La figure de Wilhelm Mannhardt (1831-1880) est indéniablement pathétique [1]. Souffrant depuis l’enfance d’une maladie qui déformait sa colonne vertébrale, au point de le rapetisser à la taille d’un nain, et imposait une lenteur dans tous ses mouvements, il s’est montré un infatigable penseur. Les troubles respiratoires et autres complications nerveuses liés à son infirmité précipitèrent son décès prématuré à l’âge de quarante-neuf ans. Aujourd’hui encore, il est relativement ignoré, peut-être en raison de l’ampleur de son érudition et des tournures allemandes parfois alambiquées, voire hermétiques, de ses écrits. Ces derniers n’ont malheureusement jamais été traduits. Si on évoque Mannhardt dans l’historiographie de l’anthropologie occidentale (notamment anglo-saxonne), c’est en général pour signaler simplement qu’il fut une source d’inspiration – ô combien capitale pourtant – pour le célèbre Rameau d’or [2] de Sir James George Frazer (1854-1941). Dans les pays germanophones et scandinaves, la situation est différente : on peut dire que Mannhardt n’y a pas été oublié, et même que son legs est en train d’être revisité [3]. Tout est question de perspective et de langue…
L’influence de l’œuvre de Mannhardt sur la pensée de Frazer, en particulier sur sa vision du monde rural européen, fut sans aucun doute considérable. C’est surtout à travers les deux volumes de Wald- und Feldkulte (Cultes de la forêt et des champs), publiés entre 1875 et 1877, que Frazer reprend à son compte des parties essentielles de la reconstitution de l’Europe primitive à laquelle Mannhardt avait procédé à partir du folklore [4]. Les paroles de l’anthropologue écossais au sujet de son prédécesseur résonnent comme un hommage sincère : si Mannhardt avait « pleinement reconnu la vérité de principes » que Frazer ne développait, disait-il modestement, que « de manière imparfaite », seuls ses problèmes de santé l’avaient empêché de « compléter le schéma global, très ample, qu’il avait projeté d’établir [5] ». Comme si une telle mission retombait finalement sur le second, institué non seulement en héritier, mais en réparateur de l’injustice qu’avait été la « froide réception [6] » réservée aux travaux de Mannhardt de son vivant.
Il ne faut pourtant pas réduire l’originalité ni l’importance historique de Mannhardt à l’empreinte qu’il a exercée sur Frazer, car son parcours – marqué à un moment donné par une conversion évolutionniste venant contrecarrer son adhésion de jeunesse à l’école des frères Grimm – est complexe, presque labyrinthique. C’est notamment à Mannhardt, spécialiste du culte des arbres et des céréales dans l’Europe préchrétienne, que les études religieuses doivent d’être descendues, au XIXe siècle, du ciel sur la terre.
« Le côté joyeux et brillant du vieux temps »
Johann Wilhelm Emanuel Mannhardt, né le 26 mars 1831 à Friedrichstadt, dans le turbulent duché du Schleswig [7], est le fils aîné de Jakob Mannhardt, pasteur mennonite, et d’Adriana Margaretha (Thomsen) Mannhardt. Quand il est âgé de cinq ans, toute la famille part vivre à Dantzig/Gdańsk – sous domination de la Prusse depuis le partage de la Pologne –, pour que le père y dirige sa congrégation. Il baptisera son propre fils à l’âge de quinze ans et celui-ci restera toujours fidèle à cette affiliation protestante marquée précisément par le rejet du baptême des bébés. Les mennonites avaient une posture farouchement pacifiste, qui sera par ailleurs décelable et dans les écrits du mythologue et folkloriste [8] et dans sa défense politique de l’objection de conscience.
Wilhelm Mannhardt a lui-même laissé un portrait on ne peut plus émouvant de son enfance et de sa jeunesse, ponctuées par les contes de nourrice ou autres traditions populaires que lui racontaient sa mère et son arrière-grand-mère, puis très vite par une littérature qui offrait une consolation spirituelle aux limites imposées à son existence physique :
« Le penchant pour les thèmes mythologiques s’est très tôt enraciné chez moi. Quand j’étais petit garçon, je passais beaucoup de temps allongé sur un lit orthopédique, ce qui n’allait qu’empirer l’étendue de ma maladie, destinée à devenir le plus grand obstacle de ma vie ; mais pendant ce repos forcé, je remplissais mon âme avec l’univers merveilleux et grandiose des dieux et héros grecs, à partir de la magistrale version de Becker [9]. Et de telles figures se métamorphosaient en moi grâce à mon imagination fertile. Privé, en plus, d’une perception nette des choses autour de moi en raison d’une forme rare de myopie qui m’affectait depuis tout jeune, je m’enfermais dans le monde intérieur de la fantaisie, dont je revêtais les créations d’attributs divers et que je mettais en relation les unes avec les autres. C’est aussi précocement, lors d’une interruption scolaire imposée par mon état de santé, que j’ai pris contact à la fois avec Milton [10], avec Ossian [11], avec toute une mythologie nordique. Cela a duré de longs mois aux accents estivaux, passés entre le vert de la forêt et le brouhaha du bord de mer [12]. »
Jusqu’à l’âge de onze ans, il suit des cours particuliers à la maison mais, à partir de 1842, il fréquente le Gymnasium (lycée) de Dantzig/Gdańsk. Et c’est la confrontation avec un condisciple danois, lequel évoquait sans cesse les dieux nordiques pour prouver le mérite de son propre peuple (au moment même où le Danemark et la Prusse étaient au bord de la guerre [13]), qui pousse Mannhardt à se procurer un exemplaire de Deutsche Mythologie (La mythologie allemande) de Jacob Grimm (1785-1863), dont la première édition, rappelons-le, date de 1835. Dans son récit de ce moment décisif, référence est faite à un arbre : « C’étaient les vacances d’été. Le pommier d’août, bien au centre de notre jardin, jetait ses fruits mûrs sur mes genoux. C’est ainsi que, lycéen, je lus d’un bout à l’autre ce lourd chef-d’œuvre – et le sens de ma vie fut tracé [14]. »
Imaginons le jeune Mannhardt lisant les premières lignes de l’ouvrage, qui décrivent d’abord l’Europe comme le sol historique où le christianisme prit ses vraies racines grâce à l’empire romain et, par la suite, grâce à l’emprise spirituelle de Rome sur les barbares qui l’avaient vaincue – ou encore, bien entendu, de Byzance. Mais si Grimm ne manque pas d’évoquer la complexité et les décalages chronologiques du processus de conversion des différents peuples européens, entre l’Antiquité tardive et le bas Moyen Âge, c’est pour attirer l’attention sur le revers de la médaille, c’est-à-dire sur l’histoire négligée des paganismes européens autres que grec et romain. Certes, il existait davantage de documents issus des derniers refuges nordiques, comme les sagas des Scandinaves, car ces derniers avaient été tardivement contraints d’embrasser (XIe-XIIIe siècle) la nouvelle religion, mais l’Allemagne était loin d’être un cas désespéré d’inaccessibilité à son panthéon préchrétien. Et Mannhardt trouvait là de quoi rétorquer à son camarade de lycée danois : « L’Allemagne occupe une position moyenne, qui lui est particulière et non pas défavorable [15]. » Contrairement à la Gaule, l’abandon des anciens dieux y avait été plus graduel, du IVe au XIe siècle, laissant derrière lui des vestiges ancestraux, subsistant dans la langue allemande elle-même, dans les traditions orales et les usages. Cet ensemble de traces devait être dûment analysé et rapproché tout d’abord de la littérature romaine sur les Germains, en particulier le récit de Tacite [16], afin de restituer l’éclat des ancêtres, lointain, altéré, perdu, mais en quelque sorte présent, en tout cas récupérable. Sans pouvoir évidemment négliger la mythologie scandinave, ni les autres mythologies d’origine « aryenne » et donc apparentées à la mythologie germanique à strictement parler [17], c’est la spécificité de celle-ci que cherche Grimm. Conscient de l’aspect fragmentaire et décadent de ces restes, au terme de siècles de persécution ou d’appropriation par le christianisme, Grimm lance un appel qui fait vibrer les cordes sensibles de Mannhardt :
« Mon objectif consiste à fidèlement et simplement collecter ce qui subsiste du paganisme en dépit des distorsions introduites d’abord par les nations elles-mêmes et ensuite par le mépris et l’aversion des chrétiens ; et à recruter des collaborateurs pour patiemment consolider notre réserve de données, sans quoi on ne pourra pas atteindre une vue d’ensemble de l’essence et de la valeur de notre mythologie [18]. »
Dans l’immédiat, Mannhardt décide d’acquérir une formation universitaire qui lui permette de répondre à un tel défi. Il a vingt ans quand il part à Berlin, pour fréquenter une université marquée depuis le début des années 1840 par les idées et par la présence des frères Grimm. Dans ses mémoires, il fait référence à la « manière de penser décidément nationale » qu’il avait à cette période de transition décisive, en dépit de la rigide ambiance prussienne de Gdańsk. C’est dire si le message de Deutsche Mythologie s’ajustait à sa propre conscience de l’unité historico-culturelle des populations de langue allemande, laquelle parlait plus fort que leurs divisions politiques : « C’est ainsi qu’en 1851, je franchis le seuil de l’université avec le désir de pénétrer l’essence de notre peuple à travers l’étude de ses antiquités, d’approfondir mes connaissances à ce sujet, surtout de continuer les recherches mythologiques de Grimm [19]. » Il entre en relation avec Jacob Grimm en personne, son professeur, et avec d’autres représentants du vaste mouvement intellectuel reliant l’antiquité barbare à la mythologie classique et orientale et aux traditions de la paysannerie contemporaine à travers une vision romantique du monde germanique.
À l’université de Berlin comme à celle de Tübingen, ville universitaire qui l’accueille deux ans plus tard et où il obtient son diplôme en 1854, Wilhelm Mannhardt se voit entouré d’une véritable élite intellectuelle, qui dépasse le cercle de ses propres professeurs. Que ce soient des philologues, des mythologues, des sanskritistes, des folkloristes, des médiévistes, des hellénistes ou autres, il s’agit de figures bien évidemment diverses, dont le degré d’allégeance vis-à-vis du paradigme dominant est variable, mais qui trahissent d’une façon ou d’une autre l’esprit et l’écrasante érudition de l’époque : Adalbert Kuhn (1812-1881), Wilhelm Schwartz (1821-1899), et Karl Müllenhoff (1818-1884) sont ses principaux maîtres, le troisième étant son protecteur, mais d’autres noms peuvent être évoqués, tels que Franz Bopp (1791-1867), Albrecht Weber (1825-1901), Heymann Steinthal (1823-1899), Johann Ludwig Uhland (1787-1862), Karl Simrock (1802-1876), Friedrich Panzer (1794-1854), Felix Liebrecht (1812-1890), Rudolph Moriz Haupt (1808-1874), Johann Wilhelm Wolf (1817-1855)...
Lorsque ce dernier, collecteur de contes et de légendes, fonde en 1853 la Zeitschrift für deutsche Mythologie und Sittenkunde (Revue de mythologie et de folklore allemands), Wilhelm Mannhardt, encore étudiant, devient son collaborateur privilégié. Les frères Grimm y publient eux-mêmes des travaux. Après la mort soudaine du fondateur à l’âge de trente-huit ans, Mannhardt lui succède à la direction de la revue. Si elle cesse de paraître quatre ans plus tard, c’est pour des raisons d’ordre matériel, alors que ses quatre volumes, de plus de 400 pages chacun, demeurent une référence capitale pour cette période.
Sans compter les articles qu’il y publie lui-même, son premier travail d’envergure est Germanische Mythen, Forschungen (Mythes germaniques. Études), paru en 1858 et dérivé de sa thèse de doctorat, soutenue l’année précédente, cette-fois ci à Berlin. Dédicacé aux frères Grimm, cet ouvrage explorait plus exactement le filon indo-germanique du projet mythologique, très redevable à son maître Adalbert Kuhn [20]. Il y rapproche des divinités germaniques et védiques, surtout Thor et Indra. La mise en relief de leur nature céleste avait néanmoins des implications théoriques – toujours sous l’influence de l’école de Grimm – qui s’avèrent importantes pour comprendre l’originalité ultérieure de Mannhardt, lorsqu’il changera de paradigme au tournant des années 1870. C’est dans Götterwelt der deutschen und nordischen Völker (Le Monde des dieux des peuples germaniques et scandinaves), publié en 1860, qu’il rend ces implications plus explicites.
