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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

La trajectoire d’un “démophile” : Antonio Machado et l’Europe des folkloristes

David Hopkin

Hertford College, University of Oxford

2018
To cite this article

Hopkin, David, 2018. « La trajectoire d’un ‘démophile’ : Antonio Machado et l’Europe des folkloristes », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article1525.html

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This article is the preface (translated by Christine Laurière) to Mercedes García-Plata Gómez’s book Le folklore espagnol entre ambition fédératrice et utopie républicaine. Le modèle populaire d’Antonio Machado y Álvarez, Carnet de Bérose n° 10, 2018.

Demófilo – « celui qui aime le peuple » – fut le pseudonyme adopté par Antonio Machado y Álvarez et sous lequel il est encore connu ; il résume parfaitement la mission de Machado. À la fin du XIXe siècle, il dévoua sa courte vie professionnelle, dépensa son argent et sa santé, à enregistrer et promouvoir la culture populaire espagnole. Pour Machado, le folklore n’était pas un simple objet d’étude mais une cause culturelle voire politique. Mais ce fut aussi une source de plaisir et d’inspiration créative.

Bien qu’Antonio Machado naquit à Saint-Jean-de-Compostelle en 1846, et vécut pendant une décennie ou plus à Madrid, il reste associé à l’Andalousie et en particulier à Séville, la ville où son père Antonio Machado y Núñez (1815-1896) fut professeur d’histoire naturelle. Sa mère, Cipriana Álvarez Durán, était la fille d’un officier libéral de l’armée et homme politique. Machado fut élevé dans une atmosphère de patriotisme libéral et d’engagement pour la science. Son père fut le traducteur enthousiaste de Darwin, le fondateur de la Société anthropologique de Séville et un franc-maçon bien connu. Entièrement opposé à ce qu’il estimait être le rôle réactionnaire et obscurantiste de l’Église catholique dans la vie intellectuelle espagnole, il était plutôt anglophile.

Son fils Antonio Machado y Álvarez attint sa maturité sous la Première République espagnole (1873-1874) et resta attaché au républicanisme libéral, au fédéralisme et à l’anticléricalisme modéré de ce très bref régime politique. Il suivit le même parcours intellectuel que son père, embrassant la science de l’évolution prêchée par Herbert Spencer et son application au développement culturel telle qu’elle fut esquissée par Edward Tylor [1]. Il tient son concept de folklore de la Folklore Society de Londres (fondée en 1878), en particulier de l’interprétation « anthropologique » postulée par ses membres dirigeants comme Andrew Lang, Sidney Hartland, George Gomme et Edward Clodd. Bien qu’il eût déjà écrit sur les chants populaires au début des années 1870, c’est entre 1879 et 1889 qu’il se consacra entièrement à la collecte et à la publication du folklore. Le fruit de ces années comprend non seulement sa propre collection importante de devinettes, proverbes et chants flamenco mais aussi les onze volumes de la Biblioteca de las Tradiciones Populares Españolas qu’il dirigea.

Il fut aussi un ardent défenseur du folklore, fondant tout à la fois une société de folklore nationale, publiant et, dans une grande mesure, rédigeant sa revue, usant de son influence afin de créer une fédération des sociétés régionales de folklore qui agiraient dans toutes les provinces du pays. Force est d’admettre que ce dernier projet ne se réalisa pas pleinement : quelques sociétés régionales furent établies mais peu survécurent à Machado. La plus active de ces sociétés, El Folk-Lore Andaluz, reposait grandement sur les propres efforts de Machado. Affligé depuis l’enfance par une santé fragile, ses travaux incessants, mais seulement partiellement exaucés, le laissèrent épuisé, apauvri et découragé. Il tenta d’obtenir un poste dans l’administration coloniale mais mourut d’un accident vasculaire cérébral en 1893 avant d’avoir pu prendre une telle charge.

