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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Les relations Gaidoz-Sébillot ou la guerre des prééminences

Claudie Voisenat

IIAC-LAHIC, Ministère de la culture, Paris

2011
Pour citer cet article

Voisenat, Claudie, 2011. « Les relations Gaidoz-Sébillot ou la guerre des prééminences », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article274.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Réseaux, revues et sociétés savantes en France et en Europe (1870-1920) », dirigé par Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) et Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages).

Henri Gaidoz et Paul Sébillot se rencontrent en janvier 1879 par l’intermédiaire de François-Marie Luzel. Si Paul Sébillot fait encore figure d’amateur doué, Henri Gaidoz est déjà, quant à lui, un interlocuteur incontournable pour quiconque s’intéresse à la littérature populaire de la Bretagne. Philologue, proche de Renan, fondateur en 1870 de la Revue Celtique, il a publié l’année précédente avec Eugène Rolland le premier numéro de la revue Mélusine. Recueil de mythologie, littérature populaire, traditions et usages et il est depuis deux ans directeur d’études pour la philosophie celtique à l’École Pratique des Hautes Études.

Les deux hommes semblent s’apprécier et commencent à collaborer à la constitution de bibliographies : "Nous venons de nous associer Sébillot et moi pour compiler et publier une Bibliographie des traditions et de la littérature populaire de la France. C’est pour moi une occasion de liquider des notes dont je ne me servirais pas sans doute. Sébillot se charge de tout le travail matériel". [1]. Gaidoz qui a, au fil des années, accumulé énormément de références est ravi que Sébillot se charge de les mettre en ordre et de les rendre publiables
 [2]. Celui-ci dénué de tout bagage universitaire en fait son miel, tout aussi content de bénéficier de l’érudition de son comparse qui, de son côté, met à profit ses voyages pour compléter ses références dans les bibliothèques de ses amis. [3]

Vont ainsi se succéder une Bibliographie des traditions populaires de l’Alsace (1883, chez Noirel à Strasbourg), une Bibliographie des traditions populaires du Poitou (1884, dans la Zeitschrift für Romanische Philologie), une Bibliographie des traditions populaires des Frances d’Outremer (1884-1885 dans la Revue de linguistique et de philologie comparée et 1885 chez Maisonneuve qui est l’éditeur de cette revue), une Bibliographie des traditions populaires de l’Auvergne (1884 dans la Revue de l’Auvergne), un Blason libre de la France (1884 dans la Revue de linguistique et de philologie comparée puis chez Maisonneuve) et toujours en 1884, un Blason populaire de la France, au Cerf, supposé être le premier volume d’une série de publications communes sur La France merveilleuse et légendaire.
Tandis que Sébillot profite de l’aura scientifique de Gaidoz, celui-ci bénéficie de l’entregent de celui-là et de ses dons d’homme de réseau. Ainsi, dès 1879, Sébillot contribue à créer les Dîners celtiques [4] sur le modèle de ceux de La Pomme, la "Société artistique et littéraire, entre Bretons et Normands », qu’il a fondée en 1877 avec Elphège Boursin.

De même, il met au service de leur projet commun ses propres réseaux scientifiques et leurs moyens d’édition. Paul Sébillot, proche de la libre-pensée est en effet membre de la Société d’anthropologie de Paris depuis le 4 avril 1878 et c’est dans la Revue de linguistique et de philologie comparée d’Abel Hovelacque qu’il publie en janvier 1879 son "Essai sur le patois Gallot". C’est dans cette même revue, organe de l’école linguistique naturaliste et en opposition ouverte avec la Société de linguistique, que paraitront plusieurs livraisons des bibliographies qui seront ensuite tout naturellement publiées par Maisonneuve, l’éditeur de la revue. C’est aussi chez Maisonneuve, qui a par ailleurs édité la Faune de Rolland et le premier numéro de Mélusine, que Sébillot lance en 1880 une collection intitulée Littérature populaire de toutes les nations tandis qu’il publie son premier livre, Contes populaires de la Haute-Bretagne, chez Charpentier, l’éditeur prestigieux et attitré de Zola, Flaubert, Théophile Gautier, des frères Goncourt…

