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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

Le maître ethnographe : vie et œuvre d’Arthur Maurice « A.M. » Hocart

Charles D. Laughlin

Carlton University

2018
To cite this article

Laughlin, Charles D., 2018. « Le maître ethnographe : vie et œuvre d’Arthur Maurice “ A.M. ” Hocart », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article1277.html

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Arthur Maurice Hocart (1883-1939) est un anthropologue britannique contemporain d’Alfred Radcliffe-Brown (1881-1955) et de Bronislaw Malinowski (1884–1942) [1] . Il est aussi l’un des ethnographes les plus expérimentés et les plus méticuleux de l’histoire de l’anthropologie. Il a passé la plus grande partie de sa vie hors du Royaume-Uni, et notamment au Sri Lanka et en Égypte. Il a fait du terrain pendant six ans dans différentes îles du Pacifique Sud. En dépit de la richesse de son ethnographie intensive, de la sophistication savante et de la sagacité de ses écrits, ces derniers restent dans l’ombre de ceux de ses célèbres pairs. Thomas O. Beidelman (1972) se réfère à Hocart comme à un « maître négligé », tandis que pour Meyer Fortes (1967) on méconnaît le « pionnier » qu’il fut ». En effet, n’étaient les efforts de Lord Raglan [2] (1885-1964) et de Rodney Needham (1923-2006), la plupart de ses écrits continueraient d’accumuler la poussière dans des revues obscures ou demeureraient inédits (Needham 1970 : xxi).

Les anthropologues gagneraient à mieux connaître les travaux d’A. M. Hocart pour de multiples raisons, parmi lesquelles ressort le fait qu’il a contribué de façon très perspicace à la compréhension des interactions entre, d’un côté, la psychologie individuelle et collective et, de l’autre, la culture et l’organisation sociale. L’objectif du présent essai est d’attirer l’attention des anthropologues d’aujourd’hui, en particulier les anthropologues psychologiques, sur l’importance des recherches menées par Hocart, sur la nature provocatrice de sa pensée, qu’il eût fallu prendre davantage au sérieux dès le début (Evans-Pritchard 1981).

Formation et références de Hocart

Hocart naît le 26 avril 1883 à Etterbeck, en Belgique. Il va à l’école à Bruxelles, puis à Elizabeth College, prestigieux et très ancien lycée de garçons à Guernesey, dans les îles Anglo-Normandes (Needham 1967a, 1970 : xvii ; Gaillard 2004 : 47-48). Il reçoit une éducation classique et parle plusieurs langues européennes, dont le français et l’allemand. Entre 1902 et 1906, sa formation se poursuit au sein de l’Exeter College, à Oxford, où il étudie l’histoire, le grec et le latin. Son appétence linguistique se manifestera davantage encore dans le Pacifique Sud, où il apprendra des langues rares comme le fidjien et quelques idiomes des îles Salomon. Plus tard, il y ajoutera le sanskrit, le pali, le tamoul et le cingalais. Il ne s’adresse en effet aux autochtones, lorsqu’il fait du terrain, que dans leur langue vernaculaire.

Il est difficile de reconstituer en toute certitude les influences qui ont marqué l’ethnologie de Hocart dans la mesure où il n’en fait pas vraiment mention dans ses écrits. Pour autant que je sache, il ne produit aucun texte autobiographique avant de partir dans le Pacifique Sud. Sa manière d’indiquer les sources qu’il a consultées ou dont il s’inspire indirectement est assez erratique, ce qui rend les choses encore plus compliquées. Pour quelque raison étrange, une possible xénophobie (Needham 1970 : lxxxviii-lxxxix), Hocart évince sans ménagement ses contemporains français, en particulier Émile Durkheim et Marcel Mauss. En revanche, et non sans lien avec sa formation, il noue d’importantes relations avec des savants qui rapprochent l’anthropologie et la psychologie, tels que le neurologiste, psychiatre et ethnologue William. H. R. Rivers, le pathologiste et ethnographe Charles G. Seligman, le médecin, psychologue et ethnologue William McDougall, et le psychologue F. C. Bartlett (voir Kuklick 1991 : 138). Des archives permettent d’attester certaines de ces influences, alors que d’autres demeurent hypothétiques et sans doute circonstancielles [3]. Il est clair que l’ethnologie de Hocart est fondée sur sa compréhension de l’esprit humain, un sujet qu’il étudie en même temps que la philosophie, aux environs de 1906-1908, notamment à l’université de Berlin (voir Evans-Pritchard 1939, 1970 ; Needham 1970), où il fait des recherches sur la perception auditive aux côtés du spécialiste britannique de psychologie expérimentale et sociale William McDougall (1871-1938 ; voir Hocart & McDougall 1908).

