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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

‹ Les Cahiers Noirs ›. Extraits

Jules Momméja

Transcrit par Véronique Moulinié

1914
Référence complète

Momméja Jules, 1914. ‹ Les Cahiers Noirs › | Extraits |, transcrits par Véronique Moulinié, Archives départementales du Tarn-et-Garonne, MS 117/1.

En 1914, le Ministère de l’Instruction Publique appelle les gens de lettres à recueillir « la tradition orale pendant la guerre ». Un questionnaire accompagne cette demande afin d’aider chacun dans sa collecte. Mais Momméja n’en a pas besoin. Cette demande, en effet, vient légitimer ce long et patient travail d’écriture savante et personnelle qui a accompagné toute sa vie. Il va ainsi rédiger douze Cahiers Noirs, sorte de grand œuvre, dans laquelle il s’attache, certes, à décrire le quotidien de l’arrière, les rumeurs, les blessés, les difficultés d’approvisionnement, etc. Mais son propos déborde largement du cadre proposé par le questionnaire. Il y consigne ses souvenirs d’enfance, l’histoire de sa famille, son parcours d’érudit, les légendes et les « superstitions » quercynoises, la littérature populaire. Cette somme importante est restée inédite.
On a choisi de transcrire ici les premières pages des ’Cahiers Noirs’, la note préliminaire et les 2, 3, 4, 5 et 6 août 1914.

DURANT LES JOURS MAUVAIS. LES CAHIERS NOIRS

Note liminaire

Je viens de parcourir les pages de ce journal commencé le 2 août et que j’ai continué à écrire chaque jour, sans une seule interruption jusqu’ici. Elles m’ont intéressé ; j’y ai trouvé plus que je ne croyais y avoir mis ; aussi vais-je les transcrire le plus nettement possible, dans un cahier spécial, en les allégeant des nombreuses mentions qui avaient leur utilité pour moi mais qui ne sauraient intéresser personne plus. J’espère que mes enfants les liront, plus tard, avec plaisir, et d’autres, plus tard encore, avec quelque fruit, parce qu’ils y trouveront les échos affaiblis mais sincères du vaste drame qui emplit la scène de l’Europe. Ceux qui voudront avoir des réponses précises aux questions : quelles furent les répercussions dans une ville du Sud-Ouest de la grande mêlée des peuples ? Que pensèrent les très humbles des événements qui se déchaînaient ? Comment furent jugés les grands acteurs de la pièce, généraux, ministres, députés, Président de la République ? Comment se comportèrent les hommes politiques ? et bien d’autres encore ; ils trouveront ces réponses pour Moissac, pour Agen, et pour le chemin de fer qui m’emporte d’une ville à l’autre, et qui est un lieu très spécial qui a sa physionomie propre, parce que des voyageurs venus de tous les points de la France se rencontrent sur ses banquettes. Le plus de faits possibles et quelques impressions personnelles ; des tableaux sincères ; des notations aussi exactes qu’il est possible d’en attendre d’un archéologue rompu aux méthodes historiques et scientifiques, voué par profession à la critique des textes et des monuments ; né, grandi et vieilli dans le culte de la République et de la Liberté, mais qui a toujours considéré avec une horreur mêlée de beaucoup d’étonnement cette hiper odieuse manifestation de l’égoïsme qui s’appelle l’Intolérance. Voilà la matière de ces pages. Mais elle n’est pas toute là, parce que je n’ai pas hésité à entremêler ces impressions, ces notations et ces tableaux, de réflexions, de récits, d’épisodes personnels et qui touchent tous plus ou moins à ma vie et à mon labeur d’archéologue et d’érudit. Parfois même je n’ai pas su résister au plaisir de noter des souvenirs d’enfance, quand les hasards de l’enchaînement des idées me le présentait avec quelque force. Dans l’avenir, des collègues férus d’antiquités, de folk-lore, de vieux usages et de vieilles coutumes y trouveront leur compte ; et cette pensée n’est pas pour me déplaire.
24 décembre 1914