De quoi s’agit-il ? Il s’agit de caractériser la pensée mythique comme étant une forme d’expression « inconsciente et non pas intentionnelle » (« absichtslos und unbewußt » [21]) qui attribue aux phénomènes naturels, notamment célestes, une volition d’inspiration humaine, en raison de l’émerveillement que suscite leur majesté ou leur puissance. Au début, néanmoins, les images employées pour décrire leurs apparitions n’étaient pas forcément anthropomorphiques ; elles pouvaient être empruntées à des objets ou à des êtres terrestres familiers aux hommes, afin de rendre compte, par analogie, de ce qu’on voyait dans les cieux. En voici des exemples :
« Pour quoi d’autre pourrait-on prendre l’éclair sinon pour un serpent céleste ? Ou dans une autre occasion, quand l’éclair tire son rayon tout droit sur la terre, l’œil de l’homme primitif y voit une lance dorée qui se répand à travers le ciel. Le soleil lui donne l’impression d’un bain lumineux ou d’un oiseau qui brille ; le nuage rempli de pluie qui se déplace lentement dans le ciel ou qui y reste immobile avec ses formes changeables lui paraît tantôt une vache allaitante tantôt le pelage épais d’un animal ou d’un tissu [22]. »
L’impossibilité primitive d’exprimer l’abstraction du divin, sous-jacente à la vénération des éléments de la nature, avait poussé les « Aryens » à élaborer des récits à la fois mythiques et poétiques sur les entités en question. Ces ancêtres lointains, naïfs mais imbus de religiosité, pouvaient être amenés par leurs propres métaphores terrestres à imaginer des dieux zoomorphiques [23] . Gardons à l’esprit, néanmoins, qu’il n’était pas question, pour Mannhardt, d’un culte tourné vers la terre, vers les animaux à proprement parler, ou les plantes, car au départ on ne faisait appel à ces êtres que pour symboliser les épiphanies célestes, comme le soleil, l’éclair, le nuage, les rafales, etc. Un processus d’« anthropomorphose » s’ensuivit de toute façon, par le biais duquel on humanisa définitivement les traits et les exploits de ces entités supérieures à l’origine de tels phénomènes. Il témoignait d’une mentalité mythopoétique en partie plus raffinée, mais susceptible d’engendrer des récits rocambolesques, voire dégénérés, en tout cas plus éloignés de la source originelle d’inspiration du sens du divin, c’est-à-dire la nature elle-même.
Si les dieux au visage humain étaient à leur tour grandioses et majestueux, grâce à l’imagination de leur pouvoir incomparable à celui des hommes et à leur immortalité [24], il faut aussi dire, avec Mannhardt, que des traces de leurs portraits antérieurs pouvaient subsister, puisqu’ils se métamorphosaient ou gardaient des attaches particulières aux êtres terrestres anciennement évoqués pour exprimer leur aspect visible dans le ciel. D’une façon ou d’une autre, les animaux, ou encore les plantes, étaient essentiellement, pour le mythologue grimmien, une ressource symbolique, plutôt que littérale. La forme animale servait de « portrait naturel », de « symbole des dieux » ; et si l’on vénérait parfois les vrais animaux, c’était en tant que « Abbilder », comme reflet d’êtres plus élevés, spirituels ou divins, ou encore comme leur « apotypome », du grec Ἀποτυπόομαι, qui étymologiquement veut dire « façonner selon un modèle » [25] .
Sans approfondir ici le dossier à part entière qu’est celui de l’influence exercée par Johann Gottfried von Herder (1744-1803) sur les frères Grimm et, directement ou indirectement, sur toute l’école de mythologie comparée, c’est sa notion célèbre de Volksgeist, l’esprit du peuple – ou « le génie des peuples » dans la traduction française du XIXe siècle – qui compte ici. L’esprit ou le génie de chacun des peuples de la vaste famille « aryenne » [26], c’est-à-dire leur « Volksgeist [27] » respectif, s’est chargé de compléter et d’élaborer selon ses particularités les personnifications dont les phénomènes célestes étaient l’objet. Et la mythologie germanique était aussi noble, voire moins dégénérée, que la mythologie gréco-romaine ; elle correspondait encore à un âge d’or où les dieux au visage humain trahissaient la marque grandiose du divin qui, à travers le soleil, les étoiles, le tonnerre, l’éclair, etc., les avaient engendrés. Faisant des autres dieux préchrétiens des émanations du majestueux Wuotan/Wodan [28], Jacob Grimm n’avait-il pas lui-même suggéré que « notre mythologie [29] » était, au moins parmi les barbares de l’antiquité, la plus proche du principe monothéiste implicite dans le culte des forces naturelles ? Gardons pour plus tard cette dimension symbolique et inconsciente, inséparable de la comparaison que faisait Grimm entre les phénomènes mythologiques et linguistiques. Elle refera surface, de façon subtile et transformée, dans une autre période intellectuelle de la carrière de Mannhardt, quand « le côté joyeux et brillant du vieux temps [30] » cédera la place à une vision beaucoup plus sombre, en tout cas moins lyrique, de la religion primitive. Même dans cette autre phase de sa carrière, il continuera de reconnaître l’importance du legs de son maître :
« On doit à Jacob Grimm le grand progrès d’aborder la mythologie non plus comme le résultat d’une spéculation consciente, mais comme une création inconsciente du Volksgeist générateur de poésie de la même façon que le fait la langue. En cela il lança les bases de la compréhension scientifique de la mythologie non seulement germanique, mais aussi grecque, romaine et de toutes les autres [31]. »
« Région après région, lieu après lieu » : entre nationalisme et fraternité européenne
Mannhardt doit quitter Berlin à cause de soucis financiers et de santé. Au tournant de 1860, il donne encore quelques cours libres à l’université, notamment de mythologie allemande comparée, mais se voit forcé par la suite de retourner à Dantzig/Gdańsk où il s’installe chez ses parents, dans sa maison d’enfance. La Stadtbibliothek de cette ville lui accorde un poste de bibliothécaire dès 1863. C’est à partir de cette nouvelle base qu’il concrétise, au moins partiellement, un vieux projet qui ne peut qu’être qualifié d’ethnographique, et ce dans un esprit de sauvetage. Ses premiers appels à l’enregistrement des coutumes et des traditions orales populaires en voie de disparition datent du temps où il s’occupait de la Zeitschrift für deutsche Mythologie und Sittenkunde et font écho à ceux des frères Grimm, qui remontaient aux années 1810. On sait que de nombreux collecteurs romantiques se consacraient à cette tâche dans différentes régions, germanophones ou non. Mais Mannhardt veut cette fois centraliser dans sa personne un projet plus systématique, voué à « la création d’une banque de données sur la tradition populaire [32] », notamment germanique, tout en élargissant l’enquête au moins aux territoires voisins. Elle devait aboutir, selon sa formule, à une Monumenta mythica Germaniae.
Avec l’aide de Karl Müllenhoff, il cherche et obtient le soutien financier de l’Académie des sciences de Berlin. Son protecteur aurait souhaité un dossier de candidature « plus sobre », le projet de Mannhardt lui paraissant trop vaste, pour ne pas dire « quelque peu vague et fantastique ». Mais il informe ce dernier qu’il l’a rendu plus solide en y rajoutant un rapport rédigé par lui-même, qui souligne plus fortement la nécessité et l’utilité d’un tel travail. « Mon seul souhait », écrit Müllenhoff dans cette lettre du 9 février 1865, « c’est que votre agitation ait le succès qu’elle mérite [33] ».
Mannhardt lui écrit une lettre de remerciement deux jours plus tard, qui en dit long sur sa personnalité et sur son état d’âme. Il a alors trente-trois ans :
« Je comprends très bien que mes paroles doivent, pour la plupart, vous paraître exaltées et idéalistes, d’autant plus que j’ai été jusqu’à présent inexpérimenté et peu rigoureux dans l’application de la loi que je tiens pour vraie. Toute ma constitution spirituelle me pousse néanmoins à lutter ardemment pour arriver à un examen des choses qui soit objectif. Par ailleurs, ce côté sombre de ma personnalité est précisément ma force, un idéalisme qui m’aide à porter avec légèreté le poids de la vie et à persévérer dans mon travail. Et c’est donc ainsi que j’espère pouvoir conduire mon agitation – comme vous l’avez vous-même appelée – à un résultat florissant [34]. »
Le meilleur indice de cette « agitation » entrepreneuse est l’élaboration d’un questionnaire ethnographique, qu’il fait traduire en français, en hollandais et en suédois. Imprimé à 150 000 exemplaires, il le fait envoyer en Allemagne et en Pologne [35] , en Autriche-Hongrie et dans ses possessions impériales, en France et en Suisse, en Belgique et aux Pays-Bas, dans les pays baltes et scandinaves, à une multitude d’agents du monde rural tels que des instituteurs, des curés de campagne, des fonctionnaires municipaux, des associations de propriétaires agricoles, mais aussi des associations savantes, c’est-à-dire à des personnes ou à des institutions susceptibles d’être à la fois repérables par les facteurs et aptes à répondre à l’appel, ou encore à diffuser à leur tour les exemplaires expédiés. Comme l’écrit l’historienne allemande, Ingeborg Weber-Kellermann :
« L’idée d’une récolte systématique des traditions populaires demeurait vivante dans la génération suivante [postérieure à celle de Jacob Grimm], mais elle n’a pu mûrir et se concrétiser que grâce aux efforts d’un homme doté de la vision, du talent organisateur, de la puissance de travail, de la persévérance et de l’esprit de sacrifice, y compris matériel, qui étaient ceux de Wilhelm Mannhardt [36]. »
Mannhardt lui-même ne manque pas de critiquer la façon dont s’organisait jusque-là la collecte. Quoique « fructueuse », elle s’en tenait souvent à des régions trop circonscrites auxquelles les collecteurs s’intéressaient à titre personnel. Autrement dit, il fallait « combler les lacunes », et « s’attacher à recueillir les traditions très concrètes présentes à travers l’ensemble du territoire (...) jusqu’aux derniers confins de leur distribution ethnographique », sans oublier de « remonter historiquement jusqu’à leur première apparition dans la littérature ». Bref, la scientificité du projet comparatiste, et notamment la méthode empirique propre aux différentes disciplines qu’il réunissait, devait être approfondie. Et cette rigueur ne serait pas atteinte tant que l’on n’aurait pas récolté les variantes de chaque tradition « Gau bei Gau, Ort bei Ort [37] », région après région, lieu après lieu.
