouveau distingué par le musée national comme une source incontournable pour connaître la société māori traditionnelle. Eu égard à son importance, que sait-on de cet homme et de l’œuvre de sa vie ? La première partie du présent essai étudie l’écriture de Best en tant que personne publique, c’est-à-dire en tant qu’ethnographe ; et la seconde s’attachera à décrypter sa psychologie complexe sous une nouvelle perspective au travers des poèmes qu’il a publiés.

Elsdon Best n’a jamais imaginé que ses travaux pourraient aider les Māori à se connaître eux-mêmes en 2005, tant il était convaincu que ce peuple allait disparaître et ne serait remplacé, au mieux, que par une version métissée des véritables Māori d’antan. Le savoir indigène était sa principale préoccupation, non pour prouver la justesse de la façon d’être māori mais bien plutôt pour sauvegarder la connaissance de leurs modes de vie traditionnels en voie de disparition dans le plus pur esprit de l’ethnographie de sauvetage du XIXe siècle (Stocking 1987, p. 78-109). S’il n’ignorait pas le concept de propriété intellectuelle, l’idée de la possession māori sur ce qu’il enregistrait et publiait était à l’opposé de sa mission ethnographique. De la même manière que les colons s’étaient approprié les meilleures parcelles de terre, la science issue d’une civilisation conquérante possédait dorénavant ces ressources historiques. La conversion du savoir oral en texte écrit impliquait une sorte d’échange en matière de propriété intellectuelle, analogue à la façon dont le Native Land Court (tribunal foncier indigène) produisait les actes propres à hâter la cession des terres māori à des Européens. Le musée possédait ce savoir écrit – qu’il détient toujours aujourd’hui comme l’atteste la réédition des travaux d’Elsdon Best.

Ironiquement, pas plus qu’aucun autre écrivain, Best ne pouvait exercer de contrôle sur l’utilisation post-mortem de ses propres écrits. L’activisme māori (kaupapa Māori) d’aujourd’hui, issu de la renaissance culturelle des années 1970, s’est réapproprié la part des travaux de Best qui s’accorde avec l’orientation philosophique du mouvement : « by Māori, for Māori and (often) in Māori [3] » (Smith 1998). Alors que les inspirateurs du kaupapa māori, de Māori Marsden au début des années 1970 à Pita Sharples aujourd’hui, trouveraient sans doute détestable le racialisme qui traverse les hiérarchies culturelles établies par Best, l’influence de celui-ci est omniprésente dans leurs champs d’étude et d’activité pour la simple et bonne raison qu’il est le principal scripteur de la société māori traditionnelle. Qu’il ait pu mal saisir certaines choses, que beaucoup de ses points de vue soient datés, qu’il se soit approprié le savoir māori pour faire avancer sa carrière, sont autant de sujets à débats et de recherches à mener, mais il n’en reste pas moins qu’on doit le prendre au sérieux en tant précurseur des études māori et figure capitale de la littérature de la Nouvelle-Zélande en général. Les commentateurs qui l’ont pointé du doigt (Walker 1990, p. 25, 40, 194 ; Smith 1998, p. 79-85) se sont abstenus d’approfondir la connaissance du personnage, de ses origines et de ses sources, ou encore de s’interroger sur le sens de sa présence souterraine dans tous les travaux récents sur la culture traditionnelle.

S’agissant de la biographie d’Elsdon Best, l’excellent ouvrage de son petit-neveu, Elsdon Craig, demeure la référence classique. Certes, cinquante ans après, Man of the Mist (1964) demanderait à être actualisé, mais les faits essentiels sont là, tout comme le récit d’une vie. On trouve également un utile résumé, signé par Jeffrey Sissons, dans The Dictionary of New Zealand Biography, aussi bien dans sa version originale « papier » que dans la version numérique en ligne (2006). L’un des aspects les plus saillants de l’extraordinaire parcours de Best, et qu’on se doit de garder toujours à l’esprit, est son exposition précoce et continue à une société rude, celle de la frontière, où il apprend, dès l’âge tendre, à aimer la solitude, à vivre et à survivre dans la forêt (bush) primitive qui entoure la ferme de ses parents à Tawa, près de Wellington, et à être en contact avec les Māori, notamment du pa (village) de Porirua. De 1856 à 1865, période où les Māori sont encore en plus grand nombre que les colons et n’ont pas encore été militairement assujettis par une technologie occidentale plus puissante, il se mêle aux jeux des enfants māori, il est exposé à la société māori. Sa courte scolarité – il réussit un examen pour être admis dans la fonction publique à 17 ans –, son incapacité à supporter d’être confiné dans un bureau et son amour de la vie en plein air le poussent vers une carrière de broussard et de bûcheron, le conduisant aussi à travailler comme volontaire dans la police montée de la région de Taranaki.

C’est en 1881, alors qu’il participe à des opérations menées contre Parihaka, le fief du prophète pacifiste māori Te Whiti, que Best noue ses premiers contacts avec deux des futurs fondateurs de la très influente Société polynésienne (Polynesian Society), à savoir Stephenson Percy Smith (1840-1922) et Edward Tregear (1846-1931). Il multiplie alors ses lectures dans le domaine de l’histoire et de la culture māori et prend connaissance de la théorie anthropologique naissante. Il continue cependant à exercer les mêmes métiers au cours du séjour de trois années qu’il entreprend aux États-Unis, au milieu des années 1880. Il y voyage beaucoup, apprend l’espagnol et constate par lui-même les effets de l’expansion vers l’Ouest sur les peuples indigènes d’Amérique. Une fois rentré dans son pays, il entame la publication d’articles sur son périple américain, notamment dans la presse néo-zélandaise.

En janvier 1892, Best prend part à la fondation à Wellington de la Polynesian Society – dédiée à la préservation de tout ce qui concerne « l’anthropologie, l’ethnologie, la philologie, l’histoire et les mœurs polynésiennes » (Sorrenson 1992, p. 24). Son premier article scientifique d’importance, « The Races of the Philippines (I & II) », est publié la même année, marquant le début de cette association avec une pléiade de penseurs de la frontière qui ne devait s’arrêter qu’avec sa mort en 1931 (JPS 1 [1892] : p. 7-19, 118-125, 194-201). L’article est remarquable en ce qu’il contient les germes des influences théoriques évolutionnistes qui pèseront sur lui (comme celles d’un Edward Tylor ou d’un Herbert Spencer), des textes importants qu’il avait étudiés seul à la fin de ses journées de travail dans les bois ou dans les scieries ; l’article vaut aussi en tant que témoignage de ses très grandes aptitudes linguistiques, car c’est dans le texte original qu’il avait lu un certain nombre d’écrits espagnols, y compris des documents historiques.

De nouvelles universités avaient été fondées en Nouvelle-Zélande à ce moment-là, mais Best, qui n’appartenait pas à une classe sociale qui lui en aurait facilité l’accès, ne s’y est jamais inscrit. Dans les grandes villes comme dans les plus petites, fleurissaient les cercles philosophiques et les sociétés savantes où des hommes comme Best, à côté de figures issues de l’Université, donnaient lecture de leurs articles, qu’ils publiaient chaque année dans leurs bulletins respectifs. C’était un milieu vibrant de toutes sortes de questions ; la science y affirmait son pouvoir grandissant en tant que source de données empiriques permettant d’établir la vérité, tandis que la religion, en l’occurrence le christianisme, essayait soit de rejeter soit de contenir la transformation d’un monde intellectuel post-darwinien.

À cette époque, l’autodidacte était en quelque sorte le « fantôme dans la machine [4] » : ce qui constituera plus tard l’orthodoxie au sein des universités était souvent devancé par ceux qui, sans formation théorique, s’étaient instruits tout seuls et entre eux. Ceci est particulièrement vrai pour l’anthropologie fin-de-siècle en Nouvelle-Zélande et explique jusqu’à un certain point le style savant-populaire et l’énergie très particulière qui se dégagent des écrits de Best, dont la lecture est à la fois agréable et frustrante. Dans ses travaux, lui-même n’est jamais absent et il n’hésite pas à faire des remarques lapidaires, parfois sarcastiques. Chris Hilliard (2000) a critiqué ces petites incartades, notamment à propos de Tuhoe (1925), œuvre maîtresse de Best, consacrée à l’histoire et aux traditions des peuples de la région d’Urewera. Il est jugé coupable de mélanger ses sources, souvent non reconnues, de mettre en scène de façon exagérée sa propre présence dans le texte tout en dépersonnalisant ses informateurs tuhoe (Hilliard 2000, p. 118-19). Il manque à cette lecture critique la perspective biographique qui permet de comprendre qu’un auteur comme Best ne pouvait guère, à cette époque, procéder autrement.

Tuhoe, probablement l’ouvrage grâce auquel on se souvient de Best, est le fruit de ses relations de longue durée avec la iwi (tribu) éponyme de la Bay of Plenty, dont les membres faisaient remonter leur whakapapa (généalogie) jusqu’à des ancêtres à moitié mythiques et à leur arrivée sur ces rivages à bord du canoë Mātātua. Best vit parmi eux entre 1895 et 1910, dans la deuxième étape de sa carrière, lorsqu’il est embauché en tant qu’intendant sur le chantier de construction de la route traversant la chaîne montagneuse d’Urewera en direction de Wairoa, sur la côte orientale. La mission de Best consistait en réalité à collecter des données ethnographiques sur un peuple perçu comme étant les derniers Māori – « the old-time Māori ». Il devait son poste à l’arpenteur en chef, Stephenson Percy Smith, membre fondateur de la Polynesian Society, écrivain et maoriphile. Constatant l’appétit intellectuel de Best, sa robustesse et son exceptionnelle connaissance de la langue māori, Smith l’encourage à devenir ses yeux et ses oreilles auprès des Tuhoe.

Le compromis établi avec les Tuhoe était en effet parfois tendu : certains d’entre eux s’opposaient à ce projet de route qui traversait leurs terres, dont les meilleures leur avaient été confisquées à la fin des années 1860 à l’issue de conflits avec le gouvernement colonial. D’autres se réjouissaient de la possibilité de gagner un salaire, de profiter de meilleures communications et des bienfaits de la technologie occidentale ; tous, pourtant, étaient bien conscients que dans d’autres régions, le nombre de colons et le progrès matériel avaient accru la pression sur les terres des Māori, acculés à les vendre, au terme parfois de conflits sanglants.