Dimanche 2 Août 1914

Rapide mais interminable par la mortelle longueur que le temps et la tristesse donnent aux minutes. Rapide voyage à Montauban avec Maurice , pour savoir dans quelle ambulance il sera employé. Impossible de rien savoir : les officiers, que cela concerne, ont reçu hier seulement, une paperasse monstrueuse, démente, dans laquelle ils pataugent, s’embourbent et se noient ; il faudrait un mois pour en venir à bout, et il faut agir immédiatement. On remplacera cela par des avis verbaux donnés aux intéressés par le chef compétent. C’est mieux.
Je suis allé à la cathédrale saluer le chanoine Pottier. Il était dans la sacristie en train de revêtir les ornements sacerdotaux car l’office allait commencer. Il m’a embrassé. Je porte dans mon coeur tous les deuils, toutes les douleurs, que cette funeste guerre va déchaîner sur notre malheureuse patrie, m’a-t-il dit, et ses yeux étaient pleins de larmes.
Par les promenades, le jardin public et le pont neuf du Tarn, nous nous sommes lentement acheminés vers la gare. Une affluence énorme sous la marquise, où se coudoient des soldats de tous les uniformes et de tous les grades, parmi lesquels je remarque surtout un officier des Chasseurs Alpins superbe comme un condottieri ; un être d’altière élégance et de dandisme belliqueux.
Un train arrive, interminable, plein de forces juvéniles et glabres : l’Ecole Navale toute entière en route pour Toulon. Un brave garçon à qui je demande si je n’usurpe pas sa place sur le banc où je me suis assis déjà éreinté, et près duquel, debout, il paraît veiller sur un tas d’objets de voyage, me répond :
-Il était grand temps pour moi de dégourdir mes jambes. J’arrive de Paris...
- ???
Monsieur : une foule, à la fois résolue et calme autour des gares : du monde ! du monde !... Tous rejoignent leur corps... Moi, j’ai laissé à Paris ma femme et un petit enfant... Je ne les reverrai sans doute pas... Je rejoins à Béziers par Castres. Tous les trains étaient bondés de voyageurs. Impossible de s’asseoir. Jusqu’à Limoges, debout, accosté à ma valise debout elle aussi pour tenir moins de place... ho ! j’ai bien le temps de m’asseoir avant d’arriver à Béziers ; restez assis là, je vous dis.
Ensemble tel qu’il m’est apparu après quatre ou cinq quarts d’heure passés sous la marquise à attendre notre train ! Résolution calme de tous ceux qui partent ; pas de jactance, pas de cris. C’est infiniment mieux que ce que j’ai vu, là même en 1870. Partis de Moissac à 6 h 10, nous y rentrons à 11 h 3/4 ; et la journée s’éternise dans l’inaction pire que la fatigue physique pour moi, dans la peine infinie que j’éprouve à voir Maurice déprimé, harassé, ennuyé de questions d’uniforme à faire faire, de sabre à acheter, que sais-je encore ?
En sortant de chez les enfants, chez qui nous avons dîné comme tous les dimanches, j’entends chanter la Marseille par des groupes confus de jeunes gens qui passent au fond du boulevard dans la nuit que perce un rayon de la lune faufilé entre de lourds nuages noirs.
Nuit de repos après trois nuits d’insomnies pleines de visions désespérées.

Lundi 3 août

A cinq heures et demi, je vais chercher Maurice , pour l’accompagner au train qui, à 6 h. 10 doit l’emporter bien loin de nous, dans les sinistres charniers des ambulances, du côté des Vosges ?. Rien ne bouge encore dans la maison ; c’est qu’un retard fut annoncé hier soir. Inutile de se presser. Il descend, enfin, en pentoufles, tunique pas encore boutonée et triste ! triste ! ...
Nous partons enfin. Bien pris dans son vieil uniforme, l’épée bouclée au flanc, c’est un tout autre homme. Mon cher doux médecin m’apparaît tel qu’un vieil officier, complètement maître de lui même, et prêt pour tous les devoirs.
Avant d’arriver à la gare, voici des nouvelles qui annoncent d’autres retards : les trains militaires se succèdent et celui qui emportera nos moissaguais est encore bien loin, attendant son tour. Notre ami Lapeyre, qui part pour s’engager, et le maire annoncent et confirment pêle-mêle la destruction d’un dirigeable allemand par deux de nos aviateurs, ainsi que le débarquement, à Boulogne, de 20 000 Anglais prêts à nous seconder. Est-ce vrai ? ... Et pendant que nous devisons assis sur les bancs d’un jardin d’ami, c’est dans la rue un passage ininterrompu d’hommes calmes, fiers, résolus, qui, leurs provisions sous le bras, se rendent au dépôt de leur régiment où l’on doit les encadrer pour les lancer dans l’impitoyable boucherie qui se prépare.
Lapeyre exulte : il voit son rêve de toujours enfin réalisé : il est en route pour Berlin. Je lui dis de me rapporter un casque de cuirassier blanc fendu que le coup de late qui aura crevé le crâne (épais ? ) de son propriétaire, un casque encore maculé de sang et de servelle humaine... Et il me le promet solennellement pour ma panoplie, où se croisent des armes de vainqueurs et de vaincus des grandes guerres de la Révolution et de l’Empire.
Les trains ont des retards à lasser tous les courages : cela prolonge et agrave bien cruellement le martyre de la séparation ; celui qui emporte Maurice part à dix heures. Et c’est un des plus grands, des plus émouvants spectacles de ma vie, ce passage de lourds vagons, bondés, jusque sur l’escalier qui monte à la guérite du serre-frein, de jeunes hommes acclamant la Patrie et chantant la Marseillaise. Les environs de la Gare sont grouillants de (partouts) et d’amis de ceux qui, pour la plupart sans doute, ne reviendront pas, et de spectateurs sympathiques. Décision calme et sang froid. Les hommes, tous fermes, résolus, les machoires un peu serrées, l’œil très-vif ; les femmes résignées, pâles, les yeux rouges...
Et puis mon retour, et les grands cris douloureux de ma fille dans mes bras ; une intensité de douleur à me faire maudire le jour où je suis né, si je ne me sentais pas impérieusement appelé à être celui qui console, qui soutient et qui, par son stoïcisme, doit redonner l’abnégation, le courage, les grandes vertus qui font rester debout, le front haut, contre le vent de l’adversité... Puis à midi, je prens à la table de ma fille, qui sera la nôtre pour longtemps, la place de celui qui vient de partir.
Le reste de la journée s’écoule triste et morne, à pousser un peu une étude sur les épîtres de Bandello ; mais ce peu est bien mauvais : un vestige de ( ???) ... à peine. Le temps est sombre et pluvieux ; le ciel fade et gris.