En dépit de l’objectif indéniablement national sur lequel repose son initiative, le questionnaire de Mannhardt, intitulé « Bitte » en allemand, est dûment adapté dans sa version française ; intitulé « Demande », il s’ouvre par des mots qui accentuent la dimension universelle de la science, et annonce en particulier un projet comparatif qui, par ailleurs, ne peut que rappeler aux peuples européens leur berceau commun :
« La science est affaire de l’humanité ; bien élevée au-dessus de toutes les restrictions mesquines de la nationalité, ses résultats profitent à tous les peuples civilisés et c’est elle qui forme une confraternité désintéressée même entre ceux qui sont séparés par leur langue et leur politique. C’est dans ce sens que le soussigné ose prier les peuples de la langue française de vouloir accorder un intérêt vif et fraternel à une œuvre internationale, destinée à servir les grandes questions qui ont trouvé des représentants distingués dans les personnes de MM. Burnouf, Ad. Pictet, A. Maury, M. Bréal [38], etc. [39] »
Inutile de dire que ces noms, qui flattent l’orgueil national français, sont omis dans la version allemande, Mannhardt préférant d’évoquer ses maîtres, Jacob Grimm en tête. Il ne faut pourtant pas croire que les propos universalistes et fraternels adressés aux destinataires francophones aient été hypocrites ou manipulateurs. Dans les travaux exposant les premiers résultats de cette enquête presque paneuropéenne, Mannhardt énonce clairement sa perception de l’harmonie entre les préoccupations nationales respectives – qu’elles soient allemandes, françaises ou autres –, la dimension germanique [40] de l’enquête et, enfin, le comparatisme indo-européen en général. Certes les peuples parlant des langues germaniques pouvaient avoir le sentiment, pour des raisons historiques, culturelles, linguistiques, qu’ils participaient à une cause commune, « nationale et sacrée », et qu’ils mettraient un « point d’honneur » à soutenir. [41] . Mais une telle adhésion à ce projet devait se produire « sans être mue par des enjeux de rivalité à l’égard des autres peuples et sans le désir de les tenir à distance par une frontière étanche [42] ». Surtout, il ne fallait pas oublier que les Slaves et les Latins étaient parents des Germains. C’est pourquoi Mannhardt écrit :
« Nous devons, au contraire, tout faire pour que nos frères slaves et latins collaborent avec nous et cherchent à obtenir des informations sur la façon dont leurs traditions locales s’exercent, afin de pouvoir distinguer au cas par cas jusqu’où les coutumes et les croyances germaniques s’étendent dans des régions de langue non germanique ou, inversement, jusqu’à quel point une propriété spirituelle étrangère a pu être accueillie ou perdurer dans des territoires germanisés. Enfin, il s’agit de comprendre dans quelle mesure nous sommes liés à nos voisins par une communauté de biens primitifs indo-germaniques ou de légendes et de coutumes chrétiennes médiévales. Quoique les intérêts de la vie sociale et politique, divers et entrecroisés, puissent ici et là dresser les nations les unes contre les autres, la science au service de l’humanité demeure libre et au-dessus de tout cela ; à travers elle, les hommes de chaque peuple peuvent et doivent se donner la main fraternellement, en s’encourageant mutuellement. Ce faisant, l’active participation de nos voisins ne fera que bénéficier de façon plus sûre et plus directe, à la tradition de leur patrie respective ; le matériel issu de leur récolte ne sera pas perdu pour eux, car s’ils arrivent à le reconnaître comme leur propriété particulière, c’est en le démêlant d’abord du nôtre, en le confrontant au nôtre [43]. »
D’une façon ou d’une autre, toutes les nations européennes se trouvaient concernées par la menace d’extinction qui a pesé, au siècle du progrès, sur leurs traditions populaires respectives. Dans sa « Demande », le passage le plus visiblement destiné à motiver tous ses collaborateurs potentiels est celui où Mannhardt écrit :
« Des choses peu apparentes et méprisées sont souvent les sources principales de cette recherche. Ce sont traditions, contes, usages, croyances des paysans, dans lesquels le connaisseur découvre les restes distincts de la plus ancienne croyance de l’humanité et dont une recherche soigneuse produit les plus précieux et les plus sûrs résultats de l’histoire primitive de la race indo-européenne, de l’ancienne mythologie des Slaves, des Germains, des Celtes et de l’archéologie chrétienne. C’est le dernier moment pour recueillir ces matériaux précieux de la science, ils disparaissent de plus en plus devant la civilisation croissante et ce n’est que notre génération qui soit encore capable de sauver à notre postérité les derniers restes des mœurs de nos ancêtres, avant qu’elles disparaissent tout à fait. Cependant pour gagner un terrain solide à cette étude, il est nécessaire de poursuivre les traditions de pays en pays, presque par toute l’Europe ; il faut découvrir jusqu’à qu’elle distance chaque tradition s’est répandue, quelle en était la forme primitive, et d’où elle a tiré son origine ; en un mot il faut se procurer une abondance de faits sur les usages populaires [44]. »
Dans d’autres écrits, Mannhardt va jusqu’à parler de la « faute » dont les générations futures pourraient accuser la sienne, si elle négligeait un tel devoir :
« Puisque les vieilles traditions disparaissent de plus en plus rapidement devant le pas accéléré de la culture moderne, puisque la mort de la croyance entraîne aussi chaque jour la mort des connaissances du peuple à leur sujet, le devoir sacré de notre génération est de sauver ces choses pour la science avant qu’elles ne soient véritablement éteintes dans la vie réelle et de garder pour nos enfants et pour nos petits-enfants une bonne partie de la vie la plus profonde de leurs ancêtres [45]. »
Les trente-quatre questions de son questionnaire (35 dans la version allemande), dont la plupart se subdivisent en plusieurs, concernent les usages, en particulier les « usages symboliques » et les « opinions superstitieuses » relatifs aux semailles, à la moisson, au fauchage et au battage des céréales, aux chants ou autres traditions orales des moissonneurs, qui devaient faire l’objet d’une transcription « dans le dialecte du peuple ». Mannhardt n’hésite pas à mentionner des traditions concrètes, déjà répertoriées par Grimm ou par l’un ou l’autre de ses nombreux suiveurs, pour inciter les destinataires à en repérer de possibles variantes. En voici un bon exemple :
« Y a-t-il en particulier des mœurs anciennes, concernant la coupe des dernières tiges du champ, au moment de la dernière gerbe et au battage du dernier faisceau ? Dans beaucoup d’endroits de l’Allemagne du Nord et du Sud on donne à la dernière gerbe la forme d’une bête, ou on l’orne d’une image sur bois de tel ou tel animal. (...) Y a-t-il de tels usages aussi dans votre pays, ne fût-ce qu’en partie ? »
Il demande aussi dans quelle mesure de telles « cérémonies » se rattachent au mardi-gras, au Jeudi Saint, à Pâques, à la Pentecôte, à la Saint-Jean, à la fête de Noël. « Y a-t-il parmi le peuple une expression particulière pour les ondulations du blé, p. ex. le sanglier se promène au champ ; les loups courent par le blé, etc. ? [46] »
Dans son ouvrage de 1965, Erntebrauch in der ländlichen Arbeitswelt des 19.Jahrhunderts auf Grund der Mannhardtbefragung in Deutschland von 1865 (Coutumes de la moisson dans le monde du travail paysan au XIXe siècle à partir du questionnaire de Mannhardt en Allemagne en 1865), Ingeborg Weber-Kellermann attire l’attention sur l’aspect holiste du questionnaire, qui couvrait de manière assez intensive les pratiques, les agents et les représentations liés à la culture de la terre. C’est pourquoi elle n’hésite pas à affirmer que Mannhardt « est allé bien au-delà des méthodes de travail des nombreux représentants du courant mythologique de son temps qui se contentaient de détecter, pour leurs tentatives d’interprétation souvent nébuleuses, des fragments isolés et décousus ». Tout compte fait, rajoute-t-elle, « nous devons à raison et à bon droit considérer cette circulaire comme le premier grand questionnaire portant sur des coutumes populaires spécifiques [47] ». Bien que Mannhardt oblitère, dans son traitement ultérieur des données, « le temps, le lieu et la fonction sociale », pour partir à la recherche des paganismes préchrétiens, le fait est que les 2 500 réponses à son questionnaire (dont une centaine en provenance de la France) permettent d’accéder aux transformations socio-économiques du régime de travail agricole de l’époque. Voilà le sujet dont s’occupe Weber-Kellermann précisément un siècle après le questionnaire de Mannhardt [48].
Je fais encore appel à cette historienne pour identifier, à travers sa lecture des matériaux d’archives en question, la diversité des réponses arrivées à Gdańsk, signées soit par des hommes dont l’esprit pragmatique ne s’émouvait guère par la déperdition de certaines traditions agricoles étouffantes, soit par de lointains admirateurs de Jacob Grimm désireux d’apporter leur pierre à son édifice, soit encore par ceux, peut-être plus nombreux, qui contemplaient avec tristesse la disparition des usages d’antan. Elle cite enfin la lettre d’un pieux instituteur brandebourgeois qui n’est pas sans rappeler – quoique dans une version européenne et non pas coloniale – la proximité des projets missionnaire et ethnographique :
« Nous regardons la vie de nos villageois et nous voyons qu’elle est encore remplie de coutumes bizarres, voire superstitieuses. Cela devient particulièrement évident au moment de la moisson, quand tout un tas de choses se met en place que nous sommes incapables d’expliquer et qui doivent être perçues comme des vestiges de la vieille superstition païenne. Un instituteur chrétien se doit néanmoins de contribuer à leur éradication totale, au sein du peuple, au sein de sa communauté. Mais pour qu’il puisse les extirper, il doit lui-même les connaître très exactement, afin de pouvoir expliquer en toute clarté à ses élèves, et à leurs parents, l’absurdité de ces vieux usages populaires [49]. »
Membre correspondant de sociétés savantes étrangères [50], Mannhardt entreprend plusieurs voyages en Europe [51], ce qui lui donne parfois l’occasion de poser directement ses questions ou en tout cas de distribuer lui-même son questionnaire, dont il ne se sépare jamais. Il faut dire que, en Allemagne, son activité ethnographique prend un aspect tout à fait singulier, qui doit être mis en relation avec sa défense de l’objection de conscience et ses idées de fraternité entre les différentes nations européennes : à l’issue du conflit opposant la Prusse et le Danemark (1863-1865) et, plus tard, dans le contexte de la guerre franco-allemande de 1870, il se rend dans les camps de prisonniers de Gdańsk, de Dirschau et de Graudenz, où il interroge des prisonniers provenant de milieux ruraux danois, français et autrichiens, au sujet des traditions de leurs pays respectifs [52]. Le folkloriste et mythologue français, Henri Gaidoz (1842-1932), écrira à ce sujet : « M. Mannhardt a interrogé et fait causer les prisonniers français que le sort de la guerre avait amenés en Allemagne, hommes de toutes les provinces et de tous les métiers, et il s’est fait avec ces interrogatoires toute une collection de superstitions et traditions de France. Ainsi, il nous apprend qu’il a recueilli tel usage de tel de nos villages, mündlich von einem Kriegsgefangenem, ’de vive voix d’un prisonnier de guerre’. Il y a là pour la science française une leçon dont elle devrait tenir compte. »
Démons déchaînés
« Dépositaire d’un trésor sacré appartenant à la nation [53] », Mannhardt publie, en cette même année 1865 un ouvrage basé, en grande partie, sur des réponses à son questionnaire. Les noms de ces informateurs par correspondance y sont mentionnés, d’ailleurs à profusion, en bas de page. Il s’agit de Roggenwolf und Roggenhund. Beitrag zur germanischen Sittenkunde (Le Loup du seigle et le chien du seigle. Contribution au folklore allemand). Le titre indique à lui seul que cette étude monographique, d’une soixantaine de pages, est consacrée aux usages qui associent des animaux, et en particulier un loup ou un chien, à la moisson et notamment au fauchage des dernières tiges de seigle. Et c’est encore en disciple de Jacob Grimm que Mannhardt interprète ces occurrences, tout en utilisant les matériaux non germaniques ou scandinaves pour mieux cerner le rapport historique entre le Roggenwolf (ou sa variante, le chien) et les divinités de l’ancienne mythologie germanique au sens strict. Il va sans dire que, dans le respect des principes de la mythologie comparée, associés à une vision dégénérationniste du monde indo-européen, les versions récoltées au XIXe siècle sont perçues comme des restes altérés du vieux paganisme.
Le thème du Roggenwolf n’est pas nouveau et Mannhardt compile plusieurs travaux dont les exégèses respectives étaient, pour l’essentiel, concordantes. On y interprétait le loup des céréales comme strictement lié, à l’origine, à Wuodan. Il était son animal fidèle, il courait dans les champs de céréales comme le faisait le dieu suprême (ou parfois sa femme) lorsqu’il cherchait du fourrage pour ses chevaux. Tel était le point de vue du linguiste Friedrich Woeste (1807-1878), des folkloristes Franz von Schönwerth (1810-1886) et Rudolf Reuch (1810-1871), de l’historien local Wilhelm Gottlieb Beyer (1801-1881). Ce dernier allait jusqu’à déceler une identification plus prononcée des deux entités mythiques : « Comme on le sait, le loup était l’animal sacré de Wodan, mais nous insistons pour dire que, dans les légendes et dans les superstitions du peuple, il occupe pratiquement la place du dieu lui-même, dont on craint de prononcer le nom. La figurine du loup, c’est-à-dire la figurine de céréales qu’on appelle ’Wolf’, est par conséquent une représentation divine [54]. »
On doit préciser que, pour Jacob Grimm et la plupart de ses disciples, la nature sacrée de certains animaux, plantes ou autres objets ou espaces terriens, était subordonnée au culte des vraies divinités païennes, plutôt célestes et au visage humain, dont ils n’étaient que des serviteurs, des réceptacles plus ou moins provisoires ou, tout simplement, des symboles. Comme nous l’avons vu plus haut, à propos des premières thèses de Mannhardt, cette corrélation pouvait s’expliquer par le fait que l’animal ou la plante avait inspiré la représentation originelle de la divinité ou de ses manifestations célestes, sans qu’il soit question de zoolâtrie ni de phytolâtrie. Grimm lui-même disait : « Une fois comprise dans ces termes, la vénération d’arbres ou d’animaux n’a rien qui doive nous surprendre. Elle n’est devenue une chose grossière qu’au moment où, dans la conscience des hommes, l’être le plus élevé a disparu derrière la forme qu’il avait assumée et que celle-ci occupe toute seule la place qui était la sienne [55]. »
Concernant les arbres, ouvrons une parenthèse pour rappeler que, selon Grimm, leur majesté les disposait à être rapprochés du divin. Il allait jusqu’à parler du culte germain des forêts, mais cela pour dire que les dieux les fréquentaient. C’est justement dans le chapitre intitulé « Temples » qu’il insistait sur le fait que les temples du paganisme, où des sacrifices avaient lieu, n’étaient pas des constructions, mais des bosquets sacrés et vierges [56].
Mannhardt reste toujours ouvert à l’idée de « substitution », mais considère qu’elle est parfois poussée trop loin et, notamment, que le rapprochement entre Roggenwolf et Wuodan manque de preuve empirique. Les tenants de cette thèse seraient-ils aveuglés par une certaine obsession vis-à-vis du dieu suprême germanique ? Et il pose la question suivante, qui annonce, sans qu’il le sache encore, son renoncement ultérieur aux principes de l’école : « Quand cessera-t-on, enfin, d’abuser scandaleusement du concept de substitution introduit par J. Grimm, un concept commode mais vague, dont l’abus transforme toute la recherche mythologique en une simple arithmétique mécanisée [57] ? » Cela étant, sa lecture alternative du Roggenwolf n’est qu’une variante à l’intérieur du paradigme ; même si cette créature indiquait l’existence d’un esprit ou démon tapi dans les céréales, son culte concernait, ne fût-ce qu’inconsciemment, une autre catégorie de phénomènes. Ces traditions populaires faisaient en effet du loup la représentation zoomorphisée des rafales de vent et de la tempête, comme « le décalque terrestre d’événements mythiques, en particulier des processus naturels qui se produisaient dans le ciel nuageux, interprétés mythiquement ». Et c’est en achevant de moissonner les céréales où s’abrite le loup qu’on venait à bout de la tempête : « Si le Roggenwolf est un monstre qui révèle son essence dans l’orage, alors sa capture doit signifier le beau temps [58]. » Mannhardt, incertain de l’interprétation qu’il propose du Roggenwolf, enjoint ses lecteurs de ne pas négliger les difficultés qu’ils pourraient rencontrer à le suivre.