Sa vie durant, les efforts de Machado furent attaqués par l’Église et ignorés par l’État – et depuis son décès, ils sont souvent négligés. Ce serait faux de dire qu’il a été oublié, en particulier en Andalousie. Mais dans l’histoire culturelle espagnole, on se souvient davantage de lui comme d’un défenseur de l’évolutionnisme de Tylor et de Spencer et comme le père des poètes Manuel et Antonio Machado que comme un pionnier du folklore. Et cependant, son héritage reste essentiel. Bien qu’il mourut quand ses fils étaient encore jeunes, son influence est sensible dans leur œuvre. Son enthousiasme pour le genre oral affleure dans les « Proverbios y Cantares » du poète Antonio Machado, qui introduit aussi l’idée de « psychologie populaire » dans son ouvrage Campos de Castilla. Et l’homme lui-même est identifiable dans la création dramatique coécrite par Manuel et Antonio Machado, notamment dans le personnage fictionnel du professeur Juan de Mairena, visiblement inspiré de leur père. Toutefois, en tant que premier « flamencologue » d’Espagne qui consigna près de 900 chansons de flamenco, l’influence de Machado est omniprésente dans l’Espagne du XXe siècle, par exemple dans la musique de Manuel de Falla et la poésie de Federico García Lorca. Même s’il ne fut pas un autonomiste, il fut une inspiration pour Blas Infante, également flamencologue et « père du nationalisme andalou ». Peut-être moins connue, mais tout aussi importante, est son influence sur Benito Pérez Galdós, le grand romancier réaliste espagnol [2].

Dans Le folklore espagnol entre ambition fédératrice et utopie républicaine (2018), une étude minutieuse sur les conceptions de Machado sur le folklore et ses activités pour promouvoir ce sujet en Espagne, Mercedes García Plata démontre également qu’il était un innovateur, fascinant en lui-même et pas seulement pour l’influence qu’il exerça sur les générations ultérieures. Il fit bien plus que simplement appliquer les principes de l’école anthropologique britannique en Espagne. Il n’en reste pas moins qu’il fut indubitablement inspiré par ce groupe, ce qu’atteste son choix, probablement contre-productif, d’utiliser le terme « folklore », considéré comme une importation étrangère détestable et vaguement protestante par le clergé et les nationalistes de son temps.

Même s’il est difficile de procéder à quelque généralisation que ce soit à propos d’un groupe aussi profondément divisé, les folkloristes anthropologues britanniques souscrivaient fondamentalement à la théorie du progrès culturel par stade. Tous les êtres humains autour du globe avaient les mêmes besoins et étaient dotés de la même rationalité : c’est la raison pour laquelle toutes les civilisations passaient par des stades de développement similaires, même si ce n’était pas au même rythme. Le passé primitif des peuples européens pouvait être observé chez les chasseurs-cueilleurs contemporains en Afrique et Australie. Les pratiques populaires telle que la magie étaient des « survivances culturelles », des vestiges d’époques culturelles antérieures préservées dans les marges les moins développées de la civilisation moderne. Les superstitions étaient moins l’échec de la raison qu’un témoignage de la rationalité primitive. Les comportements observés dans le Somerset profond pouvaient être élucidés par comparaison avec les sociétés tribales dont les mœurs étaient documentées par les administrateurs coloniaux et les missionnaires britanniques.

Il n’est pas surprenant, étant donné sa formation scientifique et son engagement en faveur du progrès politique, social et culturel, que ce modèle interprétatif ait séduit Machado. C’était un moyen d’appliquer la pensée scientifique à la culture, il offrait une méthode qui donnait du sens à des éléments de preuve disparates ; il supposait que les sociétés humaines suivaient une trajectoire qui les conduisaient vers de meilleurs lendemains. Ceci posé, la pensée de Machado en tant que folkloriste n’était pas asservie à ce modèle importé. D’autres influences jouèrent, et sa propre pratique de la collecte l’amena à développer des idées qui sapèrent la théorie des « survivances culturelles ».