Mardi 4 août

Toujours bloqué ici par la mobilisation. Demain, peut-être, avec une réquisition prise à la Gendarmerie, je pourrai me rendre à Agen, me dit-on ; mais rien n’est moins sûr ; personne ne sait même, au juste, qui est qualifié pour donner ces réquisitions.
La grande et triste place des Récollets, si déserte en général, est pleine, aujourd’hui de chevaux amené de tous les points de l’arrondissement, par la réquisition militaire, et d’hommes portant des brassards de diverses couleurs, avec une petite plaque de cuivre en forme de pelta-je ne croyais pas que nous fussions au XX siècle, si fidèles au modèle de la Révolution- sur laquelle il y a je ne sais quelle inscription ; certains ont des képis plus ou moins fripés et graisseux : tous ont l’air très-fiers de porter ces insignes... j’allais dire grotesques, et je me borne à écrire pompiers.
Pas de nouvelles, ce matin, de Maurice ; pas de nouvelles de mes bordiers de Caussade et de Monteils, et cette absence de nouvelles est un véritable tourment en ce moment.
La sottise, dont je fus si amplement témoint, en Soixante-dix, nous gagnerait-elle tous aujourd’hui ? Un, qui est professeur au Collège et bibliothéquaire de la ville , m’affirme, tout vibrant d’indignation, que les affiches du Bouillon Kub ont été posées par des agents prussiens ; selon leur disposition, elles indiquent des choses redoutables ; par leur cabalistie les envahisseurs seront guidés, seront renseignés sur la fortune de l’endroit, sur l’importance de la contribution de guerre à imposer, etc. Et il affirme qu’ordre ministériel est arrivé de faire disparaître ces machiavéliques affiches. (A moi), ajouta-t-il. Je n’ai pas attendu. J’ai déchiré toutes les affiches que j’ai pu atteindre.
Enfin, ce soir, nouvelle de Maurice, par la poste et, demi heure plus tard par une auto qui passe en mission officielle. Ces nouvelles sont bonnes : Maurice, qui était médecin-chef sans trop s’en douter, est à la tête d’une ambulance avec cinq médecins, un pharmacien, un officier gestionnaire, un officier d’état civil et une cinquantaine d’infirmiers sous ses ordres. La plupart des médecins sont de par ici et ses amis depuis longtemps. Il nous encourage de son mieux, mais peste un peu de ne pouvoir pas se procurer un révolver d’ordonnace. J’en cherche vainement un ici. Foissac en avait un jadis, il lui a été volé quand on cambriola sa villa. M. Foissac est réquisitionné pour porter, demain, avec son automobile, à Montauban, des employés de la Société Générale qui vont chercher de l’argent ; bonne occasion inopinée pour aller voir Maurice.
La dominante d’hier, c’était le grondement des trains qui passaient, passaient incessemment, chargés de « morituri » acclamant joyeusement ceux qui les saluaient au passage, puis reprenant (la la ????) Marseillaise qui laissant traîner derrière eux ses vastes ondes patriotiques, mettait des virements dans toutes les entrailles, et des larmes dans tous les yeux.
La dominante d’aujourd ‘hui, c’est le ronflement des automobiles, avec les lamentations de sirènes, les appels de batraciens des diverses cornemuses à gueule de nickel, qui jaillissent interminablement de ces véhicules bien autrement fulgurants que celui sur lequel Capanée singeait le dieu lanceur de la foudre. Toutes ces automobiles sont parées d’un drapeau tricolore et sont réquisitionnées pour la défense nationale. Et pendant que tous ces tonitruants appareils se précipitent en trombe sur la route de Bordeaux, notre petit Janot s’émerveille de voir un banc grouillant de très-menus poissons remonter la route d’eau du canal.

