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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

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Jules Momméja

Transcrit par Véronique Moulinié

s.d.

Conservé aux Archives Départementales du Tarn-et-Garonne, le dossier MS 255-214, intitulé Les hommes sauvages, regroupe une série de notes manuscrites, plus ou moins abouties. Il s’agit d’un essai d’héraldique, au cours duquel Jules Momméja essaie de donner sens au blason de Caussade sur lequel figurent des chausses.

Les hommes sauvages

Puisque ce sont les armes parlantes de la ville de Caussade en Quercy qui ont motivé les observations que nous consignons ici sur un phénomène héraldique assez intéressant, il convient de grouper au préalable tout ce qu’il importe de savoir sur cette ville et son histoire pour l’intelligence du sujet : je le ferai le plus sobrement possible.
Caussade est aujourd’hui un des chefs lieux de canton, les plus importants du Tarn-et-Garonne. C’est une ville coquette et prospère grâce à sa situation privilégiée sur la route de Paris, assez loin de Montauban et de Cahors pour être de temps immémorial le centre d’approvisionnement et de commerce d’une vaste région ; grâce surtout à l’industrie des chapeaux de paille, qui s’y est normalement développée depuis trois quarts de siècles. Ville de plaine encore qu’entoure un terroir agricole remarquablement fertile, elle confine aux premiers coteaux stériles du Causse, ce qui a fait croire à certains que l’étymologie de son nom devait être cherchée dans le mot latin calx, calcis « qui rappelle les causses tout voisins et l’excellente chaux fournie par les carrières du pays ». (Galabert et Boscus : La ville de Caussade, ses vicomtes et ses barons, Montauban, 1908, In 8°, p4) C’est là une étymologie de sentiment et contre laquelle protestent les faits, puisque Caussade pendant tout le moyen âge a été une ville de briques assez caractéristique pour que Violet-le-Duc y soit allé chercher un type de ce genre de constructions pour l’opposer aux édifices de pierre de Saint Antonin, de Cahors, de Cordes, de Sarlat, etc. Il y a un siècle à peine qu’on a commencé à employer l’excellente pierre de construction des carrières de Finelle ; et il semble que le Causse et les matériaux qu’on peut en tirer aient été ignorés du Caussadais jusqu’au moment par les soins de l’intendant Lescalquier fut créé la grand’route qui, à travers les causses du Quercy et du Rouergue, rejoignit leur ville à l’Auvergne.
D’après une tradition dont il sera amplement question plus loin, Caussade fut construite à l’extrémité d’une vaste ( ???) qui s’étendait jusqu’aux bords de l’Aveyron, entre Biouls et Montricous, et l’étude toponymique des environs de la ville confirme cette tradition. Rien de plus significatif en effet que les noms de Lavaur, La Gaurasse, L’Issart-Verdié, La Font du loup, etc., surtout si on tient compte des nombreux bois qui subsistent encore, restes bien réduits de ceux où souvent j’ai errer non sans frayeur en me rappelant les récits de ma grand’mère...
Les sauvages pasteurs de l’âge de la pierre polie vécurent sûrement dans ces grands bois, mais rien n’est encore venu prouver l’existence de Caussade avant le dixième siècle, puisque c’est en 968 seulement que son nom apparaît accessoirement dans un acte de donation de l’alleu voisin de Monteils à l’évêque de Cahors. Cet alleu remontait bien avant, puisque j’y ai découvert un vaste cimetière mérovingien ; ceux d’Antejac et de l’Herm, sont mentionnés dans des documents antérieurs à 968 ; celui de Milhac fut le théâtre d’un miracle posthume de Saint Didier, et constituait un centre d’habitation fort important à l’époque romaine. Il semble donc bien que Caussade se soit formée à la fin de l’époque barbare par le groupement de notables habitants de ces villas qui ne leur offraient plus assez de sécurité. Cette nouvelle ville est appelée Calzada dans le document de 968 ; en 1191, son nom a mué en Caussoudu ou Caussada, forme essentiellement romane qui subsiste encore et dans laquelle l’u somme ou ; la forme latine de ce nom était Calciade en 1308.
