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International Encyclopaedia
of the Histories of Anthropology

L’anthropologue nomade : Biographie intellectuelle de Frederik Barth

Herbert S. Lewis

University of Wisconsin-Madison

2017
To cite this article

Lewis, Herbert S., 2017. « L’anthropologue nomade : Biographie intellectuelle de Frederik Barth », in BEROSE International Encyclopaedia of the Histories of Anthropology, Paris.

URL BEROSE: article1100.html

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Fredrik Barth [1] (1928-2016), théoricien créatif et éminent, ethnographe infatigable ou véritable homme de terrain, est une figure majeure de la scène anthropologique mondiale, y compris dans le cadre des organes internationaux de la discipline. Dès sa jeunesse dans les années 1950 et jusqu’aux débuts du XXIe siècle, il fait partie de la poignée de chefs de file d’une anthropologie que l’on peut qualifier de globale. Si son nom n’est pas aussi largement connu ou aussi fréquemment cité que ceux d’un Clifford Geertz ou d’un Lévi-Strauss, ses nombreux et divers travaux ont été un stimulant de premier ordre et une source d’inspiration majeure pour beaucoup d’anthropologues de l’univers anglo-saxon. Il a rejeté les approches structuralo-fonctionnalistes les plus en évidence dans son temps, le structuralisme lévi-straussien, le néo-évolutionnisme américain, l’anthropologie symbolique et psychologique, pour développer sa propre version d’une perspective processuelle centrée sur les acteurs sociaux. Au long de cinq décennies, il a fait du terrain auprès de nombreuses populations — bien plus que dans la carrière moyenne de n’importe quel anthropologue professionnel — et ce dans des contextes culturels et environnementaux remarquablement contrastés. Pendant cette longue période, et par rapport aux cultures et aux multiples thèmes abordés, le regard de Fredrik Barth reflétait toujours son désaccord profond vis-à-vis de ces autres perspectives en vogue. On peut néanmoins repérer, dans ses travaux, certains points en commun, quoique implicites, avec des anthropologues apparemment distants de sa sensibilité intellectuelle.

Le credo de Barth était le « naturalisme », une position épistémologique qui met en valeur l’observation directe et une description éminemment terre à terre, fiable et précise, des êtres humains en action et en interaction. Pour lui, il n’y avait pas de structures sociales fixes ; ni des modèles sous-jacents, lévi-straussiens, de l’esprit humain, ni des systèmes culturels geertziens, exprimés par des symboles. La clé, la question cruciale de l’anthropologie, était l’observation des individus dans leurs motivations, dans leurs calculs destinés à optimiser leurs chances dans des situations sociales diverses, ayant pour cadre les savoirs et les ressources disponibles, tout comme les « valeurs » en vue. Barth ne cherchait jamais des règles abstraites ; il recherchait les connaissances, les sentiments et les réalités interpersonnelles en œuvre dans les moments de prise de décision. Dans ses premiers travaux, il appliqua cette approche à des phénomènes politiques, économiques et sociaux, mais il l’étendit ensuite à ses recherches sur les pratiques rituelles, les cosmologies, les savoirs. Il a lui-même résumé, en 1994, la position qu’il a assumée tout au long de sa vie : « Je considère la vie, telle qu’elle se manifeste n’importe où dans le monde, comme un reflet des pensées, des intentions et des interprétations d’un groupe de gens, c’est-à-dire de la façon dont elles prennent forme à travers différents processus : interaction, échange, conflit, apprentissage, transmission de la tradition, communauté, rapports de force. » (cité dans Eriksen 2015 : 189) En prenant pour point de départ les individus et leurs actions, Fredrik Barth s’inscrivait fermement dans la lignée de penseurs tels que William James, Gabriel Tarde, Max Weber, Bronislaw Malinowski, Raymond Firth (et même Franz Boas) —, en opposition avec ceux qui croyaient que le contrôle émane des systèmes sociaux, économiques ou mentaux : Karl Marx, Herbert Spencer, Émile Durkheim, A. R. Radcliffe-Brown, A. L. Kroeber, Leslie White et Claude Lévi-Strauss.

La réputation de Barth s’est consolidée sur le plan international dès la moitié des années 1950 avec deux articles, “Ecological Relationships of Ethnic Groups in Swat, North Pakistan,” publié en 1956, et “Segmentary Opposition and the Theory of Games: A Study of Pathan Social Organization”, publié en 1959, ou encore avec son ouvrage Political Leadership among Swat Pathans (1959). Tout en retournant plusieurs fois aux matériaux pachtounes (pathan) pour répondre aux discussions et aux polémiques engendrées par son travail, il s’est rapidement dirigé vers d’autres régions et vers d’autres sujets de l’anthropologie sociale. Ayant fait du terrain chez des villageois kurdes et des éleveurs du Kurdistan irakien en 1951, chez les Pachtounes en 1954, et chez les Basseri de l’Iran en 1958 (Nomads of South Persia, 1961), il a obtenu son premier poste académique à l’université de Bergen, fondée peu avant, dans sa Norvège natale. Sa mission : créer un Département d’anthropologie sociale.