Mercredi 5 août

Et moi aussi, ce mati, je suis en route, dans une automobile dont le ridicule petit drapeau, timbré par le commissaire de police, ne peut être livré au vent sans danger tant il est fragile. A chaque instant l’étoffe menace de se détacher du bâtonnet qui lui sert de hampe, et c’est par de petits prodiges d’ingéniosité que nous parons à ce danger ; car c’est, paraît-il, un danger de ne pas avoir son petit drapeau officiel claquant gaillardement au vent.
De Moissac à Castelsarrasin, et de Castelsarrasin à Montauban, nous croisons de longues bandes de chevaux que conduisent de braves gens portant au dessus du coude un de ces brassards à plaque de cuivre que je remarquai hier ; un des conducteurs a accroché de gros souliers de rechange au caveçon des deux bêtes qu’il conduit ; d’autres ont paré leurs chevaux de drapeaux où sont charbonnées des facéties patriotiques : A Berlin ! Train de plaisir pour Berlin, etc.
J’embrasse enfin Maurice, qu’un heureux hasard nous fait trouver, prêt à partir, devant la porte de mon oncle, son cahier des rapports sous le bras. Sobres effusions et séparation nouvelle parce qu’il n’a pas le temps de rester avec nous. Au café de l’Europe, où nous allons attendre les employés de la Société Générale et leur argent, un foisonnement d’officiers de tous les grades surtout de médecins devenus des majors ; il y en a dans les quatre cents, en ce moment, à Montauban, de ces braves docteurs en costume militaire, j’allais dire belliqueux. L’un d’eux, maire de Pamiers, ou de Foix, médecin occasionnel de Mme Delcassé, arbore sur sa poitrine, à côté des insignes de la Légion d’honneur, des palmes d’officier de l’Instruction publique, munies d’une rosette violette d’un tel diamètre que jamais les grands-croix de la Légion d’honneur n’en eurent de pareilles, sur leur ruban rouge. Effet imprévu du velours vert au képi des pharmaciens militaires. Quel élégant et belliqueux adoubement pour ces Mousquetaires de la Seringue !
Au départ, devant le musée Ingres, moment d’émotion mauvaise. Des sergents de ville conduisent à leur commissaire une sorte de chemineau cossu, bien nippé, fort propre, de mine exécrable, avec sa trop grande barbe noire de tsigane, qui frise jusque sous ses yeux. -Un espion ! qu’on le fusille ! au poteau et douze balles ! A l’eau ! Au Tarn ! A mort ! crient des gens qui accourent de toutes parts, les (poins fereux), la figure convulsée de colère. L’on se précipité après le misérable sur qui, fort à propos, se referme à grand bruit, la porte du commissariat. Puis des gens nous racontent, comme s’ils avaient vu la chose, qu’ils étaient quatre espions dans une auto, avec de la dinamite, cherchant à faire sauter un pont de chemin de fer, etc.
Nous partons. La route est pleine encore de chevaux et de voitures réquisitionnés. Notre ridicule petit drapeau nous vaut quelque considération. On s’écarte devant nous ; des saluts partent de toutes parts, poussés par des gens de Moissac en route pour leur régiment. Bonnemort, l’habile maçon des Monuments Historiques, les bras nus, les poings fermés, les muscles tendus par la colère, nous demande si nous n’avons pas croisé, en route, les deux trimardeurs louches qui se sont enfuis lorsqu’on a arrêté celui que nous avons vu traîner au Commissariat. Tous ses camarades sont dans le même état de colère : des justiciers féroces. Je plaindrais celui qui tomberait entre leurs mains.
A La Ville-Dieu, on nous arrête, parce qu’on n’avait pas vu notre minuscule drapeau d’enfant jouant aux soldats. Excuses. Acclamations. Détails sur l’arrestation du fameux espion que le garde champêtre a pris, ici même, au collet, parce qu’il n’avait sur lui aucune pièce d’identité et que ses propos étaient antipatriotiques, anarchistes même. _Et ses complices ? demandons-nous ; et l’auto ? et la dynamite ? - Le brave agent croit que nous nous moquons de lui. Complices, auto, explosifs : illusions ! chimères ! légende qui s’est créée de toutes pièces à Montauban, pendant le trajet du suspect de la gare au poste de police.
A onze heures, nous rentrons à Moissac, arrêtés aux deux ponts par de braves gardiens qui nous connaissent fort bien, mais qui tiennent à faire preuve de zèle, ou qui, simplement, veulent nous faire une niche.
Une voisine a raconté à Marie,le vieille bonne de ma fille, que son mari, de garde au pont Canal du (Caquar), cette nuit, a vu, vers deux heures du matin, un curé mystérieux, roder autour des piles du pont. Interpellé, puis menacé par les fusils des gardes de la voie, il s’est enfui, en criant : Pas de mauvaises plaisanteries, mes amis ! C’est sûrement un espion prussien, un agent de l’étranger, qui voulait dynamiter notre pauvre pont, disent les gens. -Il fallait le tuer. -On l’a laissé fuir ! Quelle honte. - Il faudrait fusiller sans jugement ceux qui n’ont pas osé l’arrêter ! etc. : voilà ce qu’on crie au marché. Mentalité de Patrie en danger, avec Comité de Salut public dans tous les bourgs et guillotines en permanence dans chaque patelin. Je vois cette mentalité là se former spontanément sous mes yeux ; elle m’explique bien des choses inconcevables de la Révolution ; la Terreur et le reste. Par moments, il me semble revivre aux jours les plus troublés de Quatre-vingt-Treize.
-Peut-être ce « louche étranger » était, tout simplement, un petit vicaire en rendez-vous galant, insinue une personne moins surexcitée. Et c’est peut-être la Sagesse qui parle par sa bouche.
Toujours, ici, l’obsession des affiches Kubb, et l’affirmation catégorique que le ministre de la guerre les fait enlever dans toute la France.
A Montauban nous est apparu le bon et truculent Lapeyre, qui partait si frénétiquement pour Berlin, il y a trois jours, et qui est encore à chercher un uniforme et des armes. D’ailleurs, on l’a colloqué dans la Territoriale, ce dont il est peu fier.