Caussade fut d’abord une vicomté qui eut ses seigneurs particuliers, puis une baronnie qui des mains de la famille de Lomagne, passa entre celles des comtes de Périgord qui la léguèrent aux comtes d’Armagnac. Ceux-ci la possédèrent jusqu’à la fin de leur race, puis elle appartint entièrement à la Couronne, quoique nombre d’engagistes se soient titrés barons de Caussade, jusqu’à la Révolution.
Ses armoiries officielles sont de gueules à la tour d’argent accompagnée à droite d’une fleur de lys et à gauche d’une chausse ; ce sont des armes essentiellement parlantes, puisque le nom roman de Caoussado contient celui non moins roman de caoussa qui l’équivalent du terme chausse : elles sont digne de l’approbation des princes de l’héraldique dont elles observent tous les préceptes. « Armoiries parlantes sont celles qui se rapportent au nom de ceux qui les portent, dit (Louvan Geliot), qui les approuve « quand elles ont seulement du rapport et de la conformité au nom, soit par une simple allusion, soit par équivoque » et les blâme quand « elles tiennent du rébus des Picards, par multiplicité de pièces différentes qui composent le nom de celuy qui en charge son ( ???), ce qui marque un esprit aussi bon que sa naissance, dit le sieur Gegoing. » Le P. Ménestrier, de son côté, déclare « il n’y faut pas toujours chercher toute la justesse du monde, il suffit souvent de quelque rapport approchant.
Les armes de Caussade nous sont connues par un sceau du XIIIe siècle appendu à un document de 1308, et qui est de style franchement roman. L’édifice tour ou maison qui en occupe le centre est ajouré d’une partie en plein cintre, et porte sur sa façade presque carrée une haute toiture terminée par deux gros ornements arrondis ; c’est la reproduction, à très peu de détails près, de l’édicule qui figure le puits de l’abîme où l’archange Michel enchaîne le diable (serpus anticus qui est diabolus) sur un des plus beaux chapiteaux du cloître de Moissac. La fleur de lis est d’un type très particulier et très rare, très allongée et très grêle ses trois branches supérieures sont serrées l’une contre l’autre formant un tout compacte dont le contour est débordé seulement par les extrémités des branches latérales. Ces extrémités s’arrondissent et semblent encadrer une fleurette ; d’ailleurs l’ensemble de la figure a été couvert d’une ornementation délicate cernant les bords et accusant des nervures. Je ne connais pas encore de fleur de lis de ce type à la fois riche et étriquée ; en tout cas elle n’a pas d’équivalent parmi les fleurs de lis royales de cette époque. Mais à quel titre, d’ailleurs, les Consuls de Caussade, auraient-ils placé cet emblème royal sur leur sceau ? Si nous étudions comment se sont formés les armes municipales nous constatons que, chaque fois qu’elles comportent plus de deux figures, une symbolise la cité, le pouvoir consulaire, et c’est ou une tour, ou une ville, ou un pont, ou un château, la seconde reproduit l’emblème héraldique de cette cité, la troisième celui du pouvoir féodal dont elle relève. Or Caussade, avant de tomber aux rudes mains des comtes d’Armagnac, avait appartenu quelque temps à (Véziou ???) de Lomagne dont le sceau portait une grosse fleur de lis unique. N’est-ce pas elle qui figure sur les armes de Caussade ?