Mais très vite, les premières tensions apparaissent entre les deux hommes : l’ascension de Sébillot est fulgurante et Gaidoz en prend ombrage. D’autant que si leur association repose sur des intérêts bien compris, rien ne les rapproche par ailleurs. Les liens de Sébillot avec la Société d’anthropologie, sa collaboration dès 1884 à la revue l’Homme de Gabriel de Mortillet connu pour son anti-cléricalisme de combat, ses amitiés dans les milieux de la libre-pensée, tout cela ne peut qu’indisposer Henri Gaidoz dont les opinions sont conservatrices. Il ne se fait en effet pas faute, dans ses lettres à Luzel, de lui reprocher vertement son républicanisme. « Je vois avec peine le caractère anti-religieux que vous donnez à votre journal (…) A quoi bon ? Sinon à insulter la religion et les conservateurs. La République conservatrice et libérale est décidément une chimère quand les républicains deviennent les maîtres » [5]. « Il sera dit que les Républicains sont incapables en tout, et bons seulement à ruiner leur pays » [6]. Une République avec laquelle il conseille à Luzel de prendre ses distances car "au train dont vont les choses, je crois qu’[elle] sera finie dans 15 ou 18 mois" [7].
La rupture est consommée en 1884. En fait dès 1883 Henri Gaidoz exprime à mots couverts le sentiment d’être exploité par Paul Sébillot dont la notoriété commence par trop à s’affirmer. Il écrit ainsi à F.-M. Luzel : "Je n’ai aucun scrupule à collaborer avec Rolland 1° parce que c’est un vrai savant. 2° parce que je n’ai pas à craindre qu’il m’exploite, ce qui est quelquefois le cas dans certaines associations" [8].

La querelle éclate à propos de la publication des Contes des provinces de France qui, bien qu’étant le second volume de la collection La France merveilleuse et légendaire chez Cerf, est signé du seul Sébillot qui en a écrit la préface. Gaidoz s’insurge [9] et entame une série de contre-offensives destinées à faire pièce aux ambitions de celui qu’il considère maintenant comme un concurrent et un ingrat. La reprise, en 1884, de la publication de Mélusine, en sommeil depuis son unique numéro de 1877, ouvre clairement les hostilités. Ainsi Eugène Rolland peut-il écrire à Giuseppe Pitrè : "Je vois par le journal que vous m’avez envoyé que vous vous transformez en Société italienne.
Quant à nous, nous préférons le gouvernement monarchique et nous faisons Mélusine. C’est une Restauration monarchique destinée à combattre l’anarchie folklorique" (souligné par l’auteur). Tandis qu’Henri Gaidoz avoue à F.-M. Luzel : "Sans doute c’est folie de refaire Mélusine. J’ai été entraîné par l’amour de l’activité et aussi l’amour du folk-lore qui m’intéresse considérablement. Il y a aussi des considérations personnelles qui m’ont poussé : lisez avec soin, surtout entre les lignes, le 3e paragraphe de notre prospectus" [10].

Et c’est bien comme une attaque personnelle, le visant lui et ses amis de la Société d’anthropologie de Paris, que Paul Sébillot interprète la préface de la nouvelle revue. Il y répond aussitôt par un compte rendu dans les pages de la revue L’Homme : "En 1877-78, les mêmes auteurs fondèrent sous ce titre une revue qui disparut au bout d’un an. Elle contenait surtout des textes, et elle fit œuvre utile en donnant de bons spécimens de contes (contes bretons de M. Luzel, contes créoles de MM. Brueyre et Mercier, etc.), des chansons avec musique, des formulettes, etc. Dans leur préface, les éditeurs annoncent des visées plus hautes, et semblent vouloir traiter ex cathedra les sujets relatifs à la littérature populaire de toutes les nations. L’entreprise est vaste, et pour qu’elle réussisse, nous souhaitons qu’ils soient mieux informés pour le reste de leur cadre qu’ils ne le sont en ce qui regarde l’anthropologie : ’ce mot, disent-ils, accaparé et dénaturé par des gens qui ne s’occupent que de crânes, d’os longs (!) et de cheveux, et qui y voient tout l’homme.’ A moins d’un parti pris, la lecture de n’importe quel bulletin de la Société d’Anthropologie aurait montré aux éditeurs de Mélusine que les études anthropologiques embrassent en réalité tout ce qui se rapporte à l’homme physique ou moral, et le recueil lui-même où nous écrivons ces lignes est la meilleure preuve que l’objectif du groupe est des plus étendus et des plus variés" (n°10, mai 1884).
Gaidoz furieux écrit à Luzel qui lui a envoyé son exemplaire de la revue : "L’article est d’un envieux et d’un ingrat, car son auteur est un fils de Mélusine." [11].