Cet opuscule n’est qu’un échantillon, un exemple inspiré par un univers de traditions agricoles que Mannhardt considère comme étant historiquement imbriquées les unes dans les autres et dont il révèle les contours beaucoup plus vastes en 1868, dans un ouvrage intitulé Die Korndämonen (Les démons/esprits des céréales). Le sous-titre en est toujours celui d’une contribution à l’étude du folklore germanique, tout en faisant appel au comparatisme européen déjà mentionné. Il s’agit également d’un petit livre d’une cinquantaine de pages, à la fin duquel il reproduit sa « Demande ». Mais on peut y détecter les indices d’une tension latente, d’une transformation imminente, même si celles-ci étaient déjà annoncées, à l’état embryonnaire, dans Roggenwolf und Roggenhund, voire dans les travaux précédents. En effet, Mannhardt ne veut plus se restreindre au solennel panthéon de Grimm, pour l’essentiel anthropomorphique et céleste – même si les mythologues grimmiens pouvaient reconnaître l’existence de liens historiques entre ce panthéon et d’éventuelles représentations thériomorphiques des dieux. Bien que les frontières entre Dämonen et Geister (esprits) ne soient pas toujours évidentes sous sa plume, le titre même de l’ouvrage indique son désir de déchaîner les démons, voire ses propres démons, en tout cas de faire plus de place à des entités spirituelles révélatrices d’un univers mythique parallèle, peuplé d’esprits thériomorphiques originels. Autrement dit, ces esprits concernaient directement les fauves en question (qui n’étaient plus de simples représentants, par analogie, d’autres phénomènes, notamment célestes), et ils étaient plus engagés dès le départ dans les affaires terriennes, du champ, de la maison, de la fertilité. Jacob Grimm et beaucoup de ses disciples avaient plutôt tendance à considérer ce genre de créatures comme des expressions franchement dégénérées de la glorieuse mythologie allemande. Mannhardt était prêt à admettre pour sa part qu’elles pourraient constituer une partie tout à fait cruciale de l’imaginaire primitif. Il ne s’agissait pas de rejeter les idées du maître, mais de les compléter. On peut systématiser de la façon suivante les arguments qui annoncent la transformation de la pensée de Mannhardt : les démons ou esprits des céréales étaient des entités mythiques à part entière et les concevoir sous forme animale n’était pas forcément une altération tardive, par oubli de leur sens céleste. Le paganisme germanique pourrait donc avoir des significations et des implications encore mal connues, loin des métaphores des phénomènes naturels les plus spectaculaires. Autrement dit, les êtres spirituels zoomorphiques et liés à la terre pouvaient y occuper une place plus importante que prévu, contrebalançant le poids des grandes divinités célestes, du soleil ou du tonnerre.
Un autre aspect crucial de son analyse réside dans son explication de l’absence de Korndämonen dans les sources écrites qui nous sont parvenues, notamment scandinaves, comme le célèbre Edda, les sagas ou Sögur :
« Si nos coutumes allemandes et scandinaves au sujet de la forêt et des champs cultivés ne se retrouvent pas plus souvent incrustées dans les traditions du paganisme nordique à proprement parler, cela est dû, en partie, au fait que les sources de cette mythologie qui ont survécu jusqu’à nous ne nous font connaître préférentiellement que la vision du noble guerrier, et rarement la pratique religieuse du paysan. Et aussi, en partie, au fait que ces sources sont en elles-mêmes assez restreintes [59]. »
Cela introduit deux types de supposition, premièrement sur la coexistence de couches mythiques variées selon les strates sociales, et deuxièmement sur leur décalage temporel. Après tout, ces sources-là étaient médiévales, quoiqu’elles se fissent l’écho de l’ancien passé viking. En affirmant que cet écho n’était que déformé, Mannhardt préparait sa propre révolution mentale : les sources chronologiquement plus anciennes pouvaient refléter des versions poétiques propres aux élites, tardives et donc moins fiables pour accéder à la mythologie la plus reculée que la trame de fragments décousus encore existants au XIXe siècle chez les paysans.
C’est l’idée même de Volksgeist qui en sera affectée dans la mesure où elle était très liée chez Grimm et ses partisans aux soi-disant penchants poétiques de chaque peuple, dont l’essence spirituelle traversait les époques, en dépit de ses altérations. Mannhardt n’y a pas encore renoncé, mais Die Korndämonen trahit son « agitation » proverbiale. C’est en partie grâce à son entreprise ethnographique qu’il s’apprête à renvoyer très nettement aux démons des céréales – en version allemande – toute une série de représentations et d’usages en vigueur dans les milieux ruraux germaniques au sens large, voire européens. Entre-temps, de nouvelles lectures, mais aussi des relectures, le poussent à abandonner définitivement le paradigme de la mythologie comparée et, du même coup, la dimension nationale de son projet comparatiste.
De Schwartz à Tylor : la métamorphose d’un mythologue
Parmi ses principaux maîtres, la figure de Wilhelm Schwartz mérite un détour, puisque Mannhardt lui-même reconnaîtra en lui, rétrospectivement, le pionnier d’une façon de penser alternative au sujet des traditions paysannes. Le disciple ira jusqu’à affirmer que l’ouvrage Der heutige Volksglaube und das alte Heidenthum mit Bezug auf Norddeutschland, besonders die Mark Brandenburg und Mecklenburg. Eine Skizze (La croyance populaire aujourd’hui et l’ancien paganisme, en rapport avec l’Allemagne du Nord, spécialement la principauté de Brandebourg et le Mecklenbourg. Une esquisse), publié à Berlin en 1849, réédité en 1862, était un manifeste, un « Schulprogramm [60] ». Lui-même collecteur de légendes, de contes et de coutumes, en tandem avec son beau-frère Adalbert Kuhn, Schwartz s’écartait du penchant sanskritiste de celui-ci pour insister sur la valeur plus décisive des traditions populaires européennes au détriment de la littérature védique. Elles étaient également supérieures aux sources antiques en ce qui concernait les Germains ou autres barbares. Au lieu de ne repérer chez les paysans actuels que des formes atténuées et altérées de la mythologie païenne, comme prétendait Grimm, il y trouvait les versions les plus embryonnaires. Schwartz ne manquait pas de reconnaître les mutations, et non l’immobilisme, de l’univers paysan de l’Europe. Pour l’exprimer, il employait une métaphore qui rapprochait cet univers d’une forêt, ce qui ne manquera pas d’enflammer l’imagination de Mannhardt :
« Il n’est plus question, justement, de l’imposante forêt vierge où nos parents ont mené pendant des siècles une vie assez rude, quoique saine. Ses plus beaux arbres furent ensuite déracinés dans la tempête des temps et à leur place on en planta d’autres venus de loin, qui étalèrent leurs racines et dressèrent leur ramure. »
Cependant, ajoutait-il, « le vieux bosquet des dieux est encore aux aguets dans toutes les régions allemandes, sous forme de buissons et de broussailles, et il nous parle de jours révolus, des songes et des pensées de nos aïeuls [61] ». Nul doute que la tempête de Schwartz était une allusion au présent et au passé récent, car il cherchait systématiquement à minimiser, tout en les reconnaissant, les violences exercées jadis par le christianisme sur les cultes anciens. Si Charlemagne les avait combattus par le fer et le feu mille ans auparavant, notamment en Allemagne, il fallait rappeler que le paganisme ne renonçait que depuis peu à ses derniers bastions. Et ceux-ci ne concernaient rien moins pour Schwartz que les sphères intimes de la vie et de la conscience du peuple, des choses racontées ou pratiquées sans que les églises chrétiennes ne puissent vraiment les contrôler. Certes, le paganisme devait originellement affecter en plein jour, en les enveloppant d’une aura enchantée, toutes les activités humaines. Mais on aurait tort de croire que le christianisme, par sa capacité à s’approprier les principales célébrations collectives païennes, avait tout supprimé. C’est justement pour des raisons historiques, liées au monopole chrétien de la sphère publique, qu’une partie des rites est passée dans l’ombre. On aurait donc tort de croire que les cérémonies chrétiennes épuisaient la religiosité des paysans. « Nous ne pouvons nettement saisir à quel point la croyance populaire est toujours vive qu’à partir du moment où nous nous consacrons à la récolte de ces choses-là [62]. » Certaines divinités liées aux phénomènes naturels les plus majestueux pouvaient effectivement avoir cédé leur place au dieu trinitaire ou n’avoir survécu qu’à travers des versions chrétiennes des rites qu’elles avaient inspirés. Cependant, une mythologie en apparence inférieure continuait d’affecter les actions les plus courantes ; on n’avait qu’à évoquer, par exemple, les superstitions relatives à la lune pour s’en faire une idée.
Mannhardt regrette que Schwartz, dans ses écrits ultérieurs, n’ait pas su « poursuivre avec sagesse le chemin tracé dans son programme novateur, s’embrouillant plutôt dans un monde fantastique confus et fabriqué dans une large mesure par lui-même [63] ». C’est alors Mannhardt qui finit par assumer et développer ce legs, une fois confronté, graduellement, aux limites de son école de la mythologie comparée. Considérées sous un autre angle, les données ethnographiques du monde rural vont acquérir, entre la fin des années 1860 et le début des années 1870, une nouvelle dimension.
D’autres influences contribuent à cela, provenant notamment des domaines, encore relativement récents, de la Völkerpsychologie, associée aux noms de Moritz Lazarus (1824-1903) et de Hermann Steinthal (1823-1899), et de l’anthropologie, science sœur, associée à ceux de Theodor Waitz (1821-1864) et d’Adolf Bastian (1826-1905) [64]. L’impact de ces lectures est double. Premièrement, elles invitent Mannhardt à se rendre compte de l’existence d’une pensée primitive qui, au lieu d’avoir des penchants mythopoétiques vis-à-vis des phénomènes et des objets de la nature, les investit d’attributs spirituels de façon beaucoup plus rude et littérale, sans jamais préférer le soleil ou la tempête au loup ou à l’arbre. « Adolf Bastian », écrira Mannhardt au terme de ces digressions, « a parfaitement démontré que l’homme sauvage porte peu d’attention à la différence entre le corps et l’esprit, qu’il se place au même niveau que les autres créatures, qu’il attribue une âme, non seulement aux hommes, aux animaux et aux plantes, mais aussi à des cailloux et à des outils, qu’il leur octroie la résurrection après la mort, qu’il établit avec fierté sa descendance à partir d’animaux, etc. [65] » Excepté les trois volumes de Der Mensch in der Geschichte (L’Homme dans l’histoire), de 1860, Mannhardt lit d’autres travaux de Bastian, dont un article sur un sujet, le culte des arbres, qui deviendra capital pour lui : « Der Baum in vergleichender Ethnologie » (L’arbre dans l’ethnologie comparée), paru la même année que Die Korndämonen.
Deuxièmement, ces ouvrages contribuent énormément, en vertu de leur perspective universaliste, à atténuer l’obsession germanique de Mannhardt, aussi bien au sens strict qu’au sens large. Il ne va plus se focaliser sur l’esprit du peuple allemand, puisque les vestiges de l’Europe païenne, tout en étant pluriels, s’avèrent non seulement trop imbriqués les uns dans les autres du fait de leur parenté historique et de leur proximité géographique, mais aussi se retrouvent ailleurs sous des formes comparables (sans compter, bien entendu, l’Inde ancienne). Certes, différents niveaux de comparatisme étaient déjà permis à l’intérieur de l’école de mythologie comparée, et même Jacob Grimm évoquait ici et là, dans Deutsche Mythologie, des phénomènes non indo-européens. Mais la primauté heuristique des peuples dits sauvages, en tant que soi-disant représentants contemporains de la préhistoire, va bouleverser le rapport de forces entre les différents domaines. Et pour le continent européen, ce sont les paysans illettrés du XIXe siècle, désormais rapprochés des Naturvölker, qui gagnent la bataille de la représentativité primitive, au détriment des lettres et des langues antiques, fussent-elles classiques ou orientales – ou encore médiévales.
Mannhardt aura l’occasion de rendre explicite sa distance grandissante vis-à-vis de Grimm : « Dans son exercice, il ne faisait aucune distinction rigoureuse entre les formations mythiques prises comme réelles et les métaphores et personnifications dues à la subjectivité de poètes, lesquelles ressemblaient aux premières jusqu’à engendrer des confusions. » À cause de ces « erreurs », Grimm avait souvent accrédité, comme étant des témoignages utiles à la restitution de la mythologie païenne allemande, des sources de toute évidence tardives et douteuses, émanant soit de milieux littéraires, soit d’élites religieuses ou autres, dont les fantaisies n’avaient rien ou très peu à voir avec celles du peuple ancestral. Cette critique de Mannhardt retombe également sur Kuhn et tous ceux qui faisaient appel à des « vues védiques » (vedische Anschauungen) se prêtant à des interprétations disparates et en aucun cas assez fiables pour restituer les origines de la religion « aryenne ». Il fallait ainsi et une fois pour toutes reconnaître que les modalités de la pensée primitive demeuraient « la propriété du cercle le plus rétrograde et inférieur de la population, lequel gardait en toute conviction les produits spirituels du passé qu’avaient délaissés les classes les plus progressives » [66].