Ce sont les armoiries de la ville de Caussade qui sont le sujet de cette étude et le prétexte des digressions qu’elle comporte. Ces armoiries sont parlantes ; elles se rattachent par le lieu d’une homonymie naïve à une légende qui met en scène ces étranges créatures héraldiques qu’on appelle les Hommes sauvages ; dont les héraldistes ne se sont guère occupés. Nous décrirons donc les armes de Caussade, nous raconterons la légende qui s’y rattache en ayant soin de la rapprocher de quelques légendes similaires ; enfin, nous montrerons le rôle important qu’ont joué durant les deux derniers siècles du moyen âge, les hommes sauvages, dans l’art, dans l’héraldique, et même dans la société, tant à la cour du roi de France que dans la rustique province de Quercy ; car pour bien comprendre ces armoiries il est indispensable de faire connaître l’état général des croyances dont elles ressortent. Ainsi ce qui n’était au début qu’une simple monographie locale, devient un chapitre important de l’histoire héraldique, histoire qui reste tout entière à écrire.

Septime Sévère, dit-on, reprocha au Sénat d’avoir loué Clodius Albinus comme un savant homme, quoiqu’il ne fit toute son étude que de contes de vieilles. Les choses ont bien changé depuis, et nous savons gré à l’empereur détrôné d’avoir été un folk-loriste plutôt qu’un politique.

De la fée éponyme de Caussade et des singulières aventures d’une figure du Blason

Le grand charme des études héraldiques, telles que nous les comprenons, c’est l’imprévu avec ses caprices les plus extravagants pendant qu’on se livre aux pointilleuses recherches qu’elles comportent, ont est un peu comme un voyageur au cours d’une exploration en pays inconnus ; à chaqu’une de ses étapes un horizon nouveau se révèle à lui, des sentiers s’ouvrent dans la savane qui le conduisent dans des régions innomées où la surprise le dispute à l’admiration. Il en est ainsi dans le territoire des anciens rois d’armes. Alors que l’on suit à la piste l’origine d’un emblème ou bien que l’on s’efforce de trouver une explication rationnelle à quelque terme confus, on s’engage insensiblement dans les plus fantastiques régions de l’irréel, tantôt perdu dans la forêt de Brocéliande, tantôt s’échappant à grand peine des fééries de l’Elfland pour se trouver sur le terrain solide des sciences historiques et, parfois aussi, des sciences naturelles. C’est ainsi que, m’étant simplement proposé d’étudier les armoiries d’une petite cité du Bas-Quercy, j’ai rencontré un cas singulier d’anthropologie héraldique fortement enraciné dans l’humus fécond du folklore et poussant des rameaux vivaces dans les domaines de l’histoire des mœurs, ainsi que dans celle du costume et celle de l’art, et jusque dans les domaines exclusifs de l’anatomie comparée et de la mythologie gauloise.
J’avais d’abord songé pour cette espèce de monographie, à un titre ruskinien tel que Un piège à prendre les fées, par ce que le côté légendaire du sujet m’avait frappé le premier ; puis le souci de vérifier une référence orienta mes recherches vers l’un des plus inquiétants problèmes de l’anthropologie, et je songeai qu’un intitulé comme Les primates et les Hommes sauvages du blason, digne de figurer dans une revue scientifique, conviendrait mieux ; enfin, conduit par l’enchaînement des faits jusque dans les domaines des antiquités nationales, j’estimai un instant qu’il vaudrait mieux écrire en tête de la première page Comment le blason remit au Panthéon les dieux gaulois oubliés.
Chacun de ces intitulés aurait été à la fois trop ambitieux et trop incomplet et, si je m’étais attaché à l’un d’eux, j’aurais en même temps enchaîné ma liberté : malgré moi j’aurais été contraint, selon le choix, à ne m’occuper que de folklore, ou que de zoologie historique, ou que de mythologie comparée, et l’étonnante complexité du sujet n’eut pas été mise en pleine lumière. Une monographie héraldique a tout à gagner à faire des incursions rapides dans tous les domaines auxquels elle confine, dans toutes les branches de l’activité humaine dont elle est tributaire ou qui sont devenus ses propres tributaires. C’est aux spécialistes qu’il convient d’y venir chercher les sujets d’études spéciales que seuls ils sont qualifiés pour entreprendre. La plus élémentaire prudence imposait donc l’adoption du titre inscrit plus haut, mais comment se priver du plaisir de rappeler ceux qu’on avait successivement choisis par ce qu’ils avaient, un instant, paru admirables dans leur audace primesautière et naïve, et qui pourraient fort bien servir d’en tête aux diverses parties de ce travail ?