Best fut à la fois un agent de ce processus et un chroniqueur des pertes culturelles que cela provoquait ; sa position n’aurait pu être plus ambivalente. Il n’eut pourtant pas grand mal à trouver des informateurs enclins à collaborer : s’il n’était pas rare à cette époque que des fonctionnaires pākehā parlent la langue māori, un homme aussi curieux que Best des vieilles coutumes et des whakapapa ne pouvait que susciter un intérêt puissant. Depuis ces vingt dernières années, la tendance d’une certaine historiographie révisionniste de la Nouvelle-Zélande la conduit à brosser de nouveaux portraits des Māori, tantôt en victimes de la duplicité du gouvernement, tantôt en guerriers rusés dont la tactique était plus sophistiquée que celle de ceux qui les ont finalement vaincus. Des historiens tels que James Belich (1998) ont présenté les Māori soit comme étant incapables d’initiative efficace soit comme des perdants astucieux. La situation était bien plus complexe et nuancée : le cas des informateurs de Best illustre aussi bien les symétries que les inégalités de pouvoir, en même temps que les motivations mêlées et l’impuissance des hommes à maîtriser leur avenir au moment de prendre des décisions dans le présent. Les Māori avec lesquels il a conversé lors de son séjour chez les Tuhoe, exposés à la culture écrite chrétienne depuis plus de cinquante ans, n’en étaient absolument pas à leur première rencontre avec un Blanc ; ayant l’habitude d’avoir affaire aux Pākehā, leur volonté de partager leur savoir avec Best n’était pas due à leur crainte d’une extinction imminente de leur peuple, mais au fait qu’ils cherchaient à établir avec eux une forme d’égalité.

Tandis que les Tuhoe entendaient avoir leur mot à dire sur leur propre avenir, concevant à leur façon les bienfaits de la modernité, Best et ses pairs cherchaient quant à eux à fouiller un passé révolu, pré-européen. Ils avaient l’ambition d’établir les archives de la société māori, aussi bien dans ses composantes matérielles que spirituelles, avant que ne disparaissent les derniers détenteurs d’un tel savoir. On l’a dit, si la formation anthropologique de Best était celle d’un autodidacte, cela ne l’a pas empêché de lire les grands auteurs, notamment européens et américains, et de contribuer aux débats qui se tenaient dans le cadre des empires coloniaux. À bien des égards, il est le modèle même de l’anthropologue de terrain : il parlait couramment la langue du peuple qu’il voulait étudier, il était au fait de la littérature disponible et il était désireux de vivre parmi ceux dont il se proposait d’enregistrer les traditions. Les modèles théoriques de l’anthropologie à la fin du XIXe siècle – en particulier, l’évolutionnisme socioculturel – sont certes depuis longtemps discrédités, mais Best mettait à profit ce qu’il avait à sa portée. Si le concept d’une hiérarchie progressive, sauvagerie-barbarie-civilisation, heurte aujourd’hui nos principes, il était alors parfaitement logique de croire que les sociétés dites primitives allaient être supplantées dans la marche évolutive ascendante de l’humanité, et que les anthropologues avaient le devoir de sauvegarder tout ce qu’ils pouvaient, pour la postérité, de ces cultures en voie de disparition. La question de savoir si les cultures colonisatrices étaient responsables de cette extinction, était pour eux d’une importance secondaire.

Imaginer le mauri : Elsdon Best et la création du dictionnaire Williams de la langue māori, 1844-1917

La production littéraire de Best pendant son séjour et son travail à Urewera se cantonne essentiellement à des articles destinés à la revue de la Polynesian Society et à composer le manuscrit de Tuhoe. Ses premiers travaux sur les Tuhoe, publiés dans une série d’articles, parurent à partir de 1896 dans cette revue, au point qu’au début des années 1910 il avait déjà acquis une réputation nationale et internationale en tant qu’expert de la société māori, surtout en ce qui concerne les questions spirituelles. À partir de 1900, ses articles sur les croyances et la spiritualité māori sont bien reçus, et ses définitions de certains mots māori aussi importants que hau (souffle) et wairua (esprit) trouvent leur place dans le principal dictionnaire de langue māori en Nouvelle-Zélande, le Dictionary of the Māori Language de Henry Williams. La 5e édition de cet ouvrage classique (toujours inégalé aujourd’hui dans sa 7e édition) doubla en volume par rapport à la précédente édition de 1892, essentiellement grâce aux recherches de Best.

Cet enrichissement a profité également à la définition d’un autre mot tout aussi important : mauri. Dans les premières éditions du dictionnaire Williams (1844), mauri était défini comme une réaction physique et émotionnelle ; mais en 1917, il devient l’équivalent du « Thymos – le principe vital de l’homme » (p. 229-230). On peut attribuer cette nouvelle définition à la lecture, par Best, de Friedrich Max Müller (1823-1900), le philologue et sanskritiste qui fut une figure fondatrice du mouvement orientaliste tel qu’il se manifesta à travers les découvertes linguistiques de la période de la East India Company [5] et du British Raj. Pour ce qui est de l’approfondissement étymologique (et métaphysique) du mauri, Best a puisé surtout dans les « Gifford lectures [6] » de Müller, publiées dans Anthropological Religion (1898) ; il a nettement perçu une correspondance entre le concept māori et le concept grec archaïque, de telle manière que celui-ci – θυμός – pouvait être utilisé pour définir celui-là, sachant que le public éduqué connaissait, à l’époque, le grec ancien. Dans sa septième conférence, « The Discovery of the Soul in Man and Nature », Müller écrivait :

Le mot grec thymos voulait donc dire, à l’origine, une agitation intérieure (...). Cela signifiait simplement ce qui bouge à l’intérieur de nous, [mais] par la suite le mot impliquait à la fois des sentiments et des pensées (...). On n’entend jamais parler d’un thymos qui survit à la mort [contrairement à la psyche] (...), [donc] c’était vraiment une activité, et non pas, comme la psyche, quelque chose d’actif. (p. 212-13)

Pourquoi Best a t-il pensé que la distinction soigneusement opérée par Müller entre thymos et psyche (âme) permettait de restituer le sens de mauri ? Dans la société traditionnelle, le mauri se manifestait le plus souvent sous la forme de talismans, aussi divers que des grains de sable dans une rivière pleine d’anguilles où l’on psalmodie des karakia (chants) pour s’assurer d’une bonne pêche, ou encore sous la forme d’images sculptées et disposées dans les jardins potagers, d’objets en pierre, spirituellement puissants, qui protégeaient les canoës au cours de leurs longues traversées. Ce dernier sens est invoqué dans The Māori Canoe, de 1925 :

Il paraît que chaque vaisseau en provenance de la Polynésie qui parvenait jusqu’à ces îles avait à son bord une sorte de talisman, un mauri, ara, ou mawe, regardé comme un objet sacré doté de pouvoirs protecteurs et assurant une bonne fortune à l’embarcation (p. 148-149).

Le mauri résidait dans le talisman, il était potentialisé par les karakia prononcées par le tohunga (sage ; prêtre), de telle sorte que les objets étaient mauri : la métaphysique, pour ainsi dire, allait de pair avec la physique – c’est ce que comprend Best. Mais le mot, extrait de la culture orale et dialogique à laquelle il appartenait, a acquis un sens littéraire et philosophique qui pouvait être compris et utilisé par des Pākehā instruits, eux-mêmes enthousiasmés par cette mise en parallèle des cultures anciennes et modernes.

Best était conscient de l’existence d’une tradition littéraire néo-zélandaise qu’il a lui-même enrichie avec une vigueur inégalée. Alors qu’il vivait dans les camps spartiates d’Urewera, il marchait souvent des heures durant à l’issue d’une journée de travail pour discuter de points de détail avec Tutakangahau, son principal informateur tuhoe (qui s’y prêtait volontiers). Il passait ses soirées à lire de volumineux ouvrages à la lumière de la bougie ou de la lampe à huile et à transcrire les listes de whakapapa dans une sténographie qu’il avait mise au point lui-même. Il lui fallut attendre la dernière décennie de sa vie pour voir sous presse une bonne partie de ses écrits : pour différentes raisons, les deux volumes du colossal manuscrit de Tuhoe, achevé en 1907, ne furent publiés qu’en 1925. Best a continué de collecter et de rassembler des données en collaboration avec ses principaux informateurs de longue date – des hommes tels que Tutakangahau et Paitini – jusqu’au décès du premier en 1907. Usé par ses nouvelles fonctions au sein des services de santé, il quitte les montagnes en 1910 pour entamer la dernière étape de sa vie d’écriture en tant qu’ethnographe du gouvernement auprès du Dominion Museum, à Wellington. Là, il travaille assidûment jusqu’à sa mort en 1931, transformant son immense réserve de notes et d’enregistrements en une série de monographies sur la vie des Māori et obtenant le statut de tohunga blanc pour tout ce qui concerne la culture māori. Ce sont ces travaux que le musée, dans son incarnation actuelle, a réédités.

Dans toute évaluation de la littérature nationale néo-zélandaise, Best est une figure incontournable. Le fait qu’il a écrit de la non-fiction pourrait, selon quelques puristes, le situer en dehors du domaine de l’écriture imaginative, mais il est évident qu’il a créé une nouvelle mythologie nationale pour une société qui est une colonie de peuplement : c’est l’idée selon laquelle la présence européenne en Nouvelle-Zélande s’inscrivait dans un grand mouvement évolutif, qui balayait sur son passage les sociétés primitives. Ce mythe fondateur est à la source de ses écrits mêmes. Le besoin de préserver leur préhistoire en même temps qu’on détruisait leur présent était le point d’intersection entre le mythe et la realpolitik. L’histoire de la longue vie d’écriture de Best illustre ce processus, et ses écrits constituent eux-mêmes, du moins en partie, la démonstration de ce que veut dire la construction d’une littérature coloniale nationaliste aux dépens des indigènes que l’on a déplacés. En tant que signe du triomphalisme occidental et de l’écriture en tant qu’enregistrement et effacement, c’est doublement de l’anthropologie. Et pourtant beaucoup de ses contemporains māori attendaient de Best de tels récits : Tuhoe a été publié avec le soutien financier de leaders māori de premier plan, tels que Sir Apirana Ngata (1874-1950).