McDougall étudie la médecine avec le célèbre W. H. R. Rivers (1864-1922), dont il devient un ami très proche. Tous deux accompagnent Alfred Cort Haddon lors de sa deuxième expédition au détroit de Torres, en 1898. Hocart prend part quant à lui, avec son collègue Gerald C. Wheeler (1872-1943), à l’expédition Percy Sladen Trust aux îles Salomon en 1908 à laquelle participe également Rivers, dont il devient lui aussi l’ami (Hocart 1922 ; Stocking 1983 : 83, 1992 : 29-30, 1995 : 118 ; Hviding and Berg 2014 : 10-12). On ne sait pas si c’est Rivers qui présente Hocart à McDougall pendant ses années berlinoises, mais c’est bien lui qui dirige ses recherches ultérieures sur la perception. On ne sait pas non plus au juste pourquoi McDougall se trouve alors à Berlin. Il n’en reste pas moins le premier psychologue à formuler la théorie du comportement humain instinctif. Il argue que les êtres humains sont conduits par un ensemble limité d’instincts, idée qu’on peut retrouver aussi bien dans la psychologie de Rivers que dans la notion-clé de « quête vitale » mise en avant par Hocart.

À l’époque où Hocart fréquente l’université de Berlin, la psychologie est une ramification de la philosophie, notamment sous l’emprise et la supervision de Carl Stumpf (1848-1936), qui est pourtant loin d’être le seul fondateur de la psychologie germanique (Ash 1998 : Chap. 2). Stumpf est un adepte de la philosophie de la conscience de Franz Brentano (1838-1917) et il exerce à son tour une influence directe et considérable sur la phénoménologie aussi bien de Wilhelm Dilthey (1833-1911) que d’Edmund Husserl (1859-1938), tout comme sur les fondateurs de la psychologie de la Gestalt, Kurt Koffka (1886-1941), Wolfgang Köhler (1887-1967), et Max Wertheimer (1880-1943). Koffka et Köhler se trouvent à Berlin en même temps que Hocart et ils travaillent avec Stumpf. Köhler, à l’exemple de Hocart, étudie alors la physique de la perception sonore. Indubitablement, c’est aussi à Berlin que Hocart découvre les différents courants de l’ethnologie allemande représentés par Adolf Bastian (1826-1905) et Friedrich Ratzel (1844-1904), comme c’est le cas également pour Franz Boas (1858-1942), qui travaille à un moment donné avec Bastian (Throop & Laughlin 2007). Il n’est donc pas surprenant qu’en raison de ces influences, Hocart finisse par être plus proche de l’anthropologie culturelle nord-américaine que de ses contemporains fonctionnalistes (Stocking 1995 : 228 ; Laughlin 2014a, 2014b).