Jeudi 6 août

Avec Jane, nous sommes allés, hier soir, quêter des nouvelles chez Mme Pralong , qui rentrait d’Agen. Son voyage, accompli dans une automobile réquisitionnée pour je ne sais quel service, a été des plus difficiles. Partout des gardes et des postes arrêtaient la voiture et faisaient des difficultés pour laisser passer la bonne dame dont le nom n’était pas mentionné dans l’ordre de réquisition. A Agen, nous dit-elle, l’affolement est complet. Paul Pous (ou Pons) , le célèbre lutteur à la ceinture d’or, est arrêté parce qu’il cachait cinq soldats prussiens chez lui, dans son chalet de l’Ermitage , pour bombarder Agen !!! On a saccagé les magasins de la Ruche méridionale, se figurant que c’était une œuvre allemande, etc., etc.
Et, tout à l’heure, sur la place des Récollets, toujours pleine de chevaux qu’on présente pour les réquisitions, le père de Nougayrède m’a conté que, hier soir, à St Nicolas de Lagrave, toute la population délirait sur le bruit, venu on ne sait d’où, d’une grande victoire dans laquelle nous aurions tué cinquante mille ennemis, fait autant de prisonniers et que, enfin, l’Alsasse entière serait à nous. -Cet état de l’esprit public inquiète à bon droit, tous ceux qui n’ont pas encore perdu la tête. D’ailleurs il est entretenu par le formidable réseau de restrictions qui empiètent si ridiculement sur notre liberté. On ne peut plus sortir de la ville sans un laissez-passer -un pas - du maire ; on ne peut plus envoyer un télégramme sans que le texte n’en soit visé par le maire. Toujours et partout cet encombrant fonctionnaire municipal ! Aussi vais-je lui demander, comme les autres, un pas pour aller demain à Agen. Tous ces jours-ci, je lis le Manuel d’Archéologie préhistorique, celtique et gauloise de Deschelette, et, à chaque chapitre, mon admiration augmente pour cette admirable œuvre de synthèse archéologique. Je ne sais pas s’il est un livre qui fasse plus d’honneur à la science française. Puis, pour tuer le temps, je m’amuse à extraire de ce Manuel quelques uns des motifs les plus caractéristiques de l’art celtique, tels que me les présentent le casque de (Berru), les vases ( ???) de la Marne, etc.

Archives départementales du Tarn-et-Garonne, MS 117/1.