Les chausses héraldiques

Ce qui nous intéresse le plus dans les armes de Caussade c’est la houssette qui fait pendant à la fleur de lis à gauche de la tour symbolique du pouvoir municipal. Les « habillements de jambe » comme dit Paliat, Chausses, Bottes, Houssette, Galoches et Gamaches ne sont pas rares dans la garde robe armoriale qui admet même les Savates, qui, de préférence, sont appelées semelles ; pour les autres on emploie régulièrement le mot Housseau ou son féminin Houssette ; formes modernisées des anciens mots House, Housiau, Huesel, Oesse. Leur origine est très lointaine : au milieu du XIII siècle, Mathieu Paris les définissait : « Calceamentis militaribus, quae vulgariter heuses dicumtur ; » et l’héraldiste Fécial, sous le règne de Henri IV d’Angleterre ( ) affirmait que : « Heuses sont faites pour soy garder de boe et de froidure, quand l’on chemine par pays et soy garder de l’eauë. » C’étaient en somme des bottes plus ou moins hautes de tige, comme l’explique très-bien Viollet-le-Duc. Depuis trois siècles, ou bien près, les bottes sont généralement noires ; au moyen âge elles étaient généralement de couleurs voyantes ; les hommes, nobles ou non, voués au métier des armes, les préféraient rouges. « Et Marcuflex, dit Villehardouin, chaussa les heuses vermeilles, par l’avis et le conseil des autres Grecs. » De fait, les heuses représentées sur les écus armoriés, réellement anciens, sont généralement jaunes, blanches, vertes, rouges, etc. voici des exemples à l’appui :
Dracomir, en Pologne, et Giffart « comte de Bouguignan, issu de Gauthier Giffart, normand qui suivit Guillaume, Bastard de Normandie, à la conqueste du Royaume Anglais, et qui luy donna les comtés de Bouc et de Peurbroc », portaient l’un et l’autre, de gueules à trois houseaux d’argent ; Cascia avait dans le premier parti de son écu, un housseau d’or sur champ de gueule ; de même la famille Artur, accompagnait de trois housettes d’or un chevron de même métal également placé sur champ de gueule. (...) Catalagud, en Espagne, portait d’azur au soulier ou brodequin d’or. C’était une ( ???) de l’ancienne maison des Zapata qui portait de gueule à cinq brodequins échiquetés d’argent et de sable mis en sautoir. ( ...) Les espagnols aimaient ces chaussures quadrillées, témoin, les Abarga qui mêlaient aux chaînes de Navarre deux galoches échiquetées d’or et de sable, par ce que, dit Louvan Géliot, ils descendaient de « Sauce II, neufvième roi de Navarre, surnommé Abarca, décédé en 1420, qui se plaisait à porter des gamaches ou botines de cuir, avec des galoches de bois et de cuir noir, que l’on appelle en Espagne Abarcas. Quelques familles françaises préféraient les houssettes de sable ; je trouve dans ce nombre celles de de La Heuse de Beaudran, de Heusey, de Savathe (...) ; enfin celles de (Veutes ou Ventes ???), de Quevilly, de Heuditat, de Bailleul et d’Escotiguies qui portaient d’or à trois heuses de sable 2 et 1, par ce qu’elles étaient issues de l’ancienne maison de La Heuse, au pays de Caux à laquelle appartenait Jean de la Heuse, dit le Baudran qui fur nommé amiral de la mer, en 1359.