Après avoir quitté Berlin en 1908, Hocart entreprend de longs voyages et fait du travail de terrain dans le Pacifique, d’abord sous la houlette de Rivers, notamment aux îles Salomon, Fidji et dans d’autres sociétés du Pacifique Sud (voir Stocking 1995 : 220-228). Linguiste remarquable, Hocart parvient en général très vite à interroger les autochtones dans leur langue au sein de chaque nouvelle communauté qu’il découvre. Le professeur Alan Howard, qui a lui aussi fait du terrain chez des peuples polynésiens de l’île de Rotuma de la République des Fidji, m’a dit un jour, sur le ton de la confidence : « Hocart a passé trois mois à Rotuma, où je mène des enquêtes depuis 1959. Pendant ce temps-là, il a pris des notes sur une immensité de sujets et qui font près de 800 pages. Il a commencé par le faire en anglais, avec des mots en rotuma indiqués de- ci de-là au fur et à mesure qu’il les apprenait, mais au bout de quelques semaines ses carnets étaient presque entièrement écrits en rotuma, qui n’est pas une langue facile du point de vue phonétique. Malheureusement, il a très peu publié sur Rotuma, mais ses notes de terrain m’ont été extraordinairement utiles pour mes propres recherches. J’éprouve pour Hocart, l’ethnographe, un indicible respect » (communication personnelle, septembre 2012).

Hocart rentre en Angleterre en 1914, puis il part en France, où il intègre le service des renseignements de l’Armée (1915-1919). Il finit sa carrière militaire avec le grade de capitaine. Après la Grande Guerre, il occupe différents postes dans les colonies, y compris celui de responsable de la mission archéologique à Ceylan (actuel Sri Lanka), entre 1920 et 1925. Il y dirige de nombreuses expéditions et fouilles archéologiques. Il retourne en Angleterre pour se remettre d’une grave maladie, mais échoue à maintes reprises dans ses tentatives pour obtenir un poste d’enseignant à l’université de Cambridge. Aussi repart-il à Ceylan, où ses problèmes de santé l’assaillent à nouveau et le conduisent à renoncer à son poste en 1929. En 1934, il s’installe au Caire où il a obtenu un poste de professeur de sociologie à l’université (c’est le seul poste d’enseignement qu’il occupera dans sa vie). Mais la maladie finit par l’emporter et il décède au Caire en mars 1939 (voir les nécrologies par Evans-Pritchard 1939 ; Paranavitana 1939 ; Marett 1939).

Pendant la dernière décennie de sa vie, Hocart signe des travaux qui sont parmi les plus intéressants et les plus suggestifs de toute l’histoire de l’ethnologie et de l’anthropologie sociale, au nombre desquels Kingship (1927), The Progress of Man (1933), Kings and Councillors (1970[1936]), Caste (1950) et Social Origins (1954), dont quelques-uns seront publiés à titre posthume (voir Needham 1967b pour une bibliographie complète). Ses essais ont fait l’objet de plusieurs recueils, notamment The Life-Giving Myth and Other Essays (1952) et Imagination and Proof: Selected Essays of A.M. Hocart (1987). Malgré son impact limité dans les milieux universitaires britanniques (Stocking 1992 : 31), car n’ayant pas de disciples au sens strict du terme, il exerce une influence intellectuelle considérable sur certains anthropologues des deux côtés de la Manche, ce qui est visible en particulier dans les travaux de Louis Dumont (1911-1998 ; voir Dumont 1968, 1981), de Claude Lévi-Strauss (1908-2009 ; voir Lévi-Strauss 1967), de Lord Raglan (1885-1964 ; voir Raglan 1936 : 171-174 passim), de Meyer Fortes (1906-1983; voir Fortes 1967), d’Edmund Leach (1910-1989, voir Leach 1971), et, bien évidemment, sur ceux de Rodney Needham (1923-2006 ; voir Needham 1962, 1974).

Réferences citées

Ash, Mitchell
G., 1998. Gestalt Psychology in German Culture 1890-1967: Holism and the Quest for Objectivity, Cambridge: Cambridge University.

Beidelman, Thomas O., 1972. “Neglected Master: A. M. Hocart”, The Journal of Interdisciplinary History 2(3): 311-316.