Cette transformation est aussi redevable à l’influence capitale d’Edward Tylor, survenue entre la rédaction de Die Korndämonen et la parution du premier volume de Wald- und Feldkulte. L’échange épistolaire entre Mannhardt et son protecteur, Karl Müllenhoff – donnant lieu à une correspondance volumineuse, partiellement publiée au XIXe siècle, trois ans après la mort de Mannhardt –, permet de restituer l’entrée en scène de l’anthropologue anglais. C’est dans une lettre du 16 octobre 1872 que Müllenhoff lui demande : « Connaissez-vous les Researches into the Early History of Mankind de Tylor et son travail le plus récent, Primitive Culture ? C’est un homme très intelligent et très sage ; si vous faisiez sa connaissance, vous auriez sans doute beaucoup à apprendre et à gagner pour vos propres objectifs. [67] » Mannhardt plonge rapidement dans la lecture de ces ouvrages et, quatre mois plus tard, le 16 février 1873, répond à Müllenhoff : « Je vous remercie beaucoup de m’avoir recommandé le livre de Tylor, qui m’est fort utile, à côté de l’Anthropologie [68] de Waitz. Nos recherches se trouvent à mi-chemin et leurs résultats à tous les deux coïncident de la façon la plus heureuse [69]. » Mannhardt lit les traductions allemandes de Tylor, respectivement Urgeschichte der Menscheit (1867) et Die Anfänge der Kultur (1873) [70]. Et il ne peut qu’être frappé par l’importance que l’anthropologue anglais attache à la notion d’âme en tant que matrice à partir de laquelle l’homme primitif avait imaginé toutes les autres catégories de l’animisme, soit à travers l’attribution d’une âme à des objets naturels, soit à travers la transformation des âmes désincarnées en autant d’entités spirituelles plus ou moins oniriques.
Et il ne manque évidemment pas non plus de remarquer la distinction capitale entre les concepts tyloriens de développement et de survivance, exposés dans les chapitres du premier volume, « Die Entwicklung der Kultur [71] » (« Le Développement de la culture ») et « Überlebsel in der Kultur » (« Survivances dans la civilisation », d’après la traduction française de 1876). Pour Tylor, si le legs animiste préhistorique était souvent développé, c’est-à-dire l’objet d’une sophistication plus ou moins graduelle, voire cohérente, il fallait reconnaître que les sociétés globalement les plus évoluées, notamment européennes, gardaient aussi des traits sauvages qui avaient échappé à ce processus de raffinement philosophique, moral et même formel ou esthétique. Ces survivances dans la civilisation étaient imputables à un conservatisme atavique, c’est-à-dire au poids de la tradition. Pour le promoteur de ce concept [72], une survivance était « la persistance d’une idée dont le sens s’est perdu avec le temps, mais qui ne subsiste plus que par la simple raison qu’elle avait existé ». Et il considérait pouvoir affirmer « une fois pour toutes » que « les usages n’ayant pas de sens sont des survivances, qu’ils ont eu un objet pratique, tout au moins le caractère d’une cérémonie, au moment et là où ils se sont originairement établis, et qu’ils ont fini par n’être que d’absurdes observances, parce qu’ils ont été transposés dans un nouvel état social où leur signification primitive s’est totalement perdue [73]. » En Europe, les milieux ruraux, tout en étant chrétiens et contigus aux centres urbains, fournissaient des exemples abondants de survivances dans la civilisation. En effet, les campagnards étaient censés être les descendants des couches les plus statiques de la population, ayant gardé un héritage préhistorique important. Par contre, la perte de sens – ou perte de foi – dont parlait Tylor pouvait bel et bien engendrer des altérations de forme ou de propos. Cet aspect de sa théorie est même susceptible d’engendrer des confusions entre la perspective évolutionniste et celle, dégénérationniste, de la mythologie comparée. Mannhardt sera d’accord avec Tylor pour dire qu’il n’était plus question d’un culte actif dans les villages du XIXe siècle, mais de formes préchrétiennes pour la plupart vidées de leur portée et de leur gravité proprement religieuses, jusqu’à ne devenir trop souvent que des occasions de faire la fête – et ce depuis longtemps. « Nous avons été obligés », écrit-il dans Wald- und Feldkulte, « de nous occuper de fragments confusément articulés et corrompus d’une coutume originelle complète [74] ». Mais l’important reste que les traditions paysannes étaient, en Europe, ce qu’il y avait de plus proche des versions originelles. Nul doute que cette vision des choses éloignait Tylor de (la plupart des successeurs de) Grimm, et notamment, en Grande-Bretagne, du très influent Friedrich Max Müller (1823-1900).
Il ne faut pas non plus croire que, dans ses rêveries mythologiques Mannhardt reste à l’écart des révolutions géologique, archéologique et darwinienne. Il est conscient que l’idée d’évolution est à l’ordre du jour en Europe et il finit lui-même par faire appel à une métaphore empruntée aux sciences naturelles et chère aux anthropologues évolutionnistes. Dans l’extrait qui suit, nous devons néanmoins faire attention à deux aspects cruciaux (je les mets en italiques) qui accentuent la complexité et la finesse de sa pensée dans les années 1870, fruit, cependant, d’une fusion rare entre deux écoles :
« À la façon dont les vestiges organiques des différentes périodes de formation terrestre se sont sédimentés les uns sur les autres pour former une montagne, la mémoire du peuple garde inconsciemment les strates des différentes périodes culturelles qu’il a traversées, non sans beaucoup d’influences étrangères. Mais ces strates se sont souvent déplacées et entrecroisées, le contenu de chacune s’est réarrangé avec celui des autres, sous l’action de l’érosion, du mélange ou de simples jonctions externes [75]. »
Gardons les aspects inconscients pour plus tard. Faisons remarquer pour l’instant que les peuples européens étaient tous concernés par ces phénomènes d’érosion, de mélange ou de jonction, aussi bien à cause des interférences du christianisme qu’en raison de ce qui avait pu circuler de l’un à l’autre au cours des siècles. Si la fraternité indo-européenne (pour ne rien dire de la germanique) était admise de Mannhardt quasiment depuis toujours, elle émerge désormais dans le titre même de son chef-d’œuvre de 1875-1877, les deux volumes de Wald- und Feldkulte, et plus exactement dans les sous-titres. Il n’était plus question d’une simple contribution à l’étude de la mythologie ou du folklore allemands. Et le culte des champs et des Korndämonen, tout en devenant primitif, tout en gagnant une allure sauvage, était précédé d’une autre strate également repérable chez les paysans du XIXe siècle (ou parfois d’autres siècles, selon les sources dont on dispose). C’était un temps évolutivement plus reculé où les ancêtres des Européens n’étaient pas encore agriculteurs. C’était un âge où les démons des céréales, où les esprits de la végétation, n’existaient pas encore ou, plutôt, ils existaient sous une autre forme, une forme, disons, élémentaire ; c’était un âge où le continent était littéralement couvert de cette forêt vierge dont Schwartz parlait métaphoriquement, mais dont Mannhardt visualise quant à lui la réalité. Influencé par Bastian, Waitz, Tylor, Mannhardt sait enfin que faire des nombreuses données folkloriques concernant les arbres et les forêts – qui ne seront plus les simples demeures des dieux, les temples à la fois humbles et majestueux que voulait Grimm, mais le cœur palpitant, spirituel, d’un culte à part entière. Souvent liées à la moisson, ces coutumes-là étaient des Überlebsel, des survivances représentatives de cette religion plus ancienne et aussi rude que celle des céréales. Le premier volume du chef-d’œuvre de Mannhardt s’intitule Der Baumkultus der Germanen und ihrer Nachbarstämme (Le culte de l’arbre des Germains et de leurs tribus voisines) [76].
Du culte des champs au culte de la forêt
« La conception de la similitude entre l’homme et l’arbre a perduré, comme survivance des conditions évolutives les plus primitives de l’esprit humain, jusqu’aux périodes les plus avancées, et ce sous différentes formes. La conviction selon laquelle l’arbre a une âme comme l’homme et le désir de croître et de fleurir comme lui ont engendré chez les peuples germaniques, comme chez leurs voisins slaves et latins, des croyances diversifiées et des traditions multiformes. Entretissée dans l’arbre qui est son corps, un corps qu’elle ne peut pas quitter, l’âme fait ainsi l’objet d’un culte et reçoit des sacrifices. (...) Le corps de l’arbre est alors souvent imaginé comme similaire à celui de l’homme ; blessé, il saigne [77]. »
C’est par ces mots que Mannhardt ouvre le résumé des principaux résultats de ses propres recherches, long d’une douzaine de pages. Nous plongeons maintenant dans une préhistoire beaucoup plus sombre que celle des mythologues romantiques, une préhistoire quasiment chtonienne, où la proximité des hommes avec les êtres spirituels ne doit plus grand-chose aux métaphores célestes car ils se rapprochent, anthropologiquement parlant, des sauvages désormais en vogue.
En atteste l’évocation d’une « coutume cruelle » qui, au XIIe et XIIIe siècles encore, dans quelques pays nord-européens, consistait à attacher un homme à un arbre avec ses propres intestins. En tant que « véritable célébration religieuse », ce supplice était infligé aux écorceurs d’arbres en vertu de la croyance qu’il fallait dédommager l’esprit de l’arbre dont le corps avait été meurtri [78]. Un article de Tylor publié dans la revue Das Ausland [79] un an avant la parution du premier volume de Wald- und Feldkulte est cité par Mannhardt pour rappeler, à travers une référence ethnographique sud-amérindienne, les origines sauvages de cette disposition d’esprit, susceptible par ailleurs de perdurer au sein de la civilisation, par exemple dans la lex talionis romaine.
« L’âme d’un arbre individuel évolue ensuite pour devenir l’esprit [Dämon] d’une forêt », poursuit Mannhardt ; « Elle se présente désormais comme l’esprit de tout un bois [Waldgeist], ou alors comme une multitude d’esprits du bois, soit du sexe masculin, soit féminin, qui poussent et dépérissent en même temps que les arbres [80]. » Ces êtres, précise-t-il dans sa reconstitution des idées préhistoriques, étaient souvent conçus comme étant couverts de mousse. Ils vivaient à l’extérieur des arbres, leur aspect était humain ou animal, mais leur nature était, justement, spirituelle, c’est pourquoi ils se déplaçaient dans le vent, l’ouragan, la tempête. « En tant que représentants de la notion collective de bois, ils font un pas en avant en direction des esprits de toute la végétation », c’est-à-dire, vers une idée un peu plus abstraite, qui va au-delà de la visualisation mentale de chacun des arbres [81]. Certaines caractéristiques attribuées aux esprits du bois anticipent cette notion générale d’une entité liée à la floraison, voire à la fécondité dans un sens élargi, quoiqu’enracinée dans le prototype originel, celui de l’arbre animé. Par exemple, les esprits féminins pouvaient avoir des seins allongés, gage d’une éternelle fertilité.
Mannhardt considère que les versions les plus primitives ont toujours laissé des traces dans les étapes ultérieures, fautes desquelles il ne pourrait même pas les restituer. C’est encore la métaphore des strates qui prévaut ; en dépit de ‒ ou, précisément, grâce aux complexes mouvements « géologiques » (c’est-à-dire historiques) ‒, ils sont repérables dans le présent. Rien d’étonnant, donc, que les coutumes paysannes du XIXe siècle lui permettent d’identifier l’arbre individuel de la préhistoire, même quand celui-ci avait acquis la dimension d’un esprit de la végétation. Et, qui plus est, ces survivances trahissent souvent, d’une façon ou d’une autre, la proximité de cet être spirituel avec l’être humain qui, finalement, lui a servi de modèle (au détriment, rappelons-le en passant, des phénomènes célestes, pourtant majestueux). La tradition de l’arbre de mai, si répandue dans différents pays d’Europe et appelée aussi arbre de la moisson, arbre du printemps, etc., en témoignait. Planté devant une maison ou au centre d’un village, il peut être habillé des vêtements d’un homme, ce qui ne peut que rappeler le temps primitif où le culte s’adressait à tel ou tel arbre en tant qu’être animé.
À la longue, en tout cas, l’arbre de mai représentait l’esprit de la végétation, une entité relativement plus imposante, plus évanescente et donc susceptible d’une série d’autres représentations, voire de dédoublements. Ce pouvait être des figurines anthropomorphiques, faites de feuillages ou de pailles, ou encore de céréales ou de pain, ce qui annonce la réapparition, dans le travail de Mannhardt, de ses Korndämonen. Ce pouvait être aussi des animaux, ce qui rappelle le loup du seigle et le chien du seigle. En effet, Mannhardt soutient que les représentations ayant une connotation céréalière, tout en étant plus tardives, liées à l’avènement de l’agriculture, ne faisaient que transposer les idées antérieures dans l’univers des champs. Le Waldkult cédait la place au Feldkult, mais le deuxième était fondé sur le premier, pour ne pas dire qu’il le prolongeait sous une nouvelle enveloppe, sans parler des nombreux vestiges des arbres dans les fêtes de la moisson. « La croyance à l’esprit des céréales », affirme-t-il, « correspond alors, quasiment dans toutes ses composantes individuelles et très exactement, aux représentations et aux usages précédemment discutés à propos de l’esprit de l’arbre [82]. » Les lecteurs familiers du Rameau d’or trouvent chez Mannhardt une véritable anticipation de pratiquement tous les motifs, célèbres, concernant la capture de l’esprit des céréales, avec son défilé de figurines de blé et d’animaux de la moisson.