En dépit du fait que les Māori maîtrisaient davantage leur destinée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, il est indubitable que leurs anciennes traditions ont été graduellement abandonnées pour céder la place aux bienfaits, ambivalents, de la modernité. À l’exemple du batôn , servant traditionnellement à creuser la terre, et très tôt remplacé par la bêche en fer des Pākehā, les Māori ont continué à profiter des améliorations techniques tout en les adaptant. Et ils auraient très probablement fait appel à Best – ce que fit Apirana Ngata – pour les aider à créer des mythes nationaux, indispensables à cette nouvelle société.

Elsdon Best est tôt entré dans le répertoire littéraire et il y est toujours. Dans « The Singers of Loneliness » (1938), un essai sur la création de la littérature nationale néo-zélandaise, Robin Hyde (1906-1939) citait les travaux de Best sur la société māori. En 1979, Keri Hulme se réfère pour rédiger son article sur la poésie biculturelle à la définition du terme mauri qu’elle trouve dans le dictionnaire Williams, et qui ne renvoie pas à ce que ses ancêtres kai tahu auraient pu comprendre par ce terme, mais à celle, plus métaphysique, de Best : « le principe vital, le thymos de l’homme » (Hulme 1981, p. 290), une définition aussi bien pākehā que māori. Sa théorisation de la poésie biculturelle est fondée sur ce qu’elle présume être le sens proprement māori du concept-clé de sa propre thèse, et ce faisant elle y incorpore, sans s’en rendre compte, à la fois Best et Müller : une ironie riche de sens, pour une écrivaine qui parle fièrement d’elle-même comme possédant une ethnicité « hybride » (p. 294). De tels syncrétismes créatifs, souvent passés sous silence, sont le fruit littéraire des échanges culturels coloniaux, et continuent de défier les puristes de la langue et les essentialistes ethniques dans leurs efforts pour contrôler le sens attaché au passé, au présent et au futur. Les textes de Best sont dialogiques dans la mesure où ils résultent eux-mêmes de dialogues, quelle que soit la forme qu’ils prennent ; republiés aujourd’hui, ils restent ouverts à de nouveaux dialogues.

Cette résurgence peut être lue comme faisant partie d’un processus plus large de dédouanement des textes jugés mineurs ou mis à l’écart par la sensibilité politique et identitaire postcoloniale leur permettant d’être réévalués à la lumière d’une nouvelle sensibilité. L’analyse que l’on propose ici des écrits proprement poétiques et moins connus d’Elsdon Best cherche à contribuer à ce nouveau regard.

La poésie de Best et le « Crépuscule māori »

N’ayant pas de passé, la société des colons s’approprie celui des peuples déplacés; la modernité invente ainsi le primitif sur le lieu même de sa disparition, un mécanisme similaire à celui de la collecte de mythes dans le cadre du revivalisme celte ou irlandais (Stafford & Williams 2006, p. 20). Elsdon Best surprend souvent le lecteur par un ton élégiaque qui donne une idée de son tempérament. Il n’était pas seulement question pour lui de faire le deuil de la culture māori pré-européenne et de ses lointaines survivances ; vieillissant, tel un roi Lear dépossédé de son royaume, c’est sa propre destinée qu’il affrontait en assistant à la disparition des dernières frontières coloniales. Il avait raison, et ses semblables étaient condamnés à disparaître de la surface de la terre : la forêt était abattue, le sol dompté, cultivé, et ses meilleures parcelles achetées bon marché ou confisquées, désormais aux mains des colons. Au fur et à mesure que les Māori se retiraient dans des marges rurales ou inhospitalières, les Pākehā édifiaient de grandes villes portuaires et des centres agricoles prospères. L’anglais étant devenu la langue obligatoire des écoles indigènes, on n’avait plus besoin d’administrateurs sachant parler couramment le māori ; et la frontière forestière des pionniers cédait la place à une barrière raciale et culturelle contre laquelle butaient les Māori, tout comme leurs aspirations à une égalité des droits civiques, qui remontaient aux années 1850 et 1860. On attendait d’eux qu’ils s’assimilent, qu’ils apprennent la langue des colonisateurs et s’adaptent à la vie « civilisée », ou alors qu’ils restent entre eux et disparaissent silencieusement. Sans être un pākehā māori [7], Best s’identifiait profondément à ceux qui, dans les régions les plus éloignées, avaient conservé une partie de leur langue, de leurs coutumes, de leurs modes de vie ; aussi voyait-il sa propre et imminente disparition dans celle de ses vieux compagnons māori, assis comme lui autour d’un feu de camp sur le point de s’éteindre à tout jamais. Sa mort survenue en 1931 semble annoncer le crépuscule de ces personnages que furent les derniers administrateurs coloniaux et intellectuels bilingues et biculturels. Et c’est dans ce cadre psychologique et historique complexe et ambigu que nous devons situer sa production poétique, restreinte mais significative.

Les idées de Stafford et Williams, évoquées plus haut, mériteraient d’être démêlées, mais l’on se concentrera sur leur vision du « Celtic Twilight » (Crépuscule celte) [8], qui semble pertinente ici. Comparer l’œuvre poétique de Best et celle de W. B. Yeats (1865-1939) n’aurait aucun sens, mais il n’en reste pas moins qu’ils écrivirent tous les deux à peu près à la même période, dans des situations coloniales, alors que l’âge victorien touchait à sa fin et allait laisser la place au cataclysme de la Première Guerre mondiale et au bouleversement des valeurs qui allaient précipiter le mouvement moderniste. L’adoption, par Yeats, de l’univers des contes de fées irlandais pour soutenir l’émergence d’un nationalisme littéraire ne paraît pas au premier abord avoir grand-chose de commun avec l’absorption enthousiaste, par Best, du mythe et de l’histoire māori – caractéristique de la tendance coloniale à adapter localement l’héritage littéraire métropolitain, en particulier dans un pays grouillant d’esprits et d’histoires māori. Et pourtant il semble intuitivement juste qu’un crépuscule māori créé par des Pākehā puisse faire écho aux origines et aux buts de son équivalent celte dans l’hémisphère nord. En écoutant Yeats évoquer Paddy Flynn, qui fut sa source pour le folklore irlandais, il est difficile de ne pas dresser un parallèle avec Best et des hommes tels que Tutakangahau et Paitini, qui lui ont fourni non seulement des données ethnographiques, mais aussi une partie de la poésie que nous nous proposons d’examiner. Selon Yeats, Paddy Flynn était :

un grand conteur de contes, qui contrairement à nos romanciers ordinaires savait comment vider le ciel, l’enfer et le purgatoire, le pays des fées et toute la terre, pour peupler ses histoires. Il ne vivait pas dans un monde étriqué et il connaissait des événements aussi grands que ceux d’Homère lui-même. Peut-être le peuple gaélique pourra-t-il grâce à quelqu’un comme lui retrouver la simplicité et l’ampleur imaginative de jadis (Celtic Twilight, p. 6).

Les traditions gaéliques ont été reprises par des écrivains irlandais de langue anglaise tout au long du XIXe siècle, et à l’époque de Yeats, le fait de raconter à nouveaux frais les mythes celtes n’était pas inédit. Le penchant de ce dernier pour ces réinventions fut de courte durée, mais le discours et la pensée sous-jacents à ses remarques au sujet de Paddy Flynn résonneront plus tard chez Best :

Nos Māori sont de ceux qui sentent la présence invisible dans les forêts, qui croient à une proche parenté avec la nature, qui ont un rapport fraternel avec chacun des membres de la descendance éparpillée de Tane. Ils s’adonnent à des moments de solitude sylvestre remplis du sentiment inconscient d’être non seulement entourés d’amis, mais de parents – les hommes ne sont-ils pas en effet, comme les arbres, des enfants de Tane ? (Māori Religion, p. 63).

Le modernisme de Yeats se reflètera consciemment dans sa poésie ultérieure ; et Best, comme on le voit ici, avait quant à lui souscrit à l’idée d’un subconscient, datant de la fin du XIXe siècle, laquelle sera très répandue dans les milieux intellectuels après la Grande Guerre. Et pourtant son point de mire était le passé, et en avançant le concept de crépuscule māori, tout en le reliant à la sensibilité irlandaise, on peut commencer à comprendre aussi bien les thèmes que la tonalité de sa poésie. L’anthropologie au XIXe siècle est née en quelque sorte du folklore, qu’elle finira par remplacer dans une large mesure ; il existe de fortes ressemblances entre les romans fantastiques de Yeats, qui ont nourri le revivalisme nationaliste irlandais, et l’invention, par Best, d’une littérature coloniale qui dérivait de sa fascination pour les croyances et les mythes māori. L’inclination scientifique de Best quand il écrit est avérée, mais ses efforts précoces pour créer une poétique à partir de données ethnographiques révèlent qu’il aurait pu poursuivre dans ce genre. Et ses écrits anthropologiques, y compris ceux destinés à diffuser la culture māori auprès d’un large public, étaient souvent semés de passages en vers et de métaphores emphatiques, notamment dans Tuhoe, ce que déplore Hilliard.

