L’explorateur portugais Henrique Augusto Dias de Carvalho (1843-1909), qui vécut dans les territoires historiquement associés à l’empire lunda entre 1884 et 1888, est l’auteur d’une œuvre aux dimensions colossales, composée de monographies de nature scientifique, ethnologique, linguistique et historique, qui font de ses travaux une référence incontournable des études sur cette région de l’Angola et de la République démocratique du Congo. Du journal de sa mission sont issus plusieurs ouvrages, dont Descrição da viagem à mussumba do Muatiânvua (1890), récit de son voyage dans la capitale du grand potentat lunda (ou ruwund). Des extraits de sa monographie en un seul volume, Etnografia e História Tradicional dos Povos da Lunda (Ethnographie et histoire traditionnelle des peuples de la Lunda), de 1890, ont été traduits par Victor Turner et publiés en 1955 dans le Rhodes-Livingstone Journal, sous le titre « A Lunda love story and its consequences : selected texts from traditions collected by Henrique Dias de Carvalho at the court of the Mwantianvwa in 1887 ». Comparée à d’autres ethnographies de la Lunda et de contextes qui lui sont historiquement liés, cette partie du travail de Carvalho est au cœur du débat anthropologique qui a opposé, notamment, structuralistes et historiens de l’Afrique bantoue (tels que Luc de Heusch et Jan Vansina), autour du grand thème du héros civilisateur, du chasseur étranger qui épouse la princesse autochtone et fonde le royaume sacré.
Officier d’infanterie, né à Lisbonne au sein d’une famille libérale de tradition intellectuelle, Carvalho fréquenta un temps un cours d’ingénierie. Sa carrière militaire l’amena aux colonies portugaises de Macao, entre 1867 et 1873, de São Tomé-et-Príncipe, entre 1873 et 1876, du Mozambique, entre 1877-1878, et enfin de l’Angola, entre 1878 et 1882, ce qui explique son rôle dans la genèse même du projet de l’expédition qui lui est confiée, en association, entre autres, avec deux anciens collègues du Collège militaire, à savoir : Luciano Cordeiro, président de la Société de géographie de Lisbonne, et Manuel Pinheiro Chagas, devenu ministre des Affaires de la marine et d’outre-mer, qui souhaitait intensifier le commerce avec la Lunda grâce au chemin de fer qu’il avait été prévu de construire (il ne le sera pas) jusqu’à Ambaca. En 1883, Henrique de Carvalho fonde, avec Guilherme Pessoa Allen et Manuel Ferreira Ribeiro, la revue Colónias portuguesas : revista ilustrada [1], qui paraîtra jusqu’en 1891. Pour se rendre compte de ses expériences préalables en Afrique, « il suffit », écrit son biographe (et fils), João Dias de Carvalho, « de lire tous les numéros de ce journal (...). [2] » La désignation même de l’expédition de Carvalho - Expedição Portuguesa ao Muatiânvua (Expédition portugaise auprès du Muatianvua) contredisait rigoureusement l’idée d’exploration, faisant plutôt ressortir le nom d’un potentat bien connu des Portugais, avec lequel ils entretenaient des relations depuis longtemps [3]. Le récit laissé par le sertanejo (broussard) Joaquim Rodrigues Graça, qui avait séjourné à la cour lunda, entre 1846 et 1847, non pas en qualité de commerçant, mais au nom du roi du Portugal, inspira fortement Carvalho.
Les objectifs de l’expédition portugaise, lancée peu avant la Conférence de Berlin de 1884-1885, étaient ambigus : consolider, d’un côté, les relations avec l’empire de la Lunda, en facilitant notamment la création de comptoirs angolais, dans la continuité du vieux modèle commercial portugais, et en l’adaptant une fois pour toutes à l’abolition de l’esclavage. Dans la pratique, le major Carvalho s’emploie – avec succès – à faire reconnaître le roi du Portugal en « protecteur » par les potentats signataires. L’entreprise répondait ainsi à l’avidité des grandes puissances européennes vis-à-vis des territoires sous l’influence du Portugal – des explorateurs allemands, notamment, avaient récemment séjourné à la mussumba du Muatianvua –, mais bénéficiait aussi des circonstances favorables trouvées sur le terrain, c’est-à-dire l’accueil prometteur réservé par les potentats de la Lunda aux propositions portugaises. Si les traités (« kivajana » en lunda) signés lors de l’expédition ne concédaient au Portugal que le terrain sur lequel étaient construites les « stations civilisatrices », ils étaient censés ouvrir la voie à la création d’établissements administratifs, militaires, commerciaux et agricoles. De fait, la souveraineté du « Muene Puto [4] » était reconnue au détriment de toute autre puissance « étrangère » [5]. Mais il reste que les conséquences exactes de chaque kivajana ne pouvaient être estimées, ni par les signataires lunda, ni par Carvalho.
