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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

À la recherche de la paternité sauvage : vie et œuvre d’Edwin Sidney Hartland

Frederico Delgado Rosa

CRIA / NOVA FCSH

2015
Pour citer cet article

Rosa, Frederico Delgado, 2015. « À la recherche de la paternité sauvage : vie et œuvre d’Edwin Sidney Hartland », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article606.html

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Edwin Sidney Hartland est né à Islington, près Londres, en 1848. Avocat et homme politique, maire de Gloucester en 1902, il consacre son temps libre à la science du folklore et devient, dès sa fondation en 1878, l’un des membres les plus éminents de la Folk-Lore Society, qu’il préside entre 1899 et 1901. Il est également membre de la Society of Antiquaries. Inspiré surtout par l’œuvre et l’école d’Edward Tylor (Primitive Culture, 1871) et de James Frazer (The Golden Bough, 1890), il refuse de limiter la conception du folklore et l’application de ses méthodes aux seules traditions paysannes d’Europe, ou du monde dit "aryen", pour les faire coïncider avec le projet de comparatisme universel de la récente anthropologie évolutionniste, s’opposant à la vieille école de mythologie comparée de Max Müller, mais entrant aussi en conflit avec d’autres membres de la Folk-Lore Society (tels que Laurence Gomme). Il se distingue alors comme un "folkloriste sauvage" (Dorson 1968), s’intéressant à l’unité psychique de l’espèce humaine et à la reconstitution, surtout à travers l’ethnographie exotique, mais également à travers le folklore européen, des versions les plus primitives des traditions religieuses jugées plus civilisées.

Connaissant aussi bien les sources historiques - de toutes époques, depuis l’Antiquité classique et orientale -, que la vaste littérature ethnographique de son temps, il produit près de deux cents comptes rendus pendant quatre décennies, à partir de 1884 (surtout dans la revue Folk-lore), ainsi que de nombreux articles et monographies. Il dépasse vite le statut de compilateur de contes populaires (par exemple, English Fairy and other Folk Tales, 1890) et contribue à la professionnalisation de ce domaine d’études, en appliquant la thèse des survivances (The Science of Fairy Tales, An Inquiry into the Fairy Mythology, 1891).

Fils d’un prêtre congrégationaliste, Edwin Sidney Hartland rejoint l’idée tylorienne selon laquelle l’anthropologie (et donc le folklore) est une science réformatrice, notamment sur le plan religieux. Il considère pourtant qu’en raison du penchant éternel de l’homme vers l’animisme, le legs primitif de l’humanité ne disparaîtra jamais, et qu’il peut même engendrer de nouvelles traditions. Il définit le folklore (ou l’anthropologie) comme la science de la tradition et joue un rôle capital en tant que divulgateur de ces disciplines jumelles, à travers des ouvrages explicitement destinés à un public élargi (Folk-Lore : What is It and What is the Good of It ?, 1899 ; Mythology and Folk-tales : their Relation and Interpretation, 1900).

Dans son œuvre maîtresse, The Legend of Perseus : A Study of Tradition in Story, Custom and Belief, publiée en trois volumes entre 1894 et 1896, il estompe les frontières entre les catégories de mythe, de légende (ou "saga"), de conte populaire (ou "Märchen") et de rite, pour les relier entre elles en tant que dérivations évolutives des modes de pensée de l’humanité primitive. Les versions écrites du mythe de Persée, dues à la plume d’Ovide, Strabon ou Lucien, ne seraient que la transformation tardive et sophistiquée d’une tradition beaucoup plus rudimentaire et ancienne, pourtant repérable au cours des siècles postérieurs, y compris au 19e siècle. Selon Hartland, bien qu’il ne soit plus possible d’en reconstituer l’origine exacte du point de vue historique et géographique, on peut encore accéder à ses fondements psychologiques premiers.

Jouissant à l’époque d’une renommée « presque comparable » (Dorson 1968) à celle du Rameau d’Or de James Frazer, The Legend of Perseus présente plusieurs points communs avec ce best-seller anthropologique. Comme Frazer l’avait fait pour les hommes-dieux mis à mort, Hartland veut mettre en évidence l’origine "sauvage" de certains dogmes du christianisme, en particulier la naissance surnaturelle de Jésus. Hartland est, sinon l’initiateur, l’un des pionniers du vaste dossier anthropologique concernant l’ignorance primitive des mécanismes de la reproduction sexuelle et notamment du rôle du père. Il associe cette question à celle de l’antériorité du principe de filiation matrilinéaire, un sujet qu’il approfondit dans des ouvrages ultérieurs, en dialogue toujours croissant avec les intérêts de l’anthropologie sociale et culturelle, mais qui deviennent de plus en plus datés (Primitive Paternity : the Myth of Supernatural Birth in relation to the History of the Family, 1909 ; Primitive Society : the Beginnings of the Family and the Reckoning of Descent, 1921). Dans sa critique moderne de l’apport évolutionniste à ce débat, Edmund Leach introduit l’expression « la génération Frazer-Hartland » (« Virgin Birth », 1966). Plus récemment, Patrick Wolfe considère que la « propéthie » d’Hartland a influencé la soi-disant découverte ethnographique, par Baldwin Spencer et Francis Gillen, du premier cas d’un peuple (les Arunta/Arrernte) ignorant le rôle de la sexualité dans la reproduction (Wolfe 1994).

Hartland participe à d’autres débats majeurs de l’anthropologie de son temps, comme celui concernant le totémisme (Rosa 2003) ou celui du monothéisme primitif. Son travail est un repère incontournable pour ses contemporains, aussi bien en Grande-Bretagne qu’à l’étranger, et notamment en France, où Durkheim et ses disciples le considèrent à juste titre comme un représentant majeur de « l’école anglaise » d’anthropologie. Selon Richard Dorson, « après la disparition d’Hartland, l’anthropologie sociale et le folklore ont emprunté des chemins divergents, oubliant l’union heureuse entre les deux disciplines, qu’il avait promue avec tant de succès » (Dorson, 1968).