La production poétique de Best est limitée et semble se concentrer aux débuts de la publication de son œuvre, au long de la période qui précède son arrivée à Wellington en 1910 et se poursuit un peu après. Les premiers écrits, à partir de 1897, ont été publiés dans des journaux tels que Otago Witness (1851-1932) et Canterbury Times (1865-1917). Ses influences connues sont les romantiques, principalement William Wordsworth (1770-1850) et S. T. Coleridge (1872-1834) ; ce sont du moins les poètes qu’il cite dans ses textes ultérieurs sur les Māori et leur rapport à la Nature. Ils ne sont sûrement pas ses maîtres en matière de style : l’écriture de ballades et les sujets abordés évoquent Henry W. Longfellow (1807-1882), A. Tennyson (1809-1892) et R. Kipling (1865-1936). En effet, le catalogue d’une vente aux enchères à Auckland, en mai 1969, d’un certain nombre de livres de Best offerts par son petit-neveu et biographe Elsdon Craig, incluait des exemplaires de The Poetical Works of Henry W. Longfellow, de The Poetical Works of Bret Harte (tous les deux avec des annotations de Best), et de Twenty Poems from Rudyard Kipling, également annoté. Il se peut que les ballades de la forêt que différents auteurs publiaient dans le Bulletin [9], en particulier Paterson et Lawson, lui aient fourni un modèle local. La production de Best manque d’originalité d’une façon manifeste : il ne cherchait pas à être le pionnier d’un style ; au contraire, il adoptait des tournures adaptées à son sujet et aux flux narratifs. Parmi ses premiers travaux, on se penchera ici sur « Mohaka’s Raid on Tuhoeland » (1897), inspiré par ses premières recherches sur l’histoire et la culture tuhoe ; et sur « The Men Who Break the Trail » (1898), un hymne au progrès. Le troisième et dernier texte que nous analyserons est « But now ! », écrit en 1913 : il raconte la réaction d’un homme des bois exilé face aux effets corrupteurs du confort offert par l’humanité « civilisée ».

Notre échantillon de sa poésie provient de la liste des travaux publiés de Best compilée en 1964 par Elsdon Craig’s (p. 231-238) et on doit faire remarquer que la mise à disposition de versions numériques des journaux coloniaux, qui étaient le mode de diffusion le plus courant pour les publications en vers, permettra peut-être de découvrir toujours plus de poèmes. Une partie significative de la prose de Best est parue dans des journaux, puisque le journalisme populaire était non seulement une source de revenus supplémentaire, mais aussi l’un des moyens par lesquels il faisait connaître ses idées et ses découvertes, se faisait un nom et préparait un public de lecteurs pour ses ouvrages ultérieurs. Qu’il ait recouru aux mêmes supports de diffusion pour s’essayer à la poésie ne doit pas nous surprendre, compte tenu de la nature fortement orale de ses recherches, de l’aspect récitatif de ses récits et de sa prédilection victorienne pour la poésie narrative.

Best publie « Mohaka’s Raid on Tuhoeland » dans l’Otago Witness le 21 octobre 1897 (46) qu’il signe du nom de plume « Tuhoe ». « The Men Who Break the Trail » paraît sous le même pseudonyme le 13 janvier 1898, dans le même journal (49). Craig dispose de moins d’informations pour « At The Head of the Road », publié en 1898 dans la Hot Lakes Chronicle, de Rotorua, et de « The Children of Pani » paru en 1904 dans le Canterbury Times. « How Tiaki Tutu went down to Hades », un article de la série « Sketches from Tuhoeland », est publié le 8 mars 1905 dans le Times (même si Craig indique la date de 1904). Best insère un poème dans l’article, racontant une bataille entre les Tuhoe et les Te Arawa. Il ne prétend pas en être l’auteur, puisqu’il l’attribue au « barde local » ; puis il interrompt soudainement la ballade avec ces mots : « Mais assez du barde de Ruatahuna, car cette saga guerrière se prolonge en de nombreux chants. » Or, c’est de toute évidence un écrit de Best, indissociable de son écriture de l’époque ; il aimait bien interpoler des extraits anonymes de ses propres poèmes dans les textes qu’il publiait dans la presse. C’est à nouveau le cas en 1913 avec « Polynesian Voyagers : No. VI. The Peopling of the Many-Isled Sea”, publié le 18 juin dans le Canterbury Times (15). En écrivant au sujet des peuples des îles Marquises, il citait l’ethnologue Abraham Fornander (1812-1887) et y incluait une strophe de son propre style. (Une variante ultérieure de la même pièce apparaîtra dans le journal Otaki Mail, le 29 septembre 1926.)

Vers 1913, quand il écrit « But Now ! », les publications poétiques de Best sont plus irrégulières, car il se concentre davantage sur la rédaction des résultats de ses recherches ethnographiques. Ce poème est écrit dans un cahier qui se trouve aujourd’hui à la Turnbull Library et n’a probablement jamais été publié (Māori Notebook n° 13 111-112). En revanche, Best fait paraître, à la même époque, « Porirua and They Who Settled It. The Taming of a Wild Land », dans le Canterbury Times du 11 mars 1914 (13). Il ne contenait aucune poésie de Best à proprement parler, mais sa salutation d’ouverture, « To The Old Bush Legion », avait la forme d’un mihi (discours māori de salutation ou d’hommage) ; bien qu’il fût écrit en anglais, il était māori par son style, par sa conception, révélant qu’il trouvait ses origines dans l’art oratoire :

Aux hommes qui plantèrent du blé avec une pioche, qui le moulurent à la meule ;
Aux hommes vêtus de futaine, qui laissèrent leurs manteaux au foyer ;
Aux hommes des bois, bourreaux de travail durant quatre décennies,
Qui taillèrent des maisons à la hache et nous préparèrent la voie :
Nous dévoilant le chemin du passé, avec du beurre à six centimes la livre,
Ils conquirent les étendues sauvages, ils ouvrirent les lieux sombres
À nos automobiles vrombissantes.
Aux hommes du vieux temps qui réussirent !
Et à ceux qui échouèrent !!
Salutations [10] !

Ce texte est un bon exemple de l’adoption, par Best, des formes de pensée et des techniques réthoriques māori qui sont aussi présentes dans sa poésie. L’orateur salue ses aïeux (tūpuna) pākehā anonymes et dit son admiration pour leur travail pionnier, préparant le confort moderne dont la colonie pouvait désormais jouir. De l’abattage des arbres par les « hommes des bois » (une catégorie à laquelle il avait lui-même appartenu) jusqu’à l’avènement des routes avec leurs automobiles vrombissantes, Best a été témoin de l’arrivée de la modernité industrielle et, comme nous le verrons, il ne goûtait pas vraiment à ce qu’il avait contribué à créer en ouvrant l’accès aux « lieux sombres ».

Le séjour de Best dans les forêts d’Urewera, long de quinze ans, avait commencé en 1895, et il était rapidement entré en relation avec les anciens et les chefs tuhoe. Tutakangahau de Maungapohatu en a été l’un des premiers et parmi les plus importants ; leur amitié a duré pratiquement jusqu’au décès du vieil homme en 1907. Le premier poème que nous analyserons, « Mohaka’s Raid on Tuhoeland », paru dans l’Otago Witness deux ans après son arrivée là-bas, est fondé sur des informations que Best avait obtenues au sujet des guerres intertribales. Sa versification de l’histoire tuhoe, notamment d’une bataille qui se déroula dans la période pas si lointaine des années 1820, avait pour origine des kōrero (histoires) qui lui ont été racontés par des informateurs locaux. Contrairement aux légendes peu originales que le poète (et homme politique) Alfred Domett (1811-1887) a composées à partir des compilations ethnographiques de Sir George Grey (1812-1898) pour son colossal roman épique, Ranolf and Amohia (1872), le matériau de Best provenait d’un travail de terrain de première main mené par quelqu’un qui parlait māori et enregistrait sur le champ tout ce qu’on lui racontait. Le poème est long (il remplit une colonne et demie du journal Witness), son style et son langage sont soutenus, son thème et son ton homériques ; il adopte un registre épique, mais, par bonheur, évite les longueurs dométiennes (c’est-à-dire d’Alfred Domett). Visiblement écrit pour être récité, il se déroule joyeusement suivant la métrique vigoureuse de la ballade, avec des distiques offrant des rimes saisissantes : « Le chef de la Légion, le waka sacré des dieux de la guerre / Accompagné de son atua, Tu-nui-a-te-ika [11]. » On note la familiarité avec le thème tuhoe et la libre utilisation pertinente de mots māori pour faire renaître le monde spirituel lié à la guerre (Best ajoute une note en bas de page pour expliquer que « waka » est l’intermédiaire d’un dieu [atua]).

Avant d’avancer dans la lecture du poème, il est utile de préciser que Best a inclus l’histoire de Mohaka dans la partie historique de Tuhoe ; un résumé des passages en question nous aidera à comprendre les vers (Tuhoe, p. 510-518). L’histoire rapporte une attaque dirigée contre les Tuhoe par un hapū (clan) de l’iwi Ngati Kahungunu, notamment les Ngati Ruapani, à Ruatahuna en 1826 (la date est indiquée par Tutakangahau, mais Best ajoute que l’évènement a dû probablement avoir lieu autour de 1828-1829). Best écrit qu’il a obtenu ces « notes au sujet du raid de Mohaka » grâce « à Tutakangahau, à Tama-rau et à un membre des Kahu-ngunu de Te Wairoa » (p. 516) ; il tenait donc ses informations des descendants des deux parties en conflit. Le raid était censé venger l’expulsion des Ngati Ruapani par les Tuhoe de la région du lac Waikaremoana et une référence est faite à un ōhaki (discours d’adieu d’un moribond) dans la première strophe du poème : « C’est dans leur dernier souffle qu’ils léguaient aux enfants leur ancienne querelle [12]. » Ces ōhaki étaient les instructions qu’un chef délivrait à son successeur sur son lit de mort, notamment la vengeance à exercer sur de vieux ennemis.