S’il était entendu dès le départ qu’il fallait se conformer aux usages du pays, tout en essayant de persuader les potentats de proscrire la pratique ancienne de l’esclavage, il ne fait aucun doute que la personnalité empathique de Carvalho fut décisive pour convertir son expédition en une entreprise profondément ethnographique, en particulier par l’attention qu’il porta à la linguistique. En 1890, de retour au Portugal, Carvalho publiera l’ouvrage Método prático para falar a lingua da Lunda (Méthode pratique pour parler la langue lunda) ; cette initiative révèle la perte d’importance graduelle des interprètes au cours de l’expédition, ou à tout le moins, du caractère indispensable de leur présence, et l’instauration de rapports plus directs entre Carvalho et ses nombreux interlocuteurs africains. Au-delà des contenus d’ordre ethnologique au sens le plus classique du terme, concernant des institutions dites traditionnelles, ce qui accentue la singularité de l’œuvre de Carvalho parmi les ethnographies du XIXe siècle est le fait qu’elle contredit, l’un après l’autre, les clichés sur l’intérieur de l’Afrique habituels au XIXe siècle, mais qui ont perduré bien au-delà. Au lieu de présenter un continent vierge du point de vue européen, Carvalho insiste sur les contacts séculaires avec l’Europe, inscrits dans les représentations vernaculaires du roi du Portugal, qui confinent au mythe. Au lieu d’un continent isolé, il nous montre une Afrique centrale traversée par des caravanes commerciales conduites par des Africains et des luso-Africains qui, sans avoir de cartes, connaissaient bien la géographie et les populations locales. Au lieu d’un continent primitif, sans écriture, il décrit des cours royales disposant chacune d’un secrétaire lettré et échangeant une correspondance.
Loin d’une Afrique tribale, c’est une Afrique impériale qu’il présente, à plus de mille cinq cents kilomètres de la côte, qui, amatrice de produits européens « de luxe », tels que des uniformes militaires, des parasols ou des boîtes à musique, fournissait jusqu’à une période encore récente le plus gros contingent d’esclaves au trafic transatlantique, lequel alimentait notamment le Brésil – colonie portugaise jusqu’en 1822. Une Afrique qui avait peu à envier à la cour de Versailles en raison de ses intrigues et ses coups de théâtre politiques, ou à la Rome antique, même si ses châteaux étaient éphémères et, pour ce qui est de la Lunda, sur le point d’être détruits par des envahisseurs appartenant à la célèbre ethnie chokwe, les « Quiocos » de Carvalho.
De retour au Portugal, en 1888, Carvalho mène un combat sans relâche, sur les plans intérieur et international. En 1889, il publie L’influence de la civilisation et de la colonisation latine et surtout portugaise en Afrique : Lettre à Sa Majesté le Roi des Belges [6]. En s’installant dans plusieurs « stations civilisatrices » fondées par l’Expédition, le Portugal a énormément élargi les frontières de l’Angola, donnant naissance à la province administrative de la Lunda, dont Carvalho, devenu colonel, fut le premier gouverneur, entre 1895 et 1896. La région de la mussumba, noyau historique du vieil empire lunda, fut quant à elle intégrée dans le Congo de Léopold II. En 1891, ce dernier le fait Commandeur de l’ordre de l’Étoile africaine, créé trois ans auparavant.
Si Carvalho est un homme de son temps, marqué par des idées évolutionnistes, par une ferveur impérialiste incontestable et par des attitudes paternalistes, il n’en est pas moins susceptible d’être considéré comme un précurseur de la révolution ethnographique, en ce qu’il a devancé certains aspects de la sensibilité moderne, notamment en ce qui concerne le relativisme culturel et l’observation participante. Son œuvre et, surtout, son expérience humaine dans la Lunda défient toute catégorisation dichotomique dans l’historiographie de l’ethnologie et des études africanistes.