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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Héritière ou pionnière ? Une biographie d’Audrey Richards

Adam Kuper

London School of Economics, Department of Anthropology

2017
Pour citer cet article

Kuper, Adam, 2017. « Héritière ou pionnière ? Une biographie d’Audrey Richards », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article1176.html

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L’anthropologue Audrey Richards, que je connus bien, était une femme impartiale, imperturbable, par bien des aspects anticonformiste, mais qui n’en agissait pas moins inconsciemment selon les critères de la classe sociale de ses parents, sorte d’aristocratie intellectuelle animée d’un esprit réformateur [1].

Née à Londres en 1899, Audrey Richards est la seconde des quatre filles de Henry Erle (plus tard Sir Henry) et Isabel Richards. Son père sert comme membre du conseil vice-royal de l’Inde entre 1904 et 1909 avant que la famille ne revienne en Angleterre en 1911. Audrey Richards me raconta que sa mère avait insisté pour que ses filles ne soient pas envoyées seules en Angleterre, en pension, comme il était de règle. Audrey Richards fréquente Downe House School près de Newbury. D’abord opposés à ce qu’elle entre à l’université, ses parents entendent qu’à tout le moins elle y fasse des études scientifiques. Elle s’inscrit en licence de sciences naturelles au Newnham College de Cambridge en 1918-1921. Influencée par Graham Wallas, père d’un ami rencontré à Newnham, elle décide de commencer des études de troisième cycle à la London School of Economics.

Wallas écrit à Bronislaw Malinowski pour lui demander de diriger le doctorat d’Audrey Richards ; entre 1928-1930, elle étudie donc sous la supervision de ce dernier. Entre 1924 et 1939, Malinowski dominait l’anthropologie sociale à la LSE. La LSE était alors associée aux nouvelles idées de progrès social et engagée dans le développement des sciences sociales appliquées. Encore quelque peu marginale, pas encore toute à fait respectable, la LSE offrait un environnement idéal pour une outsider ambitieuse et créative. Audrey Richards restera toute sa vie une malinowskienne orthodoxe. Elle était convaincue que le type d’information et d’analyse fournie par l’ethnographie fonctionnaliste serait de grande valeur pour les responsables politiques dans les colonies, et que cela éclairerait les problèmes de changement social.

Avant qu’ils n’aillent sur le terrain, on demandait aux étudiants d’écrire un mémoire appuyé sur la littérature ethnographique. Audrey Richards choisit un sujet dans lequel étaient à la fois impliquées la biologie et la culture : la nutrition. Dans les années 1920, la nutrition était devenue un sujet d’intérêt croissant dans les cercles académiques et gouvernementaux. L’approche fonctionnaliste de Malinowski promettait une perspective nouvelle. À partir de la littérature ethnographique sur les peuples bantous du Sud, Audrey Richards affirma que les institutions sociales étaient organisées essentiellement pour satisfaire ce besoin physiologique fondamental, et que « toute une série d’institutions et de relations » constituaient « le système nutritionnel ».

Audrey Richards et Lucy Mair (sa camarade d’étude et belle-fille de William Beveridge) sont parmi les premières anthropologues à mener des recherches appliquées en Afrique. Le programme de recherche sur le terrain d’Audrey Richards, datant de juillet 1929, commence avec une déclaration d’intention malinowskienne classique : « [...] procéder à une étude intensive des institutions sociales, coutumes et croyances de la tribu Awemba […] avec une attention particulière au rôle joué par les femmes dans la vie tribale et économique, la nature et l’importance du système familial et du contrat de mariage, et les problèmes liés à l’éducation des enfants. » « Dans les années 1930, se rappelait-elle en 1974, je fus envoyée étudier une société matrilinéaire parce qu’on pensait que c’était particulièrement judicieux pour une femme anthropologue d’étudier les femmes. Quand j’arrivais là-bas, vous ne serez pas surpris d’apprendre que je rencontrais autant d’hommes que de femmes ! »