On n’a pas manqué de remarquer que la plupart des familles qui avaient ces emblèmes étaient prédestinées par leur nom même à les avoir : La Heuse, de Heusey, de Savathe, Abarga, Zapata, Coscia, équivoquent très convenablement aux noms des divers « habillements de jambe dont les glossaires du moyen âge ainsi que les lexiques Espagnols et Italiens nous ont appris les noms. Toutes ces chaussures héraldiques étaient des emblèmes parlants, plusieurs, en outre, ont donné naissance à des légendes dont la naïve ingéniosité n’est pas le moindre défaut ; en voici, comme exemple, une des plus caractéristiques empruntée à Le Laboureur par Louvau Geliot : « Dracomir, en Pologne, porte de gueules à trois houssettes d’argent... Baleslas Crivouste donne ces armes à un chevalier de cette maison, lequel ayant cinq fils à son service, en perdit deux en une bataille, et les trois autres eurent chacun un pied emporté : le roy compatissant à la perte de ce chevalier, luy fit de grands biens, et voulut que leurs descendants portassent pour ares les trois houssettes... »
De tels contes avaient le don d’exaspérer le correct et placide père Ménestrier. « La stupidité de trous ou quatre siècle a bien gâté des choses dans le monde, s’écrie-t-il (p107) Elle a fait de la plupart des histoires un tissu de fables énormes et de contes ridicules, que les ignorants reçoivent encore aujourd’hui comme les restes précieux d’une vénérable antiquité. Au commencement, chaque état, chaque ville, chaque communauté a affecté de conserver son origine par des fables de cette sorte. Et il n’y a rien où elles ayent eu plus de lien que pour l’origine des familles, et pour les occasions de leurs armoiries, chaque maison ayant tasché de se rendre considérable par quelque conte de cette nature. Il y a peu de villes qui n’ayent leurs romans de cette sorte, et pour peu que leur nom, leur situation, et leurs dispositions ayent favorisé ces origines recherchées on leur a donné des Dieux, des Héros ou des Empereurs pour fondateurs. Le Roman de Mélusine est célèbre pour la maison de Lusignan ; celuy du Chevalier du Cygne pour la maison de Clèves, et celuy de Lideric pour les comtes de Flandres. »
Nous sommes trop de notre temps et nous avons trop âprement voué notre faculté de penser à la sévère divinité de la critique, pour ne pas reconnaître que l’excellent jésuite parlait d’or ; mais, d’autre part, que serait le Blason s’il était implacablement dépouillé de tout ce que les générations avaient greffé sur ses attributs de légendes et, par conséquent, de vie et de poésie ? Rien que l’aride et plat lexique d’un jargon frivole, comme disait La Fontaine. Aussi, malgré ses protestations, le père Ménestrier lui-même s’est-il empressé de collectionner pour notre plus grand plaisir, une grande quantité de ces « contes » et de ces « romans », par ce que l’expérience lui avait appris qu’il n’y a pas eu d’armoiries quelque peu anciennes qui n’eût pas son histoire explicative, authentique ou légendaire, surtout si ces armoiries étaient parlantes. Or, les armoiries de Caussade sont parlantes, puisque le mot roman Caussada contient le mot Caoussa qui signifie chausse, et que tout entier peut être pris pour le participe passé féminin du verbe Caoussar qui se traduit par Chausser. Caussade signifie donc chaussée et comme il faut une explication à tout, il se créa une légende dont l’intérêt est au moins égal à celui de contes héraldiques recueillis par Ménestrier.