Au nombre de ces influences, on compte avant tout celle qu’il a reçue, par le truchement de sa mère, de son grand-oncle Agustín Durán (1789-1862), un des plus importants partisans du romantisme en Espagne. Durán soutenait que la littérature espagnole avait été affaiblie par les modes internationales successives comme le néo-classicisme français. Si les lettres espagnoles devaient connaître un renouveau, alors les auteurs espagnols devaient utiliser la langue natale et des thèmes propres au pays, en déployant une esthétique singulière à la nation. Durán collecta des ballades médiévales et des débuts de l’époque moderne sous leur forme imprimée et telles qu’elles étaient jouées dans la rue. Les ballades comme la poésie du peuple ordinaire qui n’étaient pas affectées par le cosmopolitisme, étaient indemnes de toute influence étrangère et d’artifices inutiles : elles exprimaient une interprétation populaire de l’histoire nationale dans une langue vernaculaire puissante. Il conçut son Romancero en plusieurs volumes (édité pour la première fois en 1828-1832) comme une source d’inspiration pour régénérer la littérature nationale.

Le patriotisme constituait une composante vitale des efforts de Machado. Comme Durán, il souligna le fait que la culture espagnole était le fruit de l’histoire singulière du pays : les Basques, les Visigoths, les Arabes, les Juifs et les gitans, tous contribuèrent à façonner la personnalité de la nation. Que l’Espagne fût un pays composé de nombreuses nationalités expliquait l’engagement de Machado envers un folklore fédéraliste : chaque région était différente mais chacune contribuait à l’ensemble. Cet engagement envers un projet culturel national était en désaccord avec la perspective universelle de l’école anthropologique.

Une autre différence importante entre Machado et les fokloristes britanniques comme Lang, Hartland, Gomme et Clodd est qu’il s’impliquait dans le travail de terrain. Les membres de l’école anthropologique collectèrent bien un peu de folklore mais ils ont essentiellement synthétisé le travail des autres, alors que les observations de Machado sont de première main. Les premiers érigeaient en axiome que le folklore était, pour l’essentiel, immuable, que les pratiques folkloriques étaient semblables à des fossiles qui avaient survécu à une époque culturelle différente. Machado observa parmi les chanteurs que les traditions étaient souples, qu’elles changeaient avec le contexte, tandis qu’elles évoluaient dans de nouvelles institutions comme les prisons et les écoles (il fut un pionnier du folklore enfantin), qu’elles étaient modifiées pour refléter de nouveaux événements. Les chanteurs adaptaient leurs chansons pour exprimer leur propre personnalité et pour plaire à leur public. Le folklore n’était pas fossilisé mais bien vivant ; c’était « la vie du peuple » qui ne pouvait être appréciée que si l’on vivait parmi et avec le peuple.

Il apparaît donc que Machado choisissait une approche plus sociologique voire psychologique qui l’éloignait d’une définition historique du follkore. Le peuple, les producteurs de la culture populaire, n’étaient pas des réceptables passifs d’une tradition inerte, ils façonnaient activement cette culture pour répondre à leurs besoins collectifs et individuels. Pour les folkloristes britanniques, le foklore était largement confiné dans les marges rurales ; pour Machado, c’était la culture des faubourgs urbains de Séville et Madrid. Le foklore n’avait pas disparu à cause de l’urbanisation mais il avait changé pour épouser son nouvel enrivonnement. Ces vues étaient partagées par ses correspondants en Espagne, en Italie, en France et au Portugal. L’école anthropologique était élitiste par définition : seul quelqu’un éloigné de la culture populaire grâce à sa « civilisation » pouvait établir des parallèles avec les autres cultures éloignées. Machado formulait une approche « démocratique » du folklore.