Avec un groupe de collègues jeunes et enthousiastes à l’université de Bergen, il a reporté son attention sur l’étude des problèmes sociologiques de la Norvège et de ses différentes communautés. Il n’a pas tardé à organiser son équipe autour de l’étude de l’entreprenariat ; et bien que leur ouvrage collectif, The Role of the Entrepreneur in Social Change in Northern Norway (1963), ne soit pas largement connu, il a été une source d’inspiration pour ceux qui y ont prêté sérieusement attention. L’une des contributions de ce travail était l’analyse faite par Barth lui-même sur les dynamiques du commandement (leadership) et de la compétition sur les bateaux de pêche norvégiens, qui allaient lui servir d’illustration principale dans sa série de conférences célèbres et vivement débattues, publiée en 1966 sous le titre Models of Social Organization (1966). Le projet suivant, mené avec ses collègues norvégiens, a donné lieu à l’ouvrage grâce auquel le nom de Barth est le mieux connu aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la tradition anthropologique, Ethnic Groups and Boundaries: The Social Organization of Cultural Difference (1969). Le biographe de Barth, Thomas Eriksen remarque que son idée « la plus originale et contre-intuitive (2015 : 103), présentée dans le chapitre introductif, consiste à affirmer le décalage entre les différences ethniques et les différences culturelles » ; ce qui est, malheureusement, le seul message que la plupart des lecteurs ont retenu de la totalité de l’ouvrage. Quelques années plus tard, Barth s’est rendu compte qu’il avait sous-estimé l’importance de la culture dans l’ethnicité, échouant à reconnaître le pouvoir social, émotionnel et psychologique des expériences, des valeurs et des compréhensions partagées, tout comme, pour reprendre l’expression de Malinowski, des imponderabilia de la vie de tous les jours.

L’œuvre de Barth s’était jusqu’alors toujours focalisée sur les processus et les dynamiques des formes sociales, économiques et politiques, tout comme de leurs transformations. En 1968, il a commencé à éprouver le besoin de se déplacer vers d’autres types de régions et de cultures, au-delà des terres arides et des peuples nomades avec qui il avait travaillé, pour se concentrer davantage sur l’étude de la connaissance et de la façon dont les gens pensent et, par conséquent, dont elles façonnent le monde. Pour sa première entreprise, Barth consacre une année de recherche solitaire, rigoureuse et exhaustive, aux Baktaman de la région d’Ok Tedi, alors assez isolée, dans le Nord de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Cette enquête a débouché sur la monographie Ritual and Knowledge Among the Baktaman of New Guinea (1975) et le petit volume théorique, Cosmologies in the Making (1987). Dans cet ouvrage, Barth a conservé ses convictions « naturalistes », ne cherchant, ni ne trouvant un univers logiquement intégré, ou totalité cohérente, mais simplement des individus humains improvisant de façon créative, inventant et transmettant leurs inventions aux d’autres.

Les trois derniers terrains de sa carrière ethnographique remarquablement itinérante ont été Oman (Sohar: Culture and Society in an Omani Town, 1983), Bali (Balinese Worlds, 1993), et le Bhoutan — aucune publication substantielle n’en est sortie ; mais sa femme, Unni Wikan, qui l’accompagnait, a beaucoup écrit à partir de cette expérience.

Il va sans dire que la position de Barth, quoique puissante et distincte, n’était pas exempte d’emprunts théoriques. Ses premiers contacts avec l’anthropologie sociale et culturelle ont eu lieu en 1945 grâce à Conrad M. Arensberg, un anthropologue américain, alors présent à Oslo dans les rangs de l’armée, et sa formation a débuté l’année suivante, à l’université de Chicago. C’est un fait notoire que l’anthropologie de Chicago avait été fortement marquée par Radcliffe-Brown qui y séjourna sept ans durant, dans les années 1930, mais un autre membre éminent de la faculté dans les années 1940 était W. Lloyd Warner, le créateur des projets de recherche ’Yankee City’, à la fois pionniers et ambitieux. Avant d’arriver à Chicago, Warner avait intégré un groupe d’études, capital à Harvard, qui soulignait l’idée, contraire à la pensée de Radcliffe-Brown, que ce sont les individus en interaction qui créent les formes et les institutions sociales. Le groupe de Harvard comprenait le sociologue George C. Homans et les anthropologues Eliot Chapple et Conrad Arensberg.