La Sauvage de Caussade

J’ai dit plus haut que, jadis, d’après la tradition, une vaste forêt d’étendait jusques aux portes de Caussade ; dans mon enfance j’en ai vu de beaux restes assez vaste encore pour inspirer la terreur des bois sacrés. Adolescent, je les explorais déjà archéologiquement, recherchant dans leurs clairières des vestiges des temps anciens, recueillant des briques à rebords à Lissart, des haches de pierre polie à la Fontaine du Loup, parant l’évocation des hommes préhistoriques de réminiscences virgiliennes que je n’avais pas besoin alors de chercher péniblement dans l’encombrement d’une mémoire trop surchargée où, trop souvent, les acquets nouveaux cancellent les nouveaux.
Haec memora indigenae Fauni numphaque tenebrant
Geusque virum truncis et duro rabare nata
Queis neque mos, neque cultus erat ; neque jungere tauros
Ant componere apes norant ant parcere porto
Sud rami asper nietu venatus alebat
« Ces forêts, des Faunes indigènes et des nymphes les habitaient, ainsi qu’une race d’hommes nés du tronc dur des chênes, dépourvus de lois et de culture ; ils ne savaient ni coupler les taureaux sous el joug, ni amasser pour leurs besoins, ni ménager ce qu’ils avaient acquis. Les arbres et la chasse leur fournissaient une âpre nourriture... » Dans son harmonieuse impression cette description des premiers humains de temps antérieurs au siècle de Saturne et de Re me paraissait convenir parfaitement aux fantastiques habitants des grands bois de Lavaur dont la tradition gardait le souvenir, sauvages ingénus auxquels la cité voisine, longtemps innomée, fut redevable du nom qu’elle porte encore. Voici l’histoire comme elle me fut souvent racontée par ma grand mère nonagénaire alors, et que de nombreux vieillards m’ont redite depuis, à peu près dans les mêmes termes.
Jadis -il y a bien longtemps !- Caussade n’existait pas ; sur son emplacement futur il n’y avait qu’une toute petite église où l’on venait, tous les dimanche, des environs. Non loin de l’église était une fontaine qu’on nomme aujourd’hui le Touron ; elle coulait dans un ravin au delà duquel s’étendait une immense forêt, plus grande que celle de La Garrigue avec laquelle elle se confondait. Dans cette forêt, il y avait des sauvages qui vivaient tous nuds ; on les voyait fort rarement et on en avait peur. Or, une femme sauvage, plus curieuses ou moins farouche que ceux de sa race, venait chaque dimanche au bord de la fontaine pour voir les chrétiens sortir des offices. On avait voulu la joindre, lui parler, mais elle s’enfuyait dans la forêt dès qu’on faisait mine de l’approcher ; pourtant elle ne manquait pas de revenir le dimanche suivant. Cela dura de la sorte bien longtemps. Or, un beau jour, elle parut, toujours aussi nuie qu’à l’ordinaire mais chaussée de sabots qu’elle avait trouvés auprès de la fontaine. Les bons paroissiens de la petite église furent si surpris, si émerveillés, qu’ils crièrent tous d’une voix : Es caoussado ! es caoussado ! Elle est chaussée ! elle est chaussée ! Et quand une ville s’éleva autour de l’église, on l’appela Caoussado (Caussade) en souvenir de cet événement.
Ce récit naïf est un exemple très caractéristique des légendes toponymiques qui ont été créées de toutes pièces pour expliquer une appellation dont on ne comprenait plus le sens véritable. Rabelais en a imaginé du même genre qui sont dans toutes les mémoires ; celle tout au moins où il est si drolatiquement expliqué comment la vieille cité de Lutèce fut, d’un commun cri, dénommé Parris et enfin Paris à la suite d’une prouesse du jeune Gargantua digne du Mankenpis brabançon. Que si, d’ailleurs, nous l’étudions attentivement, nous ne tarderons pas à constater que son origine ne saurait être bien reculée.
Ce qui saute d’abord aux yeux, c’est que ce conte est un conte de civilisés : on peut en dire ce que M. Andrew Lang a dit du thème de « Cinderella » : « Une chose est sûre c’est qu’une race nue et sans souliers ne pourrait avoir inventé Cendrillon », et ce que M. Girard de Réalle a dit du thème de Cendrillon et de Peau-d’Ane : « ce sont tous des contes de civilisés, c’est-à-dire des contes dont les incidents et même la donnée principale n’ont pu être inventés que dans des groupes humains doués d’institutions sociales déjà avancées et d’une certaine culture. »
La légende caussadaise est d’origine plus récente que celles des cycles précités, puisqu’elle oppose des civilisés à des sauvages, des chrétiens à des êtres privés de croyances religieuses.
Enfin, l’origine de cette légende est d’une époque fort basse, puisque elle implique l’oubli absolu de la signification du nom d’une ville, qui avait été absolument intelligible tant que la connaissance du latin s’était maintenu, ce qui nous reporte sans doute vers la fin du moyen âge.
Ce n’est pas tout encore : notre conte n’est que la variante imaginée dans un but explicatif très-évident, d’un thème assez répandu dans la région ; donc nous ne le comprendrons bien que lorsque nous l’aurons rapproché des récits congénères ; ce que nous allons nous efforcer de faire.