Revenons à l’histoire : Mohaka était un tohunga des Ngati Kahungunu et un waka atua, un intermédiaire du dieu/esprit Te Po Tuatini. La matakite (vision, prophétie) qu’il avait eue dans un rêve exigeait que les Kahungunu capturent un urekehu (un individu aux cheveux clairs) des Tuhoe, qu’ils l’amènent vivant chez le tohunga pour qu’il soit rituellement avili (me mimi ki te waha, en urinant dans sa bouche). Tel était le whakaeo, un moyen occulte de priver les Tuhoe de leur pouvoir. Un tel homme, Mata-ngaua, fut capturé près d’un arbre isolé comme l’avait prévu la vision de Mohaka, mais l’un des membres de l’escouade l’écartela, « et c’est ainsi que les Kahungunu perdirent Ruatahuna ». (p. 513) Il s’avère que celui qui tua Mata-ngaua avait probablement un lien avec lui ; il lui fallait une bonne raison pour braver le message émanant d’un atua par le truchement d’un voyant. La prophétie disait aussi que si l’urekehu était tué, les Ngati Ruapani seraient forcés de fuir (ka haere peke wha koutou, vous marcherez à quatre pattes) – c’est exactement ce qui eut lieu, selon les informateurs tuhoe de Best (p. 516). Il y eut des querelles ultérieures au sujet du lac Waikaremoana au début des années 1860 qui furent réglées sans conflit ouvert : « Les chefs, les catéchistes et Tamehana des Ngati-Kahu-ngunu, ont préservé la paix. » (p. 517) Pratiquement tout ce que Best révèlera dans son récit était présent dans le poème. Ce qui est remarquable dans la trame d’une histoire où l’utu (vengeance) se déploie dans l’économie de la société māori, c’est la manière factuelle dont Best présente l’histoire māori récente, tout en faisant appel à une profusion de vocabulaire vernaculaire et à sa connaissance de l’intérieur des pratiques et des croyances spirituelles tuhoe. Il allait publier tout cela à titre de matériaux anthropologiques dans les années suivantes, mais ce que le poème révèle, ce sont les premiers fruits de son terrain et combien il était à l’aise avec la réalité māori, à la différence de l’attitude sentimentaliste et externe de Domett. En dépit de son conservatisme sur le plan technique, il y a une richesse, une invention verbale dans le poème de Best qui est peut-être unique dans l’univers de la poésie sans originalité et purement ornementale prenant pour sujet le monde māori au XIXe siècle. Les Kahungunu et les Tuhoe sont présentés d’une manière bien plus saisissante que les parties en conflit dans The Charge of the Light Brigade, de Tennyson. Le cadre géographique est précis, le monde naturel est évoqué à travers la mention des plantes kawariki et rengarenga dans le contexte d’un appel à la fertilité de la descendance – les enfants qui vivront pour venger la défaite des Kahungunu face aux Tuhoe.

Si Best emploie un grand nombre de mots māori, il ne manque pas d’ajouter seize notes de bas de page pour éclairer les lecteurs sur tel ou tel sens vernaculaire ; on est devant une juxtaposition plutôt curieuse du créateur de fiction et du scribe factuel – du poète et de l’anthropologue. Elle nous révèle à la fois ses connaissances directes, sa propension à être une sorte de ventriloque récitant le poème à partir d’une vision du monde essentiellement māori, et sa conscience du fait que le public urbain néo-zélandais serait complètement perdu si on ne lui expliquait pas qu’un matataua est l’éclaireur d’une expédition guerrière et que les « Poissons de Tu » sont les morts au combat. Une autre note en bas de page – « Te Rehu: Te Rehu-o-Tainui, dieu de la guerre des Tuhoe » – renvoie à l’un des premiers articles anthropologiques que Best avait publiés, quelques mois auparavant, dans le Journal of the Polynesian Society (JPS VI, juin 1897 : n° 22, p. 41-66). Ce texte décrit avec un certain détail l’évolution d’un atua māori, dans ce cas un dieu de la guerre, et comment le tohunga est un intermédiaire (waka) qui a le pouvoir de transmettre les prédictions du dieu au sujet de la prochaine bataille. Comme on l’a vu plus haut (et c’est l’une des notes du poème) les signes (papa) annonçant l’issue du combat étaient le urekehu Mata-ngaua et l’arbre isolé à côté duquel il se trouvait. Tout cela est décrit dans le poème, jusqu’à l’échec des Ngati Ruapani, qui n’accomplissent pas la vision, et à leur retraite finale à quatre pattes, conformément à la prophétie.

Ce qui n’est pas très évident pour les lecteurs modernes, et peut-être pas davantage pour ses contemporains, c’est que le poème contenait de nouvelles perspectives sur la guerre et la spiritualité des Māori. Il n’est pas question d’un pays imaginaire peuplé de demoiselles pseudo-māori érotisées et de nobles chefs guerriers : sous la forme conventionnelle et le ton héroïque perce un récit exact du mode de vie des Māori, de leurs croyances et de leurs combats juste avant le traité de Waitangi de 1840 [13]. Bien que son intérêt fût pour le passé, Best ne le rend pas romanesque pour autant : il prend les Māori au sérieux. Les cérémonies religieuses à accomplir pour une guerre victorieuse sont décrites avec une économie de moyens, et son utilisation d’une terminologie vernaculaire parfaitement exacte est expliquée en bas de page pour ne pas briser le rythme du vers :

Le takapau traverse et renverse le redoutable tapu,
La gibecière sacrée est apportée au horokaka [14].

Le lecteur peut continuer le récit ou bien se reporter à la note 14 pour apprendre que « Hurihanga takapau » est une « cérémonie destinée à lever le tapu » ; que « horokaka » (sans note propre) est une cristalline mais aussi le terme désignant un rituel exécuté au moment du départ et du retour des guerriers après un combat. On peut avoir une idée de ce qui se passe à partir du contexte narratif antérieur (nous savons que le tohunga attendait une vision (matakite) pour garantir la victoire), mais Best n’oublie pas les lecteurs plus curieux, avec qui il partage le kura huna (le savoir caché). Le mélange d’allitérations et d’occlusives comme « tapu-takapau-traverse-renverse » donne à cette métrique insistante une énergie qui vient aussi de la conjonction de composantes lexicales de deux langues différentes.

Si l’histoire de Mohaka révèle l’empathie de Best vis-à-vis des Tuhoe et sa fascination envers le monde māori, « The Men Who Break the Trail » (« Les hommes qui tracent le chemin », Otago Witness, 13 janvier 1898) souffle un vent glacé sur les Māori et révèle un autre aspect de la personnalité de Best. Le poème peut être lu à la fois comme un hymne au progrès, à la manière de Kipling, et comme une élégie à une avant-garde pionnière privée de ses dernières frontières alors que la civilisation conquiert toute la surface du globe, éliminant les « hommes de l’Âge de Pierre » par la guerre, ou supprimant leur culture par l’éducation et par l’évangélisation :

Alors que les uns lui apprennent les hymnes païens pour préparer son âme au ciel ;
Et que les autres, au son de la chanson de la Winchester, le forcent à se lever pour partir [15]

Si on peut repérer ici un fil conducteur qui traverse le poème et correspond à ce que Lawrence Jones a appelé l’« évolution créative » chez William Satchell [16]’ (Jones 1998, p. 143), le but principal du poème est de chanter et de déplorer la disparition, non pas des peuples indigènes, mais des « éclaireurs de la heke occidentale... ». Une heke est une migration, un groupe en mouvement, la garde avancée que Best dépeint comme un « hapu [clan] sans foyer », ces aventuriers qui osaient mener n’importe quel groupe d’hommes désireux d’avancer, d’explorer de nouveaux mondes, des mondes jamais vus, des mondes à conquérir. La « heke occidentale », ce sont les Européens, la vague d’explorateurs, de colons, venus dans le Sud pour repousser les Māori et quiconque se mettant en travers de leur chemin. La garde avancée apparaît comme un « flot qui ouvre la voie », suivi par une marée de Pākehā sur le point d’inonder la terre et tous ses habitants. Ici, la dimension politique du déplacement et de l’effacement emprunte allègrement des concepts māori pour décrire les gens et les pouvoirs qui allaient balayer les locuteurs de cette langue vernaculaire :

Du pays voilé de Tane qui accoucha notre nation
La puissante vague de la heke de l’Ouest déferle sur la terre [17].

La vague de l’évolution socioculturelle, pour l’appeler de son nom anthropologique, avait gagné sa respectabilité grâce à des penseurs comme Herbert Spencer (1820-1903) – un mouvement souvent et erronément appelé « darwinisme social». Pour Best et ses compagnons, les pionniers du hapu sans foyer, l’appel était irrésistible : « Ils marchent avec le progrès en tête et la science à leurs côtés. » Le poème peut résonner intolérablement pour les lecteurs d’aujourd’hui, mais il exprime bien l’air du temps de son auteur.

L’expérience de Best en tant qu’homme de la forêt et voyageur, que ce soit en Nouvelle-Zélande ou aux États-Unis, transporte le poème au-delà des clichés extinctionnistes pour présenter au lecteur un portrait haut en couleurs de la vie et des travaux sur la frontière :

Ils défrichent les terres du Sud, ils commercent dans le Nord,
Des profondeurs cachées de la Terre Mère ils arrachent l’or.
À coups de hache, d’épée, de fer rouge, ils sculptent quatre empires ;
Du Maine au Māoriland ils courent derrière le griffon à longue queue.

Cette vision d’activités impérialistes déchaînées entreprises par des chevaliers du labeur est musclée et évocatrice. Ce que l’auteur oublie de mentionner, c’est que les chasseurs de baleines, de la Nouvelle-Angleterre à Bluff [18], faisaient du commerce avec des Māori et épousaient leurs filles, que des Māori étaient eux-mêmes partis naviguer à travers le monde à bord de vaisseaux pākehā et que nombre d’entre eux, pris par la fièvre de l’or, allèrent jusqu’en Alaska (Orbell 2002, p. 24-44). Le Māoriland ici, comme le signalent Stafford et Williams, est en réalité le Pākehāland, même si le nom de son ancien propriétaire est suspendu sur la porte dans un geste vide de sens. Le fait est que la colonisation, la domestication des contrées sauvages, la transformation des forêts en fermes agricoles, ne sont pas au cœur de ce poème : ce qui résonne le plus, à travers l’imagination d’une troupe fougueuse d’aventuriers qui doivent résister ou mourir, c’est le cri de Best contre les exigences exaspérantes, étouffantes, du progrès avec son confort bourgeois :

Aucun homme ne barre la voie de l’éclaireur, aucune femme ne lui dit d’attendre
Car il est enchaîné à la route battante d’une terre sans repos [19].

Une fois leur travail achevé, celui d’une vie, ces défricheurs de routes, ces éclaireurs, devaient aller au-delà de l’au-delà, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient s’attendre qu’à leur propre extinction, aussi dépassés désormais que les primitifs qu’ils rencontraient dans les contrées sauvages du temps de leurs exploits :

Ils creuseront le royaume du Plus Loin, pour se retrouver
Parmi les tribus délaissées dans cet Ouest caché du temps où le monde était jeune.
Sans se plaindre, comme les sauvages stoïques de la vaste ethnographie impériale,
Sans jamais gémir ils campent sur la route et attendent la fin qui arrive [20] !