De mai 1930 à juillet 1931, et à nouveau entre janvier 1933 et juillet 1934, Audrey Richards fait du terrain dans ce qui était alors la Rhodésie du Nord, chez les Bemba. Les étudiants de Malinowski étaient supposés apprendre la langue vernaculaire et vivre en relation étroite avec le peuple qu’ils étudiaient. Audrey Richards fait de longues incursions dans les villages, le statut de chef de tribu lui est accordé, elle apprend à maîtriser les façons de parler en usage à la cour royale bemba. « Cette position de prestige m’empêcha d’atteindre une quelconque position d’égalité avec le peuple mais cela constituait un avantage pour procéder au recensement des villages quand il était utile d’exercer une certaine dose d’autorité. » Ce n’est qu’à son retour à Londres qu’Audrey Richards décide que son centre d’intérêt pour sa première monographie bemba serait, une fois de plus, la nutrition. Toute en rédigeant ses travaux ‒ des monographies typiquement malinowskiennes ‒, elle enseigne à la LSE.

En 1937, elle part pour l’Afrique du Sud, où elle enseigne à l’université de Witwatersrand, à Johannesburg jusqu’en 1940. Elle y commence des enquêtes de terrain et se lie d’amitié avec le Premier ministre, Jan Smuts. Entre temps, en 1939, Malinowski a quitté la LSE pour Yale, où il mourra subitement en 1942. La guerre survenant, Audrey Richards retourne à Londres afin d’entrer temporairement au ministère des colonies, puis elle donne des conférences sur les études coloniales à la LSE d’abord au titre de lecturer, en 1944-1945, puis de maître-assistante entre 1946 et 1950 tout en étant membre du Centre de recherche coloniale en sciences sociales (Colonial Social Science Resarch Council).

Plusieurs voies professionnelles s’offrent dorénavant à elle, mais Audrey Richards pressent que les dirigeants politiques de l’empire britannique en Afrique ont fini par comprendre qu’ils pourraient tirer profit de l’expertise des sciences sociales et que c’était une aubaine à saisir. « On dit que la jeunesse est l’époque de l’enthousiasme, écrivit-elle en repensant à cette période de sa vie, mais je crois qu’il n’y a pas de sens de l’engagement plus grand que celui des hommes et des femmes d’âge mûr qui soudain se trouvent en position de faire ce qui est bon, chose qu’ils ont essayé de faire depuis des années. » En 1950, elle part pour l’université de Makerere en tant que directrice du tout nouvel Institut est-africain de recherche sociale (East African Institute of Social Research). Elle y finit la rédaction de Chisungu (1956), récit de l’initiation féminine chez les Bemba. La relation qu’elle en donne, fréquemment saluée, est rigoureuse, mais son cadre d’analyse fonctionnaliste daté. En 1956, elle revient à Newnham comme chercheure et remplit plus tard les fonctions de vice-doyenne. Elle obtient un poste de maître-assistant (Smuts readership) dans le domaine des études sur le Commonwealth qu’elle occupe de 1961 à 1966, et développe le Centre d’études africaines. Elle reste, néanmoins, une figure marginale dans le département d’anthropologie sociale de Cambridge, peut-être en raison de sa mésentente avec son professeur, Meyer Fortes.

Audrey Richards fut une figure extrêmement respectée, très aimée par la plupart de ceux qui ont travaillé avec elle. Elle reçut plusieurs distinctions : Commandeur de l’Ordre de l’Empire britannique pour son travail en Ouganda, élue à l’Académie britannique et présidente du Royal Anthropological Institute. Ironique, pratiquant l’autodérision, compagne très drôle, célèbre en Ouganda pour le tour qu’elle montrait dans les soirées où elle allumait des allumettes avec ses orteils, Audrey Richards n’en était pas moins une personne très sérieuse et morale. Elle vécut jusqu’en 1984.




[1Traduit de l’anglais par Christine Laurière. Cet article est la version française d’une notice abrégée issue de : Adam Kuper, « Audrey Richards : A Career in Anthropology », Among the Anthropologists : History and Contexts in Anthropology, London, Athlone Press, 1999, pp. 115-137. (Voir, dans Berose.fr, la rubrique « Sources secondaires » du dossier documentaire consacrée à Audrey Richards.)