La fée prise au piège

M. Emile Cartailhac, ayant exploré, sans grands résultats, un dolmen du Larzac, se dédommagea en notant quelques légendes que lui dirent les gens du pays. Auprès du mégalithe dit le Roc du Fodat, on lui montra un coin de terre arrosé par une petite source et environné d’un vieux mur : c’était le Camp de las Gaïnos ou des Fadarelles, qui venaient laver leur lessive à la source et en surveillaient le séchage du sommet du dolmen. Une de ces fées consentit à épouser un jeune homme installé à la lisière de la forêt, à la condition de ne jamais lui rappeler qu’elle était Fadarelle. On devine la suite. Un jour un orage approche, elle fait couper le blé bien que non encore mur, par ce qu’elle sait que la grêle emportera toute la récolte ; le maris, qui ne prévoit pas l’avenir, se fâche, la traite de Fadarelle et elle disparaît pour toujours. Cependant elle continua à soigner ses enfants comme par le passé. M. Cartailhac avec juste raison, a noté une autre légende recueillie à Roquefort, qui n’est qu’une variante de la première. « On fit un soulier tout bariolé, trop grand, qu’on plaça au milieu d’un sentier que suivait habituellement la fée ; celle-ci le vit, voulut le chausser ; alors on l’entoura, on la prit et on la conduisit au village, où elle fut nourrie pendant deux ans dans une chambre bien fermée. Au bout de ce temps, on lui proposa de se marier, et elle y consentit, à la condition expresse que son époux ne lui dira jamais : Fado. La proposition est acceptée, le mariage a lieu, deux garçons naissent ; mais un jour le mari, cédant à un mouvement de mauvaise humeur, oublie sa promesse, et sa femme disparaît. Les enfants seuls furent désormais l’objet de ses soins mystérieux. »
Les deux légendes se complètent réciproquement et, comme la seconde reproduit l’épisode caractéristique du conte caussadais, il est légitime de penser que celui-ci se terminait à peu près de même, c’est-à-dire que la sauvagesse fut prise par les chrétiens par ce que ses sabots l’empêchèrent de fuir ; qu’elle se maria, eut des enfants, apporta la prospérité dans sa nouvelle famille, puis disparut un jour par ce qu’un certain pacte avait été violé par son époux, comme ce fut le cas pour la fée du Rouergue, ainsi que pour d’autres bien autrement célèbres, telles que celle qu’avait aimé l’aïeul de Bassonpierre, et surtout la classique Mélusine que Ramondin perdit, par ce qu’il la vit par surprise dans son bain. En telle matière la règle est si constante que Jean d’Arras en avait fait la remarque : « ... les dictes faës se mettoient en forme de très-belles femmes, et en ont plusieurs hommes prinses pour moittiers ; parmi aucunes convenances qu’elles leur faisoient jurer, les une qu’ils ne les verraient jamais nues, les autres que le samedi ne querroient qu’elles seroient devenues ; aucunes, se elles avoient enfans, que leurs maris ne les verroient jamais en leur gésine, et tant qu’ils leur tenoient convenances, ils estoient regnant en grant audicion et prospérité, et sitost qu’ils deffaillaient ils les perdoient et déchoient de leur bonheur. »
Poursuivant jusqu’à ses plus extrêmes conséquences cet essai de restitution d’une légende incomplète, je dirais que, très vraisemblablement, la femme sauvage dont l’acte rudimentaire de coqueterie fit donner à la ville de Caussade le nom qu’elle porte depuis le X siècle, fut la souche des vicomtes de Caussade, et que les deux chausses de leurs armes, comme celle des armes de leur ville étaient celles de cette aïeule mythique.
La tradition locale ne mentionne, il est vrai, que des sabots mais cette tradition est essentiellement rustique : ce sont des campagnards qui nous l’ont transmise et, en fait de chaussures, ils ne pouvaient désigner que celles qu’ils connaissaient le mieux, c’est à dire els sabots. Or, une dernière légende recueillie par M. Cartailhac, nous apprent que la fée du dolmen des Fadarelles, au Viala du Pas-de-Jaux, fut capturée au moment où elle mettait ses bas rouges ; et je me demande si ce ne sont pas de tels bas de chausses qu’il faut restituer à notre fée, puisque les housettes des armes de Caussade et du Vicomte de Caussade, sont précisément de cette couleur.
La fée du Viala du Pas-de-Jaux fut enfermée dans une maison que l’on montre encore, poursuit M. Cartailhac. « Peu après, une autre fée apparut au pied de cette demeure et cria : ‘Gardez-vous de vendre le secret de la feuille de la sauge, car si les riches le savaient, ils laisseraient mourir de faim les pauvres.’ » (...)