Dumont, Louis, 1968. “A. M. Hocart on Caste – Religion and Power”, Contributions to Indian Sociology, 2(1): 45-62.

– 1981. Homo Hierarchicus. The Caste System and Its Implications, Chicago: University of Chicago Press.

Evans-Pritchard, E.E.. 1939. “Arthur Maurice Hocart: 1884-March 1939”, Man 39(August):131.

– 1970. Foreword. In Kings and Councillors: An Essay in the Comparative Anatomy of Human Society, A.M. Hocart, ed. (with an Introduction by Rodney Needham). Pp. ix-xi. Chicago: University of Chicago Press.

– 1981. A History of Anthropological Thought, New York: Basic Books.

Fortes, Meyer. 1967. Of Installation Ceremonies. Proceedings of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 1967(1): 5-20.

Gaillard, Gérald. 2004. The Routledge Dictionary of Anthropologists, London: Routledge.

Hocart, A.M.. 1922. “The Cult of the Dead in Eddystone of the Solomons”, The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 52(2): 71-112, 259-305.

– 1927. Kingship, Oxford: Oxford University Press.

– 1933, The Progress of Man: A Short Survey of His Evolution, His Customs and His Works, London: Methuen.

– 1950. Caste: A Comparative Study,. New York: Russell and Russell.

– 1952. The Life-Giving Myth and Other Essays, Rodney Needham, ed. London: Methuen.

– 1954. Social Origins (completed posthumously by Lord Raglan), London: Watts & Co.

– 1970 [1936]. Kings and Councillors: An Essay in the Comparative Anatomy of Human Society (Rodney Needham, ed.), Chicago: University of Chicago Press.

– 1987. Imagination and Proof: Selected Essays of A.M. Hocart (Rodney Needham, ed.), Tucson, AZ: University of Arizona Press.

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Hviding, Edvard, and Cato Berg, eds. 2014. The Ethnographic Experiment: A. M. Hocart and W. H. R. Rivers in Island Melanesia, 1908, Vol. 1. New York: Berghahn Books.

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– 1967a. “Preface and Biographical Introduction”. In A Bibliography of A.M. Hocart (1883-1939), Rodney Needham, ed. Pp. 13-16. Oxford: Blackwell.

– 1967b. A Bibliography of A.M. Hocart (1883-1939). Oxford: Blackwell.

– 1970. “Editor’s Introduction”, In Kings and Councillors: An Essay in the Comparative Anatomy of Human Society. A.M. Hocart, p. xiii-xcix. Chicago: University of Chicago Press.

– 1974. Remarks and Inventions: Skeptical Essays about Kinship, London: Tavistock.

Paranavitana, S. 1939. “A. M. Hocart”, Journal of the Ceylon Branch of the Royal Asiatic Society, 34(3):264-268.

Raglan, Lord. 1936. The Hero: A Study in Tradition, Myth and Drama, London: Metheun.

Stocking, George W., Jr.. 1983. Observers Observed: Essays on Ethnographic Fieldwork, Madison, WI: University of Wisconsin Press.

– 1992. The Ethnographer’s Magic and Other Essays in the History of Anthropology, Madison, WI: University of Wisconsin Press.

– 1995. After Tylor: British Social Anthropology 1888-1951, Madison, WI: University of Wisconsin Press.

Throop, C. Jason, and Charles D. Laughlin. 2007. “Anthropology of Consciousness”, In Cambridge Handbook of Consciousness, P. D. Zelazo, M. Moscovitch, and E. Thompson, eds., p. 631-669. New York: Cambridge University Press.




[1Traduit de l’Anglais par Frederico Delgado Rosa, révisé par Annick Arnaud.

[2Fitzroy Somerset, 4e baron Raglan, est lui-même un anthropologue de renom.

[3Voir Charles D. Laughlin , « The Influences Upon Hocart’s Thinking and His Influences on Others » in Bérose, Dossier documentaire A. M. Hocart, « Notes et instruments de recherche »