Barth a poursuivi sa maîtrise à la London School of Economics, dont le mentor intellectuel était Raymond Firth, un étudiant de Malinowski qui s’était également éloigné du modèle de société soi-disant « structuralo-fonctionnaliste ». Pour Firth, « Les arrangements par lesquels une société est maintenue, les modes par lesquels les relations entre les groupes sont rendues opératoires et deviennent efficaces, reposent sur le choix et la décision individuels. Voici notre problème majeur en tant qu’anthropologues : traduire les gestes des individus en régularités du processus social » (1964 [1954] : 46). Barth est allé ensuite à l’université de Cambridge, accompagnant le disciple de Firth, Edmund Leach, qui venait de publier Political Systems of Highland Burma, où il écrivait : « Je considère nécessaire et justifié d’admettre que le désir conscient ou inconscient de gagner du pouvoir est une motivation très courante dans les affaires humaines. Par conséquent, je considère que les individus, une fois confrontés à un choix entre différentes actions, finissent généralement par utiliser ce choix pour augmenter leur pouvoir (...). » (1954 :10).

Pour aussi remarquable que soit le travail de Fredrik Barth, son approche théorique n’était pas isolée ; mais son énergie, tout comme le volume et l’ampleur de ses contributions sont frappants. Aux États-Unis, plusieurs contemporains de Barth travaillaient des idées similaires, relatives à la prise de décision stratégique et aux systèmes d’activité (Ward Goodenough, Alan Howard, Roger Keesing), ou à l’optimisation de la motivation humaine (Robbins Burling, Frank Cancian). Un certain nombre d’autres anthropologues britanniques travaillaient également sur l’action sociale, économique et politique des acteurs, tels que Fred Bailey, Jeremy Boissevain, de même que des membres du Rhodes-Livingstone Institute et du groupe de l’université de Manchester. Dans son article de 1978, “Political Anthropology: Manipulative Strategies,” Joan Vincent a parlé de la floraison de « tout un spectre de cadres théoriques, notamment ceux qui tournaient autour des transactions, de l’interaction symbolique, de l’analyse des systèmes, de l’individualisme méthodologique, de la théorie des jeux, de la théorie de l’interaction, et de la clientèle politique » (175). Fredrik Barth était un leader dans ce domaine, et non pas le loup solitaire que nous présente son biographe (Eriksen 2015).

Dès les années 1970, le travail de Barth suscita nombre de réactions négatives. Quelques-uns de ses critiques avaient une perspective marxiste ou postcoloniale, d’autres étaient durkheimiens, d’autres encore cherchaient à dépasser ses modèles de transaction et d’optimisation, tout en en reprenant les termes. En définitive, il apparaît que l’approche de Barth, tout en étant axée sur les acteurs, est devenue quelque peu désuète, comme ce fut le cas pour d’autres du même genre, voire fut balayée par le séisme anthropologique et intellectuel, à teneur politique, des années 1960 et 1970. Joan Vincent a caractérisé la scène en 1978 : « Les situations et les échanges politiques qui ont fait la marque de cette approche pendant très longtemps, notamment au sein de l’anthropologie politique, sont maintenant liées à de nouvelles préoccupations, autour des relations de domination et d’exploitation qui émergent dans le cadre du système mondial contemporain. » (1978 : 190).

L’anthropologie est assombrie depuis plusieurs décennies par les obsessions dont parlait J. Vincent, qui ont mené à des interprétations radicalement critiques de l’anthropologie du passé (voir Lewis 2014), y compris quand elle devançait les perspectives ou les sensibilités qui prévalent aujourd’hui. Le cas de Fredrik Barth l’atteste. Peut-être le temps est-il venu d’avoir une une appréciation plus nuancée de son apport, tout comme de celui de ses contemporains.

Références :

Eriksen Thomas Hylland, 2015. Fredrik Barth: An Intellectual Biography. London: Pluto Press.

Firth Raymond, 1964 [1954]. Essays on Social Organization and Values. University of London: The Athlone Press.

Leach Edmund, 1954. Political Systems of Highland Burma: A Study of Kachin Social Structure. London: Bell & Sons.

Lewis Herbert S., 2014. .In Defense of Anthropology: An Investigation of the Critique of Anthropology. New Brunswick: Transaction Publishers.

Vincent Joan, 1978. “Political Anthropology: Manipulative Strategies,” Annual Review of Anthropology, Vol. 7, p. 175-94.




[1La présente notice est une version adaptée de : ’Fredrik Barth by Thomas Holland Eriksen”: review by Herbert S, Lewis, History of Anthropology Newsletter, June 26, 2017. Voir “Sources secondaires”.