Il faut aussi dire que Mannhardt devient de moins en moins mythologue, en ce sens que le récit mythique à proprement parler n’est plus pour lui la création principale des primitifs européens (ou autres). Les idées gravitent décisivement autour des actions, elles sont décelables à travers les usages du monde rural perçus comme des vestiges de rites préchrétiens. L’importance de Frazer en ce qui concerne la primauté du rite par rapport au mythe, et en particulier l’influence qu’il a exercée sur les hellénistes britanniques du tournant du XXe siècle dits ritualistes [83], est indissociable de sa dette envers Mannhardt. Tove Tybjerg va jusqu’à dire que Manhardt, tout en se considérant lui-même comme mythologue, fut sans doute « le premier à entreprendre une étude systématique des rituels ». Et elle ajoute : « À l’époque, la nouveauté d’une telle approche passait pratiquement inaperçue, et Mannhardt lui-même ne développait pas les questions de méthode. (...) Mais s’il pensait en termes de mythe, en réalité il travaillait avec des traditions profondément enracinées dans la vie quotidienne et il se rendait compte que la disposition d’esprit à l’égard de la nature, avait un caractère pratique, et non pas romantiquement poétique comme le prétendaient les mythologues de la nature. » Et précisant l’intérêt de Mannhardt pour les coutumes de la moisson, Tybjerg rajoute : « La force de son analyse des cultes de la forêt et du champ tient au fait qu’elle est ancrée dans la réalité de la vie paysanne [84]. »
Mais il ne faut surtout pas oublier une troisième catégorie de représentants de l’esprit de l’arbre – ou des céréales ou de la végétation –, la plus marquante rétrospectivement. Ce rôle pouvait être assumé tous les ans par des humains, des individus en chair en os. Parmi les données empiriques contemporaines ou, si l’on veut, les indices qui autorisent Mannhardt à identifier ces acteurs comme étant les représentants d’un Vegetationsdämon préchrétien, on compte tout d’abord le fait qu’ils sont souvent habillés de feuillages, de fougères ou d’écorces, le visage parfois noirci avec du charbon ou portant simplement une couronne de fleurs. Mannhardt attire aussi l’attention sur leurs noms, tels que « l’Homme Sylvestre » ou « le Sauvage », « le Peuplier », « Georges le vert », « Dames Vertes », « Enfant de l’Épi », etc., sans oublier les désignations qui, en plus, laissaient entendre le pouvoir de l’entité spirituelle sur la végétation, telles que « Roi de l’Herbe », « Roi de Mai », « Reine du Printemps », « Petit Prince de Mai », « Roi et Reine de l’Avoine », « Reine de la Moisson », « Roi de la Verdure », etc. Ouvrons la parenthèse pour signaler, chose étonnante, que Mannhardt (comme Frazer après lui) considère que cette religion primitive est aussi imprégnée de magie et n’hésite pas à identifier les composantes du rite qui devaient être lues sous cette lumière, à commencer par l’usage, profondément répandu en Europe, de mouiller ces personnages. Ce serait un rite magique destiné à provoquer la pluie.
Il y avait aussi des formules visiblement chrétiennes, comme par exemple celle du « Roi de la Pentecôte », le « Petit-Pentecôte » (Pfingstl en allemand, à partir de Pfingsten, la Pentecôte), le « Polisson de la Pentecôte » (Pfingstlümmel), le « Lutin de la Pentecôte » (Pfingstbutz). Mais si Mannhardt admet, à titre d’hypothèse, que certaines représentations liées aux arbres, y compris le sapin et la bûche de Noël, la croix de la moisson ou la gerbe de la Passion, puissent avoir un fondement chrétien, par conséquent tardif et, à la limite, étranger, tout le porte à admettre leurs origines païennes (et européennes). Il était question, selon toute probabilité, de réappropriations chrétiennes. Après tout, la Pentecôte regorgeait de rois et de reines de ce genre. Quand il n’était pas accompagné de l’arbre coupé, le jeune homme (ou la jeune fille, ou les deux [85]) était « amené tout seul jusqu’à chaque maison du village, chez un voisin après l’autre, pour que les forces de la croissance soient transférées au foyer et à la ferme à travers sa présence [86] ». Ou alors, en tant que roi, il effectuait ce chemin à cheval, accompagné d’une vraie suite, constituée parfois de personnages typés qui pouvaient, selon les cas, être interprétés comme des dédoublements de sa personne.
« Coupez-lui la tête ! »
Une dimension importante de Wald- und Feldkulte est le maniement, par Mannhardt, de la vaste littérature folklorique accumulée à l’époque, sans compter les données ethnographiques qu’il a lui-même rassemblées. Pour des raisons qui deviendront plus claires un peu plus loin, concentrons-nous pour l’instant sur un corpus d’originaux signés de plusieurs Volkskundler (folkloristes) de la première moitié du XIXe, des collecteurs ayant enregistré des traditions que Mannhardt va rapprocher dans un chapitre assez spécial de son premier volume. Ces traditions provenaient de territoires allemands – la Bavière, la Saxe ou la Thuringe–, mais aussi slaves ou mixtes, comme la Souabe, le Königgratz/Hradec Králové, le Erzgebirge (les Monts Métallifères) ou la Bohème tchèque, alors constitutive de l’empire autrichien-hongrois. En voici les principaux :
– Bayerische Sagen und Bräuche : Beitrag zur deutschen Mythologie (1848-1855 ; Légendes et coutumes bavaroises : contribution à la mythologie allemande), par Friedrich Panzer (1794-1854), un architecte admirateur de Jacob Grimm.
– Sagen, Märchen und Gebräuche aus Sachsen und Thüringen (1846 ; Légendes, contes et traditions de Saxe et de Thuringe), par Emil Sommer (1819-1846), élève de Jacob Grimm à l’université de Berlin, puis professeur de philologie germanique à celle de Halle.
– Fest-Kalender aus Böhmen. Ein Beitrag zur Kenntniss des Volkslebens und Volksglaubens in Böhmen (1862 ; Calendrier des fêtes de la Bohème. Une contribution à la connaissance de la vie et des croyances populaires dans la Bohème), par Otto von Reinsberg-Düringsfeld (1822-1876), un noble qui renonça à la carrière militaire pour se consacrer à des recherches sur la langue, la culture et l’histoire.
– Deutsche Sagen, Sitten und Gebräuche aus Schwaben (1852 ; Légendes, usages et traditions de la Souabe), par Ernst Heinrich Meier (1813-1866), professeur de langues orientales à l’université de Tübingen.
– Staročeské pověsti, zpěvy, hry, obyčeje, slavnosti a nápěvy ohledem na bájesloví Česko-slovanské (1845-1851 ; Légendes, chansons, jeux, coutumes, cérémonies et chants de la vieille Bohème, pour la mythologie tchèque-slave), de Václav Krolmus (1790-1861), aristocrate tchèque, collecteur de traditions et archéologue.
– Ou encore des sources plus anciennes, comme les manuscrits du prêtre protestant Christian Lehmann (1611-1688) sur les superstitions du Erzgebirge, dont certains furent publiés à titre posthume, au XVIIe siècle ou plus tard, en particulier « Natur-Chronik », publié à Leipzig en 1699 sous le titre Historischer Schauplatz derer natürlichen Merkwürdigkeiten in dem Meißnischen Ober-Ertzgebirge (Scène historique des curiosités naturelles dans le Ober-Ertzgebirge de Meißne).
Il est certain que son poste de bibliothécaire à Dantzig/Gdańsk aide Mannhardt à accéder à ces trésors. Les ouvrages en question décrivaient, parmi beaucoup d’autres traditions paysannes, la mise en scène annuelle, en tout cas périodique, d’une mise à mort de ces figures qu’il avait identifiées, justement, comme étant à l’origine des représentants de l’esprit de la végétation. Il fait parfois des citations directes, mais préfère souvent uniformiser le style, ce qui engendre ici une véritable énumération d’exécutions simulées, avec des vessies de porc remplies de sang, des balles à blanc, de fausses têtes et autres astuces. Je me contente ici d’en rapporter les plus expressives :
« Les autres garçons du village partent le chercher, le retrouvent, le ramènent du bois où ils l’ont fait prisonnier et lui tirent dessus avec des balles à blanc. »
« À ce moment-là, l’un des meneurs va sur la passerelle et coupe la tête du Petit-Pentecôte. »
« Il est emprisonné. Le bourreau perce avec son épée la vessie remplie de sang qui était attachée au ventre du Sauvage. Lorsque le sang gicle et rougit la terre, il meurt. »
« Dans chaque ferme, le roi est amené à l’intérieur de la maison où on le fait tourner en rond et dans un brouhaha général l’un des présents abat son glaive sur lui (...). »
« Finalement le bourreau annonce au Lutin de la Pentecôte sa condamnation à mort et lui arrache sa fausse tête [87]. »
Pour rester néanmoins au plus près de la densité ethnographique des originaux, penchons-nous sur cette dernière occurrence, à partir du récit d’Ernst Meier sur les fêtes paysannes de la Pentecôte à Wurmlingen, en Souabe. Tous les deux ou trois ans, un groupe de jeunes hommes se dirigeaient à cheval vers la forêt, où le dernier arrivé était enveloppé de branches de chêne, et surmonté d’un cou et d’une tête artificiels. Un défilé avait alors lieu, au terme duquel il était condamné à mort. Parmi les personnages participant à cette mise en scène, le Roi Maure, le Docteur Barbe-de-fer, le Caporal et le Bourreau. Meier reproduisait longuement – sur une dizaine de pages – les discours conventionnels, en vers, des figures du cortège du lundi de Pentecôte. Voici celui du bourreau :
Sans bouger, sans bruit aucun
Tu dormais chez les voisins,
Oh Lutin de Pentecôte,
Je t’ai eu, c’est de ta faute !
En bourreau je viens vers toi,
Couper ta tête je dois ;
On te condamne à la mort
Et l’honneur sera ton sort [88].
C’est le moment de rapporter plus en détail, en raison de son intérêt pour l’histoire de l’anthropologie, la relation entre James Frazer et Mannhardt.
Mise à mort ou mise en scène ?
Le premier volume de Wald- und Feldkulte est dédicacé à Karl Müllenhoff, qui d’abord promet d’en faire le compte rendu, mais qu’il ajourne dans l’attente du second. Il s’excusera de ne finalement pas respecter sa promesse, en invoquant le fait qu’il n’avait pas travaillé depuis longtemps sur les traditions populaires et qu’il ne s’en sentait plus capable. D’autres raisons, d’ordre intellectuel, peuvent l’expliquer, car il ne peut pas s’empêcher de dire qu’il voit les choses sous un angle très différent [89]. La réception de l’ouvrage est mitigée, presque inexistante. Il faudra attendre la parution (deux ans plus tard) du deuxième volume, faisant le pont vers les panthéons de l’antiquité classique [90], pour que Wilhelm Scherer (1841-1886), philologue et biographe de Jacob Grimm, y consacre un compte rendu de sept pages, mais sans grand enthousiasme. Dans une thèse de doctorat soutenue au début des années 1930 à la Friedrich-Wilhelms-Universität de Berlin, ayant pour titre Wilhelm Mannhardt. Seine Bedeutung für die vergleichende Religionsforschung (Wilhelm Mannhardt. Sa contribution aux études religieuses comparées), Karl Scheuermann affirme que Mannhardt « fut davantage reconnu par les savants français [91] ». Il fait référence, notamment, à Henri Gaidoz, qui en fait une recension dès la parution du premier volume de Wald- und Feldkulte, et dont il exprime ainsi la valeur :
« Le livre de M. M. est un des plus importants ouvrages de mythologie qui aient paru depuis longtemps ; et par la direction qu’il indique, il ouvre une voie nouvelle à ces recherches. Pendant longtemps on a cru que la science mythologique consistait principalement à suivre dans la religion, dans le culte, dans la poésie et, dans les arts, l’histoire des grands personnages mythiques, qui sont les dieux principaux d’une époque ou d’un peuple ; on a cru qu’elle consistait à faire l’histoire des dieux qui ont un nom et une personnalité et dont l’ensemble forme un Panthéon. On commence à reconnaître que c’est là seulement le couronnement d’une mythologie et que le fond d’une religion — et nous entendons par là l’ensemble des idées d’un peuple sur le surnaturel ou pour mieux dire sur la nature — se compose d’un nombre considérable de croyances particulières, d’usages traditionnels, de pratiques presque quotidiennes [92]. »
Dans la nouvelle revue Mélusine, dirigée par lui-même et Eugène Rolland (1846-1909) [93], Gaidoz publie encore deux articles consacrés à son collègue allemand, qu’il connaissait personnellement : « Mannhardt et ses travaux », publié en 1878, et le compte rendu « Un ouvrage posthume de M. Mannhardt », publié en 1884. Même s’il en critiquait subtilement les excès de « verdure », cet opposant farouche des excès du « solarisme » ne pouvait qu’applaudir les efforts de Mannhardt pour ramer à contre-courant : « Il en a fait assez déjà pour qu’on mette son nom parmi ceux des grands mythologues du siècle [94]. »
C’est une référence aussi au sanskritiste et anthropologue (belge et non pas, comme le suggère Scheuermann à tort, français) Joseph Van den Gheyn (1854-1913), qui en réalité ne publie « La Mythologie végétale d’après les travaux de Guillaume Mannhardt » qu’après la mort de celui-ci. « Il y a donc à côté de la mythologie solaire, atmosphérique, psychologique et iconographique une mythologie végétale », conclut Van den Gheyn. « C’est Mannhardt qui en fut le principal représentant [95]. »
Ce texte ne peut pas être dissocié d’autres réactions posthumes, alors que les dernières années de vie de Mannhardt sont marquées par la misanthropie, l’isolement, un compréhensible sentiment d’amertume devant le mur de silence érigé autour de son œuvre [96]. Karl Müllenhoff essaye de lui faire comprendre qu’un ouvrage comme le sien ne pouvait que difficilement susciter des comptes rendus exhaustifs, car il empruntait des chemins fort peu explorés et travaillait sur des matériaux nouveaux. Il lui assure qu’il n’a pas travaillé en vain et que, à la place d’un succès immédiat, il devait s’attendre à laisser sa marque de façon plus graduelle et plus durable. « À Dieu plaise que la force et le courage de poursuivre ne vous manquent pas [97] ! ». Mannhardt le remercie d’un mot laconique.