Voici le point où ses ambitions politiques et intellectuelles se rencontrent. Machado était impliqué dans les mouvements politiques de l’ibérisme et du panlatinisme. En effet, le patriotisme de Machado ne fut jamais exclusif ; l’union étroite entre l’Espagne et le Portugal et, plus généralement, les liens d’amitié et de soutien entre les « peuples latins » faisaient partie de ses objectifs. Au XIXe siècle, ces nouvelles formes de coopération politique étaient reçues avec beaucoup d’enthousiasme dans les cercles républicains. Comme Mercedes García Plata le souligne, Machado faisait partie d’un réseau épistolaire républicain foklorique reliant Paul Sébillot en France, Giuseppe Pitrè en Italie et Teófilo Braga au Portugal. Entre eux, on découvre l’émergence d’une définition « latine » et républicaine du folklore. « Les archives du peuple », c’est-à-dire la mémoire préservée dans les chants et les légendes, fourniraient la documentation indispensable à l’écriture d’une histoire alternative, démocratique opposée à l’histoire des monarques et des généraux qui était la seule histoire couramment disponible, selon Machado. Cette histoire démocratique informerait une politique progressiste dans laquelle « le peuple » jouerait un rôle bien plus grand dans l’ordre social et politique en même temps qu’elle revitaliserait les formes culturelles de l’élite. Cette vision du folklore tranche tout autant avec l’élitisme scientifique de la Folklore Society qu’avec l’adoption ultérieure par la droite nationaliste d’un folklore comme expression d’une essence ethnique, particulièrement en Europe centrale et orientale. On ne peut que regretter que Machado n’ait pas vécu assez longtemps pour développer son interprétation « latine » qui aurait pu constituer un très utile contrepoint à la domination de la Volkskunde allemande de la première moitié du XXe siècle.

Machado innova aussi du point de vue méthodologique. Il était très enclin à utiliser de nouvelles technologies telle que la photographie dans sa pratique de la collecte, poussant ainsi le folklore vers ce que nous reconnaissons maintenant comme l’enquête ethnographique. Il fut un promoteur enthousiaste de la cartographie comme moyen de mettre de l’ordre dans la grande quantité de données qu’il espérait voir collecter par sa fédération de sociétés folkloriques. Il fut ainsi un pionnier d’une méthode qui serait largement adoptée au XXe siècle. Pour Machado, les nouveaux moyens de communication ne permettaient pas seulement de mieux enregistrer les données, ils étaient aussi les outils de son infatigable campagne en faveur du folklore. Il utilisa par exemple les cartes postales, une nouveauté, pour favoriser l’échange scientifique international.

Machado était un tourbillon d’activités à lui tout seul, débordant d’idées et de projets. Beaucoup de ces projets ne virent jamais le jour et l’on doit admettre que ses idées ne formaient pas une vision unitaire cohérente. Il y a toujours eu une tension entre son double héritage – celui de son père scientifique qui lui apprit à regarder ailleurs et à être à l’affût de nouvelles idées, et celui de son grand-oncle romantique qui lui apprit à regarder vers l’intérieur et en arrière pour déceler l’authenticité des choses. Son engagement dans le folklore nourrit en outre des contradictions intellectuelles, par exemple entre le particularisme régional et national et l’universalisme de l’école anthropologique. Absorbé par sa tentative d’institutionnalisation du folklore, mort trop jeune, il n’eut pas l’occasion de résoudre ces contradictions. Après sa disparition, il ne vint personne pour réaliser ses grandes ambitions. On peut le regretter mais être néanmoins reconnaissants pour ce qu’il accomplit, et envers Mercedes García Plata qui en mettant en lumière sa vie et son œuvre permet d’en apprécier le très riche apport.




[1Des travaux en anglais se penchent sur cet aspect de son œuvre : J. G. Brotherton, « Antonio Machado y Álvarez and Positivism », Bulletin of Hispanic Studies, vol. 41, n°4, 1964, p. 223-229.

[2Sur ce sujet, voir la thèse de Sarah Sierra : « Nineteenth-Century Folklore Studies and Benito Pérez Galdós », Boston University, 2006.