Best a environ quarante ans quand il écrit ces vers, mais il parvient à nous faire croire qu’il était déjà un vieux sage au cuir épais. Avec l’arrivée du XXe siècle, son triomphalisme cédera de plus en plus la place à une vision de ce que signifie ne pas appartenir à son temps. Le ton de ce dernier poème est celui de la misanthropie, révélant le dégoût que lui inspire l’effet produit par le confort urbain sur les esprits libres. Il fut écrit à la veille de la Grande Guerre, à un moment où Best, revêtant à nouveau l’uniforme avec les cosaques de Massey [21], avait célébré joyeusement l’occasion de cogner la tête des grévistes (Craig 1964, p. 164-66). « But now ! » est une réponse amère à un monde où il se sentait plus que jamais en porte-à-faux. Si le poème a été composé alors qu’il remontait en selle, enfilant (d’après la description de Craig) les habits de cowboy qu’il avait achetés en Amérique, troués par les mites depuis son retour en 1883, le portrait d’un homme des forêts échoué à Lambton Quay paraît encore assombri par son infléchissement réactionnaire vers le conservatisme politique. Le poème – reproduit ci-dessous dans son intégralité, avec les corrections faites par Best lui-même – cherche à comparer Te Whanganui a Tara au XIIIe siècle avec le Wellington du temps de Best.

Désormais hélas ! :
– De 1200 à 1913, Miramar [22]
Où jadis le vaillant sauvage combattait
Courant à travers vallées, collines et falaises
Le peuple chétif qui grandit dans la ville
N’attend que le sifflement perçant de l’usine.
Où roulent les vagues de la mer de Tane
Où les nuages de Kiwa se dissipent
Où se profilaient des forts de la frontière [les]
Les lanternes électriques brillent.
Et où les braves du Nord portés par leurs radeaux
Croisèrent le fameux détroit de Taia
On entend maintenant l’air du soir
Traversé par le balancement des plombs.
Où jadis la moa rôdait partout
Dans les marais, les dunes et les bois,
Au loin le pâle tipua entend
La course incessante des tramways.
Oui, où la forteresse seigneuriale fut tourmentée,
Où Tara vécut et mourut
Où les pa sur les collines encerclaient le lac Rouge [protégeaient]
Les voitures geignardes glissent.
Plus jamais à travers l’île Hataitai,
Rugit la danse de guerre
Plus jamais l’espar se balançant aux lignes
Des anciens lieux de pêche.
Car où le toa nu du brave Tara
Nourri de côtelettes humaines [entrées] 
Vos [les] filles destructrices d’âmes entre deux gorgées de thé
Avec leurs fruits confits étalés comme des charmes.
Oui, où les hommes tatoués d’autrefois
S’efforçaient comme des Napoléons,
Le colporteur avec sa carriole attire
Vos dollars brillants.
Où le canoë de guerre du vieux et brave Kupe
Se balançait sifflant à travers le lac,
Vos [nos] élites au col de quatre pouces
Contemplent le sillage ondulant du paquebot.
Où jadis à travers de sombres chemins guettait
Le signe du redoutable tiwha,
Les nouvelles de pôle à pôle
Clignotent au long des câbles.
Et où le Rua Koha braquait sa lumière
Sur les plaines de Heretaunga
Maintenant aussi rapides que Tamarau se précipitent
Vos trains rugissants sur la voie ferrée.
Autrefois sur les pics élevés de Ranga
Brillaient jusqu’au ciel les signaux de feu,
Hélas !, les nouvelles matinales du jour
Bourdonnent vite par les câbles.
Où les chemins escarpés néolithiques
Conduisant sur la colline jusqu’à nos [leurs] pa
Maintenant y rejettent les milles survolés
Vos voitures au moteur vrombissant. [23]
(Māori Notebook no 13 111-12)

Il est intéressant tout d’abord de se pencher sur quelques-unes des corrections (la version originale se trouve entre crochets, à droite), comme les changements de pronom, entre autres. Best a modifié certains de ces derniers, à partir de la deuxième strophe, pour mettre l’orateur dans la peau d’un māori, pour l’éloigner de la modernité. Ainsi « les forts de la frontière » deviennent « nos forts de la frontière » (ce qui est par ailleurs ambigu) ; les « filles destructrices d’âmes entre deux gorgées de thé » deviennent « Vos filles » ; « Nos élites au col de quatre pouces » devient aussi « Vos élites » ; et « leurs pa sur la colline » est changé en « nos pa sur la colline ». Ces transformations laissent entrevoir l’ambivalence de Best écrivant en tant que membre de la culture colonisatrice tout en s’identifiant aux Māori. Il admirait leur courage, leur force, leur maîtrise masculine des éléments et le caractère brutal de leur code de guerre. Son dédain envers les classes élevées, choyées, de son temps est ostensible.

En dépit de sa lourdeur technique, ce poème nous en apprend beaucoup sur Best : tout ce qui a pour lui de la valeur appartient au passé, à l’âge de pierre, alors que la vie moderne sonne creux. La virilité des anciens guerriers offre un contraste saisissant avec les bénéficiaires de la technologie édouardienne et de son confort qui en font des êtres efféminés. Les canoës de guerre de jadis, manœuvrés par les « guerriers de Kupe », ridiculisent les hommes dégénérés imbus de leur appartenance de classe, bourgeois, à bord de leur paquebot d’acier. La pratique féroce du cannibalisme est d’une certaine façon élevée à un statut qui contraste avec les mœurs d’une génération symbolisée par les salons de thé, dont les clients sont conduits à tous les excès par des Jézabels sexualisées, ces « filles destructrices d’âmes entre deux gorgées de thé ». Les changements de pronom, déjà mentionnés, créent une distance entre l’écrivain et l’humanité moderne, mettant le narrateur au diapason d’un âge révolu et des Māori. Le présent urbain des Pākehā manque de cette substance qui faisait la force du passé māori, confronté aux défis pour la survie qui aurait tout simplement anéanti les mauviettes de Wellington au volant de leurs « voitures au moteur vrombissant » que Best observait lors de son trajet quotidien vers le Dominion Museum.

De la part de quelqu’un qui adhérait aux doctrines évolutionnistes, il est ironique de noter le puissant sous-entendu sur la survie et la prolifération des inadaptés. Sa valorisation de la rudesse d’une vie menée dans la nature, dans les contrées sauvages, par opposition à celle du pâle fonctionnaire qu’il avait lui-même peur de devenir fait écho au poème « Clancy of the Overflow » d’ A. B. Paterson (1864-1941) [24] : « Et l’air fétide et plombé de la ville poussiéreuse et sale / Flottant à travers la fenêtre ouverte, répand partout ses miasmes [25] » (Paterson, p. 21). Le meuglement des belles bêtes du troupeau cédait la place, selon le poète, au « fracas infernal » du tramway : il s’avère que Best, déjà âgé, a été renversé un jour par un tramway à Thorndon Quay à cause de son habitude de marcher en dehors des clous (Craig, p. 198). Il y a donc là, dans l’œuvre de Paterson, un précédent littéraire et peut-être aussi une solidarité entre la Nouvelle-Zélande et l’Australie qui renforçaient son mépris d’une civilisation qui dévirilisait ses hommes.

À plusieurs égards, le poème évoque fortement un migrant en état de choc culturel : Best avait quitté les forêts depuis peu et il avait encore beaucoup de mal à s’adapter à la vie urbaine. Alors qu’il lui était impossible de retourner dans « son pays », il apparaît fâché et déprimé, se retrouvant lui-même comme un étranger en terre inconnue, qui plus est à un moment tardif de sa vie. Marié, soucieux de subvenir aux besoins de sa femme, plus jeune que lui, il se sentait obligé de vivre et de travailler en ville pour pouvoir transformer son gigantesque savoir, inscrit dans des notes et articles, en livres publiés. Bloqué en ces lieux, il détestait profondément cette situation. Dans ses derniers jours à Wellington, l’ombre de l’adolescent qu’il avait été, s’échappant vers la campagne et les forêts pour fuir la vie d’un Bartleby [26], ne le quittait pas. Trop vieux pour manier une hache, trop conscient de son importance pour renouveler ses années de terrain, Best était désormais une sorte d’inadapté social et d’exilé spirituel, en divorce croissant avec le monde contemporain. Ses vers, de qualité moyenne, sont un exemple précoce de la psychologie de l’ « Homme solitaire [27] » qui apparaîtra plus clairement chez des auteurs plus tardifs, comme John Mulgan (1911-1945) et Barry Crump (1935-1996): des hommes mal adaptés qui fuient toute intimité et tout compromis avec les réalités contemporaines.

Best a vécu ses dernières années au sein du Dominion Museum, où il a produit cet immense corpus de monographies qui constitue son legs : une remarquable femme britannique, Margery Perham (1895-1982), a nettement saisi en 1929, lors d’une visite en Nouvelle-Zélande, ce que nous avons perçu dans le poème. Elle avait, par ailleurs, beaucoup en commun avec Best. Enseignante d’histoire moderne à Oxford, elle était devenue une experte en administration coloniale et a effectué de nombreux voyages outre-mer. Elle a apporté son témoignage sur plusieurs conflits en différents moments de l’histoire [28]. Exerçant une influence considérable sur les politiques coloniales britanniques, elle a été la première directrice de l’Institut des études coloniales (Institute for Colonial Studies), à Oxford. Lors de sa visite en Nouvelle-Zélande [29], en 1929, qui a duré trois semaines, elle a parcouru pratiquement toute l’île du Nord (y compris une visite à Urewera, la région des Tuhoe) et multiplié les rencontres avec des hommes politiques et des fonctionnaires gouvernementaux. Son objectif était d’enquêter sur les relations raciales et l’administration coloniale (elle avait sévèrement critiqué l’action des autorités lors des protestations des Mau [30] en Samoa occidentale, alors gouvernée par la Nouvelle-Zélande). De retour en Angleterre, elle écrit un rapport sur son voyage dans lequel elle décrit sa rencontre avec Elsdon Best.