Son état de santé s’aggrave ; le jour de Noël 1880, il meurt d’une ultime crise cardiaque, liée à sa conformation et à la maladie. Le mythologue Hermann Patzig [98] rassemble ses essais inédits, publiés en 1884 en un volume de 380 pages sous le titre Mythologische Forschungen (Études mythologiques). La préface que Karl Müllenhoff, devenu pratiquement aveugle, dicte à sa femme, est incomplète, car il décède avant la publication. Wilhelm Scherer en écrit la suite, qui s’appuie surtout sur la correspondance entre Mannhardt et Müllenhoff.
Mais le retentissement le plus grand de l’œuvre de Mannhardt, on le sait, a lieu en Angleterre, dans la personne de Frazer, ce rat de bibliothèque par excellence qui, à vrai dire préférait l’achat à l’emprunt, c’est pourquoi la principale bibliothèque de sa vie fut la sienne, qui nourrissait une vaste entreprise de comparatisme universel. N’ayant jamais adopté la méthode « française [99] » des fiches, Frazer était obligé de retourner en permanence aux volumes originaux – et on peut supposer que monter et descendre l’escalier permettant d’accéder aux étagères les plus hautes représentait une partie importante de son activité physique. Imaginons-le dans ses appartements à Cambridge, le premier volume de Wald- und Feldkulte est sur son bureau, ouvert à la page 311, la première d’un chapitre probablement parmi les plus inspirants pour lui, « Anthropomorphische Wald- und Baumgeister als Vegetationsdämonen » (Esprits du bois et de l’arbre sous forme humaine en tant qu’esprits de la végétation). Il y est question non seulement de paysans en chair et en os dont les prédécesseurs étaient, selon Mannhardt, les représentants humains de l’esprit de l’arbre, du bois ou de la végétation, mais de leur mise à mort, telle que je l’ai déjà évoquée plus haut. Feinte au XIXe siècle, aurait-elle été réelle dans les temps primitifs ?
Frazer est frappé premièrement par le défilé de têtes coupées et autres simulacres d’exécutions, et deuxièmement par la lecture qu’en proposait Mannhardt. Celui-ci commençait par attirer l’attention sur le paradoxe, du moins apparent, qu’il y a à vouloir tuer une entité spirituelle bénéfique, liée à la floraison. « La situation où le représentant de la croissance et de la vie est mis à mort à travers une représentation mimétique constitue manifestement un phénomène très curieux », écrivait Mannhardt. « Comment est-on arrivé à une telle idée, quelle peut-en être la raison d’être ? On devrait s’attendre plutôt à une destruction de l’hiver, à travers celle de l’image qui le représente, mais n’est-il pas difficile de repérer celle-ci dans la figure habillée de verdure et de fleurs qui est joyeusement menée à travers la forêt [100] ? »
Afin de résoudre « l’énigme », Mannhardt formulait deux hypothèses, pour suggérer à la fin une conciliation entre les deux. Tout d’abord, hypothèse a, il soupçonnait que la figuration de la résurgence de la végétation était originellement une composante « essentielle et nécessaire » du rite, même si elle avait été « obscurcie » dans les coutumes printanières où la mise à mort, sous forme de survivance, semblait être passée au premier plan. Il était alors, non seulement possible, mais probable, que la mort de l’esprit de la végétation durant l’hiver et sa résurrection au printemps allaient de pair à l’origine, c’est-à-dire que la représentation de la première occurrence avait été transposée dans les coutumes du printemps afin de pouvoir rendre visible le réveil, la réanimation de la nature, à partir de la mort. En effet, demandait Mannhardt, « comment voudrait-on exprimer cette renaissance sinon à travers une représentation préalable de la mort ? » On pouvait ainsi comprendre que, par certains traits, plus ou moins effacés depuis, le protagoniste du rite évoque en même temps le renouveau du monde végétal.
Cette première hypothèse mettait en avant un personnage qui symbolisait la mort, en lieu et place d’un sacrifice réel, alors que Mannhardt, converti aux lectures évolutionnistes, littérales et sombres, de la religion primitive, était disposé à aller plus loin encore. Après tout, dans les traditions paysannes, la représentation de l’exécution était « so drastische », tellement réaliste, que nous devions plutôt, écrivait-il, « pencher vers l’hypothèse selon laquelle la mort violente de l’individu habillé en vert n’était pas qu’apparente, mais une règle à respecter pour de vrai, dans un temps primitif, aussi cruel que lointain, marqué par le mépris de la vie humaine (...) [101] ». Pour renforcer l’hypothèse b, il évoquait des sacrifices humains encore existants « chez des peuples sauvages ou barbares, à l’occasion de fêtes d’ensemencement ou de moisson [102] ».
D’un autre côté, il ne fallait pas oublier que les victimes représentaient effectivement l’esprit de la végétation, dont le renouveau devait être une préoccupation centrale du culte originel. Comment concilier le tout ? Mannhardt y apportait la réponse suivante :
« On ne peut plus considérer qu’on ne dispose d’aucune illustration de l’hypothèse selon laquelle les doubles de l’esprit de la croissance ou du printemps, couverts de feuilles et joyeusement ramenés de la forêt, finissaient jadis par être mis à mort pour que les champs et les personnes aspergés de leur sang bénéficient, d’une manière décuplée, de leur vie, de leur puissance divine. Et il me semble qu’une autre possibilité peut être déduite des analogies répertoriées. Dans certains cas, la vérité pourra se trouver dans une combinaison des deux thèses exposées, a et b, dans la mesure où il y a aussi des traditions qui, comme on le voit, peuvent représenter en premier lieu la mort de la figure hivernale de l’esprit de la végétation, alors que les caractéristiques extérieures de la mise en scène permettent de comprendre que la finalité de la coutume n’est autre que la communication de la sève et du pouvoir vitaux du Numen [103]. »
Devant l’impossibilité d’étayer ses idées par des preuves définitives, Mannhardt se satisfaisait « de les avoir communiquées sous forme d’hypothèse [104] », tout en laissant la voie ouverte à d’ultérieurs examens et débats. À vrai dire, il n’a pas érigé la mise à mort du représentant humain de l’esprit de la végétation en alpha et oméga de la préhistoire « aryenne ». Cette question est même absente de la « Schlusswort » (Conclusion) de Wald- und Feldkulte [105]. Il faut dire qu’on ne trouve pas mentionnées, chez lui, les conséquences effectivement catastrophiques que, selon Frazer, l’aryen sauvage attribuait à la mort du dieu si jamais celle-ci n’était pas empêchée par celle de son représentant humain [106]. Cela est compréhensible, car Mannhardt insistait davantage sur l’endormissement, et non exactement sur la mort, de l’esprit de la croissance pendant l’hiver, suivi de son réveil au printemps.
Et s’il abordait la question des rapports entre les univers préchrétien et chrétien, ce n’est effectivement que son disciple posthume, Frazer, qui a saisi tout le potentiel des hommes-dieux qui meurent et ressuscitent. Bref, l’influence de Mannhardt est à la fois spécifique – concernant de nombreux traits du culte européen de la forêt et du champ – et générale – concernant le leitmotiv même du Rameau d’or. C’est dans le chapitre « The Killing of the Tree-spirit » (La mise à mort de l’esprit de l’arbre) que ces deux dimensions se combinent de la façon la plus spectaculaire, quand Frazer affirme :
« La conjecture selon laquelle le Roi du Bois [de Némi] était formellement mis à mort à l’expiration d’un terme fixe, sans qu’on lui donne une chance d’en réchapper, sera confirmée si on peut apporter des preuves d’une coutume de mise à mort périodique de ses homologues du Nord de l’Europe, les représentants humains de l’esprit de l’arbre. En fait, une telle coutume en a laissé des traces indubitables dans les fêtes rurales de la paysannerie. En voici des exemples [107]. »
Dès la première édition, mais également dans les deux suivantes, et encore dans la version abrégée de 1922, Frazer se concentrait sur les mêmes cas qui avaient occupé Mannhardt dans le chapitre 4 du premier volume de Wald- und Feldkulte, et auxquels j’ai déjà fait référence. Précisons cependant que Frazer n’a pas manqué de relire par-dessus l’épaule de Mannhardt les originaux des collecteurs germaniques de la première moitié du XIXe. Par contre, certaines lectures lui échappaient, soit en raison de difficultés d’accès (notamment aux sources du XVIIe siècle), soit à cause de la barrière linguistique, du tchèque notamment.
Revenons au récit d’Ernst Meier (1813-1866) sur le cortège du lundi de Pentecôte à Wurmlingen. Si Mannhardt est prêt à considérer le Roi Maure comme une « hypostase » du représentant de l’esprit de la végétation [108], et si Frazer se focalise plutôt sur la figure du Bourreau, tous deux étaient enclins à admettre qu’il était surtout question de personnages joyeusement, mais fortuitement, rajoutés ou altérés par les paysans de Souabe au cours de l’histoire, quand le vrai sens du rite de leurs ancêtres, entre-temps devenu une survivance, avait disparu : « [ils] ne font qu’accentuer la tendance à en faire une fête, lui faisant totalement perdre sa signification », écrivait Mannhardt. « Surtout, le sens de la cérémonie n’est plus compris du tout [109]. » Cependant, il continuait d’insister sur la dimension symbolique et inconsciente des phénomènes en question. Redirigé, ce legs de Grimm lui permettait d’appuyer désormais, sans paradoxe, le fait que les paysans de son temps étaient effectivement, malgré toutes les distorsions, les plus fidèles représentants de la préhistoire européenne. Peu importait qu’aux vestiges épars du culte primitif se soient mêlés au cours des siècles, dans des divertissements collectifs dictés par le poids de la tradition, des rajouts plus ou moins arbitraires, parfois sans rapport aucun avec la matrice originelle. D’autres composantes, même altérées, trahissaient le fait qu’il s’agissait bel et bien d’un legs préhistorique. La mise à mort du protagoniste et le rapport de celui-ci avec la végétation faisaient partie de ce schéma, bien que le tout soit devenu une farce, l’immolation ayant cédé la place à une décapitation factice pour amuser le village.
Il faut dire que cela n’épuise en aucune manière la question du symbolisme chez Mannhardt, dont la pensée était tout sauf unidimensionnelle. Je ne fais que gratter la surface de son lacis d’hypothèses sur les sens originels, cachés, des multiples aspects du culte des bois et des champs. Un exemple : le rapport magique entre les bûchers et le soleil ou encore l’idée de lustration par le feu, perçue comme une purification de toutes les influences nuisibles qui portent atteinte à la croissance, non seulement celles des insectes, rongeurs et autres fléaux, mais aussi des sorciers et des sorcières [110]. Ne serait-ce que pour des raisons d’espace et de temps, je ne peux le suivre dans ce vertige, fécond ou stérile selon l’angle de vision, susceptible en tout cas de maintes relectures à venir et qui ne devraient pas intéresser que les historiens des sciences. Ce sont des hypothèses qui influenceront aussi Frazer, mais que celui-ci a tendance à rendre moins subtiles, et à les prendre au pied de la lettre, dans une vision plus étroite de la pensée animiste et magique [111]. Nombre de thèmes du Rameau d’or trouvent leur filiation dans l’œuvre de Mannhardt, d’Attis et Adonis à Déméter, en passant par Thamuz, Dyonisus, Lityerses et plusieurs autres divinités du bassin méditerranéen – sans oublier le nordique Balder. La subordination évolutive du mythe au rite y est flagrante, le rite agraire en particulier. C’est Mannhardt, avant Frazer, qui en restitue les versions pratiquées par le vrai peuple de l’Antiquité, les paysans, ces fabricants de figurines en paille et autres représentations rudes qui révélaient l’aspect originel, souvent animalier, des divinités marbrées des acropoles [112].