Ce secret terrible nous remet en mémoire une variante du même thème légendaire qu’il convient de rapprocher des premières. Je l’ai entendue conter bien des fois par mes vieux oncle Chanavé et Satur de Saint-Etienne de Tulmont, je ne l’ai certes pas oubliée, mais je préfère en emprunter le texte à mon vieux maître et ami l’archéologue Devals aîné, ne fût-ce que pour rappeler la mémoire de ce savant trop oublié, même dans sa ville natale. « Il y a, dit-on, plus de mille ans, que le souterrain de La Clote était habité par un sauvage et sa femme. Des étrangers, venus de pays lointains, s’établirent un beau jour dans le pays. De superbes maisons s’élevèrent comme par enchantement, et des jardins potagers et d’agrément ne tardèrent pas à remplacer les ronces qui couvraient la campagne. Les jardins potagers renfermaient surtout des nombreux carrés de choux cultivés avec soi ; mais, à la grande stupéfaction des étrangers, les choux, à peinemurs,disparaissaientlesunsaprèsles autres,sans qu’on put s’expliquer cette disparition. Une surveillance active de jour et nuit fut organisée, et on reconnut bientôt que nos deux sauvages, jusqu’alors inconnus, étaient les seuls auteurs de ces razzias. Surpris plus d’une fois, ils furent toujours vivement poursuivis, mais plus agiles que leurs ennemis, ils réussirent toujours à se réfugier dans leur souterrain, où nul n’osait s’aventurer. Un soir, deux paires de sabots furent déposés à l’entrée de la caverne, et une embuscade fut dressée dans le voisinage. Quand la nuit fut venue, les sauvages sortirent de leurs demeures pour aller fourrager les légumes auxquels ils avaient pris goût. Les sabots attirèrent leur attention, mais le mari, flairant un piège sans doute, passa outre. Il n’en fut de même de sa moitié : curieuse comme une vraie fille d’Eve, elle tourne et retourne les sabots, et devinant enfin leur usage, elle finit par les mettre à ses pieds. C’était là ce qu’attendaient les gens embusqués : ils fondent aussitôt sur la malheureuse créature, qui tombe aux premiers pas qu’elle fait pour s’enfuir. Saisie par ses ennemis, elle est brûtalement frappée. A ses cris, le mari revient sur ses pas ; mais voyant que seul il ne pouvait rien contre tant d’adversaires, il s’arrête et s’écrie : Courage, femme, et surtout ne leur révèle pas le secret de la feuille de l’ormeau ! Sois tranquille, répond l’infortunée, ils ne sauront rien. Le sauvage disparaît alors dans la profondeur des bois. Sa compagne, pressée de questions, mais toujours muette, est livrée à des tortures atroces. On lui arrache les ongles, puis les yeux, et l’on déchire enfin ses chairs. Au moment d’expirer, la victime se tourne vers ses bourreaux et leur dit : Ecoutez, hommes cruels et retenez bien ceci : Les supplices que vous m’avez infligés méritent une expiation : aussi, je vous le prédis, tant que le monde durera, ceux qui habiteront auprès de mon souterrain, auront aux jambes des plaies héréditaires et inguérissables !
« En effet, ajoutent les conteurs de cette légende, il est une famille de métayers, établie depuis plus de deux cents ans dans le voisinage de la caverne de La Clote ; et tous les membres de cette famille, de père en fils, ont été constamment et sont encore affligés de plaies aux jambes. »
Le récit de Devals aîné évolue vers l’horrible pour donner une explication au mal héréditaire dont souffrent les fermiers de La Clote, mais c’est en somme une simple variante du thème légendaire que les hasards dont abondent les études héraldiques ont imposé à notre attention. A Caussade, comme à La Clote, ce sont des femmes sauvages qui sont les héroïnes du conte ; à Roquefort, au Viala, au Camp de las Gaïnos, ce sont des fées, mais des fées assez femmes pour que deux d’entre elles, soient entrées dans la couche de jeunes rouergats, comme Vénus dans celle d’Anchise, comme Thétis dans le lit de Pélée, et leur aient donné des enfants, objets de tous leurs soins les plus touchants, absolument comme ces immortelles dont Homère et Virgile ont chanté l’amour maternel.
La distinction n’est pas aisée à faire entre ces fées et ces femmes sauvages ; une des premières possède le secret de la feuille de sauge, une ses secondes, celui de la feuille d’ormeau ; dans un cas, comme dans l’autre, ce détail implique la très-ancienne croyance à des êtres, non pas précisément surnaturels, mais doués de secrets magiques et vivant en dehors de la société des chrétiens. »Toutes les femmes sont appelées fées qui savent des enchantements et des charmes, et qui connaissent le pouvoir de certaines paroles, la vertu des pierres et des herbes », est-il expliqué dans le Roman de Lancelot du Lac. Or, quoique doués de ces secrets redoutables, ces êtres singuliers vivent dans les bois et dans les cavernes, comme les génies antiques des forêts, des rochers et des sources, satyres, faunes, sylvains, dryades, Hamadryades, et oréades ; et sont restés si étrangers aux choses humaines qu’on les capture au moyen des pièges grossiers dont on usait pour prendre les singes, suivant un très-ancien conte que nous relaterons en son lieu. N’est-ce pas un épisode nouveau de la décadence des dieux ?