On lui avait dit qu’il était impératif qu’elle rencontre « la plus grande sommité vivante au sujet des Māori », aussi lui rend-elle visite au Dominium Museum, deux ans avant le décès du vieil homme. Sa description est cruciale dans l’appréciation que l’on peut formuler sur Elsdon Best : universitaire, extérieure à la société néo-zélandaise mais dotée de vastes connaissances sur les rapports raciaux en contexte colonial, elle n’était pas du tout naïve au sujet de la destinée des peuples indigènes de l’empire britannique. Ce qui émerge en la lisant, c’est un rare portrait du tohunga blanc, assis à son bureau dans ses derniers jours (Perham 1988, p. 173-74). On l’avait informée que Best était « tellement âgé et tellement estimable » qu’on avait réuni pour lui des « fonds, surtout de provenance māori, pour le garder vivant et pour qu’il puisse écrire jusqu’au dernier moment ». Elle le rencontra justement alors qu’il écrivait « encore un autre ouvrage sur la pensée religieuse des Māori » ; elle vit « un géant […] dont les yeux pétillaient de vitalité et d’intelligence ». Il lui raconta comment il avait combattu les Māori par le passé ; il lui parla de sa propre tribu en voie de disparition, les hoariri Pākehā (amis combattants) – et lui expliqua « à quel point les hommes de sa génération, qui avaient pourtant lutté contre les Māori, les aimaient » (p. 173). Il décrivit sa détermination, à la suite de ces guerres, à vivre parmi eux et comment il s’en était fait adopter. Des ennemis qui survivent à la guerre découvrent souvent qu’ils ont plus en commun entre eux qu’avec ceux qu’ils étaient censés défendre : ils deviennent frères de sang. Et si les « vrais Māori » appartenaient au passé, c’était aussi le cas de Best : proche de la fin, ses écrits nous révèlent un homme qui s’efforçait autant de se sauver lui-même que de restituer les réalités māori.

Perham a résumé ce que Best lui a dit : avant que les Pākehā n’aient pleinement compris « les coutumes et les idées [māori] […] » et appris leur vastes généalogies « par cœur », ils ne seraient pas autorisés à pénétrer « les dimensions les plus secrètes et profondes de leur pensée ». Il parlait en sorte qu’elle puisse saisir « la tragédie qu’avait été l’invasion des blancs pour la vieille génération de Māori, […] dont la chaîne d’idées […] s’est quasiment rompue au contact de l’homme blanc ». Les modèles de vie des Māori, « les complexités du tapu et du mana, que Best lui-même pouvait à peine comprendre […], étaient aussi délicats qu’une toile d’araignée et furent disloqués par le pistolet, l’argent et le christianisme ». Il cite un vieux chef (probablement Hamiora Pio) à propos de la souillure de « notre principe vital et sacré de l’homme », probablement le mauri, même si Perham ajoute que Best n’osait pas aller plus loin dans la traduction de cet orateur māori. Ces gens ne pouvaient faire autre chose que regarder et mourir, désespérés quant à leur propre sort, mais espérant que leurs petits-enfants « pourraient apprendre à devenir des Pakehas ». Best raconta une autre histoire au sujet d’un « vieil homme tatoué » (très probablement Tutakangahau) qui, prononçant un discours socratique sur le mauri, avait ramassé une pierre à côté de leur feu de camp et demandé comment « une telle substance pouvait tenir debout si elle ne renfermait pas une force spirituelle ».

Best a fasciné Perham pour tout ce qui touchait au passé, mais alors qu’elle essayait d’orienter la conversation vers « les Māori d’aujourd’hui », il devint moins intéressant. « Il vit dans le passé », écrit-elle, « et il le recrée dans ses livres » (p. 174, nos italiques). Il lui en donna un et lui suggéra de rencontrer son protégé Johannes Andersen (1873-1962), qui était plus disposé à l’entretenir de la situation précaire des Māori du présent, notamment en ce qui concernait leur rapport à la terre et au travail. Bien qu’il n’y ait rien de surprenant dans le fait qu’un historien âgé soit moins engagé dans le monde contemporain que ses cadets, les remarques de Perham sont très éloquentes et s’accordent avec la psychologie qui se dégage de la poésie de Best. Il était « moins intéressant » quand il parlait de la Nouvelle-Zélande de la fin des années 1920 car ses intérêts étaient tout simplement ailleurs, dans un passé, à la fois réel et imaginaire, qu’il avait lui-même vécu. Si, d’un côté, elle nous révèle la bienveillance avec laquelle il envoyait de l’argent et des cadeaux à ses vieux amis – « Oh Best, je n’ai pas de couverture. Donnez-m’en une immédiatement [Tuhoe] » –, Best ne se préoccupait pas des descendants des « Māori du vieux temps » sauf pour leur laisser un registre ethnographique auquel ils pourraient un jour accéder, une fois assimilés. Best fait figure d’ancien prodigieux, de magicien jungien dans sa tanière, et pourtant quelque peu immature. Le rôle qu’il avait lui-même conçu et fait sien lui convenait à merveille en raison de son tempérament particulier. Le portrait de Perham est celui d’un prêtre solitaire, d’un ermite entouré de ses livres, d’un sorcier avec ses charmes, presque un représentant du clergé ésotérique des Māori dont il avait fait l’éloge quasiment pendant toute sa vie et dont les usages étaient méconnus des gens ordinaires. À l’âge de sept ans, il avait déclaré vouloir devenir « un tohunga māori », et ce rêve lointain était étrangement accompli dans cette description de ses dernières années de vie (Craig, p. 12-13). Son enfance à Porirua, jouant avec les enfants māori du pa (village), pêchant des anguilles avec ses camarades et sans doute apprenant très précocement leur langue, lui avait tracé un chemin dont il ne s’est pas détourné.

La poésie de Best n’a jamais subi de changements significatifs de style et de contenu pendant sa longue carrière ; et elle n’a pas été déterminante en elle-même et pour elle-même. Le principal intérêt de sa poésie est biographique. Quelle était la psychologie de cet homme si influent ; et quel rapport ont ses vers avec ce qu’il a écrit à différents moments de sa vie ? Ses poèmes sont fascinants par la lumière qu’ils jettent sur lui et sur son temps et en tant que commentaire de ses textes proprement ethnographiques. Best était un poète occasionnel, mais il savait comment composer et mettre en œuvre une ballade de la forêt ; et ce qu’il a écrit éclaire certains aspects importants de l’époque dans laquelle il a vécu. Dans son poème « Mohaka », notamment, il a su restituer une réalité historique māori qu’il avait lui-même saisie d’une manière percutante ; et bien que, dans son travail, il n’ait jamais abordé les problèmes māori contemporains (comme le note Perham), il était en mesure de les prendre au sérieux en tant que sujets de sa poésie vernaculaire et de leur rendre justice. Ses vues spenceriennes sur les indigènes en voie de disparition – et sur les explorateurs pionniers tout aussi menacés du même sort – révèlent sous sa rhétorique une angoisse face aux effets d’un progrès inévitable dont il faisait pourtant l’éloge. Son rejet final de la modernité telle qu’elle se manifestait dans la consommation et la décadence urbaines prend forme sur un ton de dédain prophétique qui paraît parfois exhaler des relents d’eugénisme. Il célèbre le pouvoir masculin et le passé guerrier ; mais si, logiquement, seuls les plus forts devaient survivre, il s’avérait que le progrès matériel ne faisait qu’engendrer une race de faiblards. Un combat incessant, une guerre, était l’une des réponses possibles à ce paradoxe. Incapable, pourtant, d’affronter le côté le plus sombre de sa propre philosophie extinctionniste, Best chérit la solution qui avait toujours été là, sous-jacente à ses propres travaux et tout au long de sa vie : se réfugier dans le passé ; non pour qu’il revienne sous forme de nouveaux et vigoureux combats, mais comme un univers chaque fois plus distant, plus glorieux – et plus imaginaire.

 

Appendice : Bibliographie sélective d’Elsdon Best

Best a publié des monographies, des pamphlets et de nombreux articles dans la presse ou dans des revues.

A. Livres et articles

Waikaremoana: The Sea of Rippling Waters. Wellington: Government Printer, 1897. The Land of Tara. Rpt. from Journal of the Polynesian Society, New Plymouth: Avery, 1919.

The Māori. Memoirs of the Polynesian Society, Volume 5. 2 vol. Wellington: Tombs, 1924.

The Māori as He Was: A Brief Account of Māori Life as it was in Pre-European Days. Wellington: Dominion Museum, 1924.

Tuhoe: The Children of the Mist. 2 vols. New Plymouth: Avery, 1925. “Published by the Board of Māori Ethnological Research for the Author and on behalf of the Polynesian Society”.

B. Bulletins publiés par le Dominion Museum, Wellington, imprimées par l’Imprimerie nationale.

1912, n° 4. The Stone Implements of the Māori.

1916, n° 5. Māori Storehouses and Kindred Structures.

1924, n° 10. Māori Religion and Mythology.

1925, n° 7. The Māori Canoe.

— n° 8. Games and Pastimes of the Māori.

— n° 9. Māori Agriculture.

1927, n° 6. The Pa Māori.

1929, n° 12. Fishing Methods and Devices of the Māori.

— n° 13. The Whare Kohanga and its Lore.

1942, n° 14. Forest Lore and Woodcraft of the Māori.

1982, n° 11. Māori Religion and Mythology, Part II.

2001. Notes on the Art of War. Ed. Jeff Evans.


Ouvrages cités

Belich, James. The New Zealand Wars and the Victorian Interpretation of Racial Conflict. Auckland: Auckland UP, 1998.

Best, Elsdon. Māori Notebook n° 13. 1911. Microfilm qMS [193]. Wellington: Alexander Turnbull Library.

—. Māori Religion and Mythology, Monograph n° 10. Wellington: Dominion Museum, 1924.

—. The Māori Canoe, Bulletin n° 7. Wellington: Dominion Museum, 1925.

—. Tuhoe: The Children of the Mist. 2 vol. New Plymouth: Avery, 1925.