C’est une matière qui concerne notamment le deuxième volume de Wald- und Feldkulte et Mythologische Forschungen, que je laisse à d’autres, pour terminer cet article par une mention finale à la destinée posthume de Mannhardt. Sans compter son influence indirecte, à travers Frazer, l’œuvre de Mannhardt survit au XIXe siècle et devient une référence durable au XXe dans certains cercles savants, surtout scandinaves, mais aussi de langue allemande et baltes. Les folkloristes ou mythologues en question se divisent néanmoins en deux catégories radicales, celle des adeptes et celle des détracteurs de l’interprétation des données folkloriques en termes de survivances préchrétiennes. Comme je l’ai déjà dit plus haut, tout est question de perspective et de langue : d’aucuns considèrent, à l’est, que les travaux de Mannhardt comptent parmi « les plus célèbres et les plus cités » de la littérature folklorique [113]. « On pourrait à raison parler des épigones de Mannhardt en Scandinavie », écrit Nils-Arvid Bringéus dans un article de 1991 intitulé « Debatten om Wilhelm Mannhardts Fruktbarhetsteorier » (Les débats sur les théories de la fertilité de Wilhelm Mannhardt) [114].
Ce fut manifestement pour porter atteinte à un aspect crucial de la Weltanschauung partagée de Mannhardt et de Frazer – alors toujours régnante en dehors de l’anthropologie à strictement parler – que Carl von Sydow, pionnier des approches modernes du folklore, décide de publier en Angleterre, dans le volume de 1934 de la revue Folklore, sa critique des thèses de Mannhardt, dans les termes que voici :
« Bien que quelques-unes de ces coutumes soient suffisamment brutales, elles ne sont qu’un jeu, une blague, et ne furent jamais rien d’autre. (...) Tout ce batifolage n’a donc rien à voir avec de la superstition et ne peut qu’être identifié comme une pure et simple cérémonie festive. (...) Ce que les jeunes gens pratiquent en guise de festivité dévergondée et affolante ne rentre pas dans la catégorie de la religion ou de la croyance populaire. Le savant en chambre prend au sérieux tout ce qu’il lit sur ces choses sous forme d’extraits arides ; et s’il pense que ce sont des idées trop bizarres pour que les gens y croient, alors il se persuade lui-même qu’elles existent à l’état de survivance et qu’on y croyait jadis, fermement et sincèrement [115] ! »
Je préfèrerais attirer l’attention sur le manque, dommageable, d’humilité de la part de ceux, comme les anthropologues du contemporain, qui ne peuvent pas ou ne veulent plus accéder aux archives, de différentes époques, susceptibles d’être pertinentes pour l’histoire de l’Europe préchrétienne, une histoire qui concerne forcément, en dépit des critiques du concept, la religion. Les écrits de Mannhardt, comme les univers « mythiques » dont il s’occupait, sont susceptibles de métamorphoses imprévues suivant les lectures qu’on saura en faire, aujourd’hui ou demain.
Bibliographie
Ackerman, Robert, 1990 [1987]. J.G. Frazer : His Life and Work. Cambridge, Cambridge University Press.
Ackerman, Robert, 1991. The Myth and Ritual School : J.G. Frazer and the Cambridge Ritualists. New York, Garland.
Bastian, Adolf, 1868. « Der Baum in vergleichender Ethnologie », Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft, vol. V, p. 287-317.
Bastian, Adolf, 1860. Der Mensch in der Geschichte. Zur Begründung einer psychologischen Weltanschauung. Leipzig, Wigand.
Bringéus, Nils-Arvid, 1991. « Debatten om Wilhelm Mannhardts Fruktbarhetsteorier », RIG - Kulturhistorisk Tidskrift, vol. 74, p. 7-24.
Dundes, Alan, 1999. International Folkloristics. Classic Contributions by the Founders of Folklore. Lanham, Maryland, Rowman & Littlefield.
Fraser, Robert, 1990. The Making of the Golden Bough. The Origins and Growth of an Argument. London, MacMillan.
Frazer, James, 1890. The Golden Bough. A Study in Comparative Religion. London, MacMillan and Co.
Frazer, James, 1900. The Golden Bough : A Study in Magic and Religion, London MacMillan and Co (2e édition, 3 volumes).
Frazer, James, 1911-1915. The Golden Bough : A Study in Magic and Religion, London MacMillan and Co (3e édition, 12 volumes).
Frazer, James, 1922. The Golden Bough : A Study in Magic and Religion, London MacMillan and Co (version abrégée, 1 volume).
Gaidoz, Henri, 1878. « Mannhardt et ses travaux », Mélusine. Recueil de mythologie, littérature populaire, traditions et usages, vol. I, p. 578-582.
Gaidoz, Henri, 1884. « Un ouvrage posthume de M. Mannhardt », Mélusine. Recueil de mythologie, littérature populaire, traditions et usages, vol. II, p. 258-260.
Grimm, Jacob, 1882 [1835]. Teutonic Mythology. Translated from the fourth edition with notes and appendix by James Steven Stallybrass, vol. I. London, G. George Bell and Sons.
Herder, Johann Gottfried, 1834 [1784], Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, Paris, F. G. Levrault, vol. I.
Jantzen, Mark, 2011. « Mannhardt, Wilhelm (1831-1880) ». Global Anabaptist Mennonite Encyclopedia Online (Gameo.org).
Jordanes, 551. Getica. Constantinople.
Klautke, Egbert, 2013. The Mind of the Nation : Völkerpsychologie in Germany, 1851-1955. New York, Oxford, Berghahn Books.
Koepping, Klaus-Peter, 1983. Adolf Bastian and the Psychic Unity of Mankind : The Foundations of Anthropology in Nineteenth Century Germany. St. Lucia : University of Queensland Press (Édition révisée, Münster, Hamburg, London, LIT Verlag, 2000, 2005).
Krolmus, Václav, 1845-1851. Staročeské pověsti, zpěvy, hry, obyčeje, slavnosti a nápěvy ohledem na bájesloví Česko-slovanské. Praha, s.n., 3 vol.
Lehmann, Christian, 1699. Historischer Schauplatz derer natürlichen Merkwürdigkeiten in dem Meißnischen Ober-Ertzgebirge, Leipzig, Friedrich Lanckischens Erben, Immanuel Tietze.
Mannhardt, Wilhelm, 1858. Germanische Mythen, Forschungen. Berlin, Verlag von Ferdinand Schneider.
Mannhardt Wilhelm, 1860. Die Götterwelt der deutschen und nordischen Völker. Erster Theil. Die Götter, Berlin, Verlag von Heinrich Schindler.
Mannhardt, Wilhelm, 1865. Roggenwolf und Roggenhund. Beitrag zur germanischen Sittenkunde. Danzig, Verlag von Constantin Ziemssen (2e édition augmentée, Danzig, Ziemssen, 1866).
Mannhardt, Wilhem, 1868. Die Korndämonen. Beitrag zur germanischen Sittenkunde.Berlin, Ferd. Dümmler’s Verlagsbuchhandlung.
Mannhardt,Wilhem, 1875. Wald- und Feldkulte. Erster Teil : Der Baumkultus der Germanen und Ihrer Nachbarstämme. Berlin, Gebrüder Borntraeger.
Mannhardt, Wilhelm, 1877. Wald- und Feldkulte. Zweiter Teil : Antike Wald- und Feldkulte aus Nordeuropäischer Überlieferung erlaütert. Berlin, Gebrüder Borntraeger.
Mannhardt, Wilhelm (et Hermann Patzig, org.), 1884. Mythologische Forschungen. Aus dem Nachlasse von Wilhelm Mannhardt herausgegeben von Hermann Patzig. Mit Vorreden von Karl Müllenhoff und Wilhelm Scherer. Strassburg, Karl J. Trübner (Manuscrit non achevé du 3e volume de Wald- und Feldkulte).
Meier, Ernst Heinrich, 1852. Deutsche Sagen, Sitten und Gebräuche aus Schwaben. Stuttgart : J. B. Metzler.
Müllenhoff, Karl et Wilhelm Scherer, 1884. « Vorrede », in W. Mannhardt et H. Patzig, Mythologische Forschungen. Strassburg, Karl J. Trübner, p. v-xxx.
Müller, Johann Georg. 1867. Geschichte der amerikanischen Urreligionen. Basel, Schweighauserische Verlagsbuchhandlung (Hugo Richter).
Panzer, Friedrich, 1848-1855. Bayerische Sagen und Bräuche : Beitrag zur deutschen Mythologie. München, Christian Kaiser, 2 vol.
Penniman, Thomas Kenneth, 1965 [1935]. A Hundred Years of Anthropology, New York, London, International Universities Press, G. Duckworth and Co. (3e édition, avec les contributions de Beatrice Blackwood et J. S. Weiner).
Perabo, Theresa, 2014. « ’Wer die Wunderblume findet, der vermag des Sagenberges geisterhaften Bann zu lüften’. Wilhelm Mannhardt und die mythologishe Forschung im 19. Jahrhundert », in Michael Simon, Wolfgang Seidenspinner et Christina Niem (org.), Episteme der Romantik. Volkskundliche Erkundungen. Münster, New York, Waxmann, p. 37-52.
Leander, Petzdolt, 1989, p. 48-51. Dämonenfurcht und Gottvertrauen. Zur Geschichte und Erforschung unserer Volkssagen. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
Privat, Jean-Marie, 2008. « Mélusine. Historique » in Bérose, Encyclopédie en ligne sur l’histoire de l’anthropologie et des savoirs ethnographiques, Paris, Lahic-iiac, UMR 8177.
Reinsberg-Düringsfeld, Otto von, 1862. Fest-Kalender aus Böhmen. Ein Beitrag zur Kenntniss des Volkslebens und Volksglaubens in Böhmen. Prag, F.L. Hober.
Scherer, Wilhem, 1877. Compte rendu de Wald- und Felkulte de Wilhelm Mannhardt, Anzeiger für deutsches Alterthum und deutsche Literatur, vol. III, p. 183-190.
Scheuermann, Karl, 1933. Wilhelm Mannhardt. Seine Bedeutung für die vergleichende Religionsforschung. Gießen, Meyer (thèse de doctorat, Berlin).
Schmidt, Arno, 1932. Wilhelm Mannhardts Lebenswerk. Danzig, Kafemann.
Schwartz, Wilhelm, 1862 [1849]. Der heutige Volksglaube und das alte Heidenthum mit Bezug auf Norddeutschland, besonders die Mark Brandenburg und Mecklenburg. Eine Skizze. Berlin, Wilhelm Hertz.
Simon, Michael et Bernd Rieken, 2007. « Warum wir Richard Beitls ’Mythologie’ von 1933 herausgeben, in R. Beitl, B. Rieken et M. Simon (org.), 2007. Untersuchungen zur Mythologie des Kindes. Münster, New York, Müncher, Berlin, Waxmann, p. xi-lxxx.
Sommer, Emil, 1846. Sagen, Märchen und Gebräuche aus Sachsen und Thüringen. Halle, Eduard Anton.
Sydow, Carl W. von, 1934. « The Mannhardtian Theories about the Last Sheaf and the Fertility Demons from a ModernCritical Point of View », Folklore, vol. 45, n° 4, p. 291-309.
Tybjerg, Tove, 1993. « Wilhelm Mannhardt : A Pioneer in the Study of Rituals », in Tore Alhbäck (org.), The Problem of Ritual. Stockholm, The Donner Institute for Research in Religious and Cultural History, p. 27–37.
Tylor, Edward B., 1867 [1865]. Forschungen über die Urgeschichte der Menschheit und die Entwickelung der Civilisation. Leipzig, Abel.
Tylor, Edward B., 1873 [1871]. Die Anfänge der Cultur : Untersuchungen über die Entwicklung der Mythologie, Philosophie, Religion, Kunst und Sitte. Leipzig, Winter, 2 vols. (traduit en allemand par Johann Wilhelm Spengel et F. Poske ; réédition Hildesheim, Georg Olms, 2005).
Tylor, Edward B., 1876-1878 [1871]. La Civilisation primitive. Paris : C. Reinwald et Cie., 2 vol. (traduit en français à partir de la deuxième édition anglaise, par P. Brunet (vol. I) et E. Barbier (vol. II)).
Van den Gheyn, Joseph, 1885. « La Mythologie végétale d’après les travaux de Guillaume Mannhardt », in Essais de mythologie et de philologie comparée, Bruxelles, Paris, Société Belge de Librairie, Victor Palmé, p. 47-67.
Waitz, Theodor et Georg Gerland (org.), 1859-1872. Anthropologie der Naturvölker. Leipzig, Fleischer (6 vol.). (Volume V, en deux volets (1865 ; 1870), publié par Georg Gerland ; volume VI (1872) rédigé par Georg Gerland à partir des écrits de Waitz ; volume I traduit en anglais en 1863 par J. Frederick Collingwood, pour l’Anthropological Society of London, sous le titre Introduction to Anthropology).
Weber-Kellermann, Ingeborg, 1965. Erntebrauch in der ländlichen Arbeitswelt des 19.Jahrhunderts auf Grund der Mannhardtbefragung in Deutschland von 1865. Marburg : N.G. Elwert.