Craig, Elsdon. Man of the Mist. Wellington: Reed, 1964.

Hilliard, Chris. ‘Textual Museums: Collection and Writing in History and Ethnography, 1900-1950’. In Fragments: New Zealand Social and Cultural History. Ed. Bronwyn Dalley and Bronwyn Labrum. Auckland: Auckland UP, 2000: 118-139.

Howe, Kerry. The Quest for Origins. Auckland: Penguin, 2003.

Hulme, Keri. ‘Mauri: An Introduction to Bicultural Poetry’. In Only Connect: Literary Perspectives East and West. Ed. Guy Amirthanayagam and S.C. Harrex. Adelaide and Honolulu: Centre for Research in the New Literatures in English, 1981: 290-310.

Hyde, Robin. ‘The Singers of Loneliness’. 1938. In Disputed Ground: Robin Hyde,
Journalist. Ed. Gillian Boddy and Jacqueline Matthews. Wellington: Victoria UP, 1991.

Jones, Lawrence. ‘William Satchell and Creative Evolution’. In The Oxford History of New Zealand Literature in English. Ed. Terry Sturm. 2 nd ed. Auckland: Oxford UP, 1998: 143-145.

Müller, F. Max. Anthropological Religion. Gifford Lectures. London: Longman, 1898.

Orbell, Margaret. He Reta ki te Maunga / Letters to the Mountain. Auckland: Reed, 2002.

Paterson, A.B. The Man from Snowy River. Sydney: Angus & Robertson, 1895.

Perham, Margery. Pacific Prelude: A Journey to Samoa and Australasia. London: Peter Owen, 1988.

Smith, Linda Tuhiwai. Decolonising Methodologies: Research and Indigenous Peoples. New York & Dunedin: Zed Books Otago UP, 1998.

Sissons, Jeffrey. Te Waimana: The Spring of Mana. Tuhoe History and the Colonial Encounter. Dunedin: Otago UP, 1991.

—. ‘Elsdon Best’. Dictionary of New Zealand Biography Online. Accessed 3 July 2006.

https://teara.govt.nz/en/biographies/2b20/best-elsdon

Sorrenson, M.P.K. Manifest Duty: The Polynesian Society over 100 Years. Auckland: Polynesian Society, 1992.

Stafford, Jane, and Mark Williams. Māoriland: New Zealand Literature 1872-1914. Wellington: Victoria UP, 2006.

Stocking, George W. Victorian Anthropology. New York: Free Press, 1987.

Walker, Ranginui. Ka Whawai Tonu Mātou: Struggle Without End. Auckland: Penguin, 1990.

Williams, H.W. Dictionary of the Māori Language. 7th ed. Wellington: Government Printer, 1971-97.

Yeats, W.B. The Celtic Twilight. London: Lawrence & Bullen, 1983.

N.B.

This article first appeared online in : Ka mate ka ora. A New Zealand Journal of Poetry and Poetics, The New Zealand Electronic Poetry Centre, Issue 2, July 2006. http://www.nzepc.auckland.ac.nz/kmko/02/ka_mate02_holman.asp




[1Traduit de l’anglais par Frederico Delgado Rosa, révisé par Annick Arnaud et Christine Laurière. Paru originellement dans Ka mate ka ora.A New Zealand Journal of Poetry and Poetics, 2006, n° 2, sous le titre “Elsdon Best: Elegist in Search of a Poetic”. Jeffrey Paparoa Holman est l’auteur de Best of Both Worlds. The Story of Elsdon Best and Tutakangahau (North Shore, Penguin Books NZ). Spécialiste d’études māori, il est aussi poète, auteur de plusieurs ouvrages, tels que The Late Great Blackball Bridge Sonnets (Steele Roberts, 2004), Flyboy (Steele Roberts, 2010), ou encore d’un livre de mémoires sur son père, combattant de la Deuxième Guerre mondiale, et les kamikazes, The Lost Pilot (Penguin Books, 2013) ; et de ses propres mémoires, Now When It Rains (Steele Roberts, 2018).

[2NdT : Terme désignant les descendants de colons britanniques.

[3Par des Māoris, pour les Māoris et (souvent) en māori.

[4NdT : Le « fantôme dans la machine » est une expression utilisée par le philosophe Gilbert Ryle (La Notion d’esprit, 1949) pour critiquer la notion d’esprit selon le dualisme cartésien qui en ferait une entité incorporelle logée dans un corps purement physique.

[5NdT : C’est surtout dans la période 1757-1858 que la Compagnie britannique des Indes orientales exerce sa toute-puissance en Inde, avant que la Couronne britannique n’assume le contrôle direct des vastes territoires en question, au cours de la période dite du British Raj, de 1858 jusqu’à l’indépendance en 1947.

[6Ndt : Inaugurées en 1888 par Lord Gifford (et existant toujours), les conférences Gifford avaient lieu dans différentes universités écossaises et étaient consacrées aux questions de religion naturelle ou théologie naturelle, traitant ces questions sans faire appel aux dogmes.

[7NdT : L’expression désigne un pākehā ayant adopté certains des usages traditionnels des Māori.

[8Ndt : Ce titre d’un recueil d’essais (1893) de William Butler Yeats est aussi l’une des désignations du mouvement, vaste et multiforme, du revivalisme celte, notamment en Irlande.

[9The Bulletin était un magazine australien, fondé en 1880, qui comprenait une section littéraire.

[10Dans l’original : “To the Men who planted Wheat with a Hoe, and ground it in Hand-mills; / The Men who wore Fustian, and left their Coats at Home; / To the Bush Sloggers of Four Decades, who Carved out Homes with the / Axe, and Smoothed the way for Us: / The Trail Breakers of the Past, who, with Butter at Sixpence a Pound, / Conquered the Wilderness, and Opened up the Dark Places for our / whirring Motor Cars. / To the Old-Timers who Succeeded! /And To Those Who Did Not!! / Greetings!”

[11“The leader of the Legion, the war gods sacred waka / Companioned with his atua, Tu-nui-a-te-ika.”

[12Dans l’original : “Their ancient feud to children they bequeathed with dying breath.”

[13NdT : Traité conclu entre la Couronne et un certain nombre de leaders māoris, concernant la reconnaissance de la souveraineté britannique et les droits de la population autochtone.

[14Dans l’original : “Across the awful tapu the takapau is turned, / And to the horokaka the sacred wallet borne.”

[15Dans l’original : “While some are teaching the heathen hymns, for heaven his soul to fit; /
And some, to the song of the Winchester, are bidding him rise and get.” La chanson de la Winchester est une ballade de la « frontière » états-unienne.

[16NdT : William Arthur Satchell (1860-1942), écrivain néo-zélandais.

[17Dans l’original : “From the hidden Land of Tane that gave our nation birth / The mighty wave of the western Heke is surging round the earth.”

[18NdT : Ville de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande.

[19Dans l’original : “No man may stay the Breaker’s way, no woman bid him wait, / For he is bound for the stamping ground of the restless overland.”

[20Dans l’original : “ They’ll pierce the realm of Further Out, to find themselves among / The tribes they left in the hidden west in the days when the world was young. / They don’t complain, but like the stoical savages of so much imperial ethnography, / ‘With never a wail they camp on the trail and wait for the coming end!”

[21NdT : Forces de police spéciales, formées surtout de fermiers, qui ont soutenu le premier ministre de Nouvelle-Zélande, William Massey (1856-1925), et sa politique de répression des grévistes, dans les années 1910.

[22NdT : Nom de la péninsule de l’île du Nord de la Nouvelle-Zélande où se trouve la capitale, Wellington.

[23’But now! : – Miramar 1200 AD 1913 AD / Where once the stalwart savage fought / By hill and vale and creek / The puny, town bred folk await / The factory whistle’s shriek. / Where roll the waves of Tane’s Sea / Where Kiwa’s billows crash / Where loomed frontier forts on high / The gleaming ’lectrics flash. / And where the raft borne northern braves / Crossed Taia’s famous strait / Now sounds upon the evening air / The sinkers rolling gait. / Where once the moa stalked abroad / O’er fen land, dune and bush / Afar the pale skinned tipua hears / The tram cars ceaseless rush. /Aye, where the lordly Star Fort frowned, / Where Tara lived and died / Where hill pas girt the Red Lake round [hedged] / The whining street cars glide. / No more athwart Hataitai’s isle / The roaring war dance sounds / No more the pitau swings to line / The ancient fishing grounds. / For where bold Tara’s naked toa / On human cutlets fed [entrees] / Your soul destroying tea room girls [the] / Their luresome comfits spread. / Yea, where the tattoed men of yore / Strove like Napoleons, / The hawker with his barrow lures / Your bright simoleons. / Where brave old Kupe’s war canoe / Swung hissing through the lake, / Your four inch collared gentry View [Our] / The liner’s curving wake. / Where once by hidden trails there lurked / The fearsome tiwha sign, / The news from pole to pole afar / Leaps flashing down the line. / And where the Rua Koha flashed
O’er Heretaunga’s plains / Now swift as Tamarau there dash / Your roaring railroad trains. / Whilom on Ranga’s [?] lofty peaks / Flared high the signal fires, / Alack-a-day, the morning news / Speeds humming o’er the wires. / Where rugged Neolithic trails / Gave on our hill set pas [their] / Now spurn the flying miles behind / Your whirring motor cars.’

[24NdT : Andrew Barton ’Banjo’ Paterson, poète australien, également journaliste et écrivain, ayant composé des ballades inspirées de l’univers de l’Outback.

[25Dans l’original : “And the foetid air and gritty of the dusty, dirty city / Through the open window floating, spreads its foulness over all.”

[26Référence à la nouvelle Bartleby, the Scrivener (1853), de l’écrivain et poète américain Herman Melville (1819-1891).

[27NdT : Man Alone, nouvelle de John Mulgan, publiée en 1939.

[28De la Somalie (en 1922) au Nigeria (en 1968) où agée de 70 ans elle a encore vu de ses propres yeux la guerre du Biafra.

[29Financée dans le cadre d’une bourse du Rhodes-Livingstone Institute [Rhodes Travelling Fellowship].

[30NdT: Mouvement anticolonial samoan pendant les années 1920.