Ainsi, tout au long de l’année 1884, les escarmouches vont se poursuivre, Gaidoz demande à Luzel de recueillir des contes et des superstitions de la mer auprès d’anciens marins afin de couper l’herbe sous les pieds de Sébillot dont c’est l’un de sujets de prédilection [12]. Au dîner celtique organisé à Tréguier en l’honneur de Renan, il fait déposer sur chaque assiette un numéro de Mélusine en précisant à Luzel qui se fait pour l’occasion son complice : "C’est notre n° de 5 août (où il n’est pas question de Sébillot) mais si vous avez occasion de me dire la figure qu’il fera en trouvant Mél. Dans son assiette, vous me ferez plaisir" [13].

Un an plus tard, toutefois, Henri Gaidoz reconnaitra que le problème de signature du second volume de La France merveilleuse et légendaire résultait d’un malentendu : "Puisque vous avez eu l’amitié de vous intéresser à mon conflit avec S. je suis heureux de vous apprendre qu’il s’est terminé pacifiquement. Dans notre entretien où il m’a produit une lettre d’il y a deux mois, nous avons vu qu’il avait compris dans un sens une phrase que j’avais écrite dans un autre, et il avait cru à des concessions que je n’avais pas l’intention de faire. Il y avait un malentendu dès le début. Comme mon intention n’était pas de signer tous ces 15 volumes mais de mettre la collection en train, et de signer le premier ceux qui m’intéressent, je lui en ai abandonné une dizaine à faire et signer seul. ( je ne serai pas sans l’aider de mes conseils et de mes avis, comme vous pensez). J’en signerai un seul, de mon seul nom, qui sera mon œuvre personnelle. On en signera trois H.G. et P.S., et un autre enfin sera signé P. S. avec préface par H.G. En somme l’arrangement est honorable pour moi et avantageux pour Sébillot dont l’activité trouvera sa récompense. Le volume de contes où vous allez figurer sera signé par S. seul" [14]. Malgré cet arrangement, la collection n’aura pas de suite. Chacun reprendra sa liberté, les deux hommes resteront durablement brouillés et leur rivalité larvée servira de toile de fond à la petite scène des érudits français préoccupés de folklore. Henri Gaidoz ne se fait d’ailleurs pas faute de diffuser son avis personnel sur son ancien collaborateur et chaque succès de Sébillot (lancement de la Société des traditions populaires, de la Revue des traditions populaires...) semble raviver son animosité. Ainsi écrit-il en 1889 à Giuseppe Pitré : "Si en France le folk-lore se disperse, comme vous le regrettez, cela vient de ce que nos disciples (à Rolland et à moi) Sébillot et Carnoy ont voulu jouer le rôle de maîtres et de chefs de liste. Vous pouvez voir ce qu’ils valent, et ce qu’ils apportent au progrès de la science. Pour eux le folk-lore est simplement un genre de littérature où il est facile de s’établir écrivain, et d’en imposer à un public ignorant" (Lettre à G. Pitré, 25 mars 1889).

En 1912, trois ans après la mort d’Eugène Rolland, Henri Gaidoz publie dans Mélusine, qu’ils avaient fondé ensemble en 1877, un long article "Eugène Rolland et son œuvre littéraire", retraçant la vie et les travaux de son ami disparu. Il y attaque violemment Paul Sébillot en le qualifiant "d’Amerigo Vespucci du folklore" et en l’accusant de chercher à s’attribuer les mérites revenant à Eugène Rolland, en particulier la fondation en 1882 des dîners de Ma Mère l’Oye. La charge est terrible et sans doute inattendue après tant d’années. Sébillot lui répond par un article, "Notes pour servir à l’Histoire du Folk-lore en France", publié en deux livraisons dans les numéros de février et avril 1913 de la Revue des Traditions populaires. il s’y défend vigoureusement en produisant des dates, des lettres, des notes qu’il dit extraites de Mémoires qu’il est en train de rédiger à la demande de ses enfants. Henri Gaidoz demandera un droit de réponse dans le numéro de juin 1913, que Sébillot publiera accompagné d’une page de "Simples notes" venant clore la polémique sans toutefois l’épuiser. En novembre 1813, Paul Sébillot commence à publier ses Mémoires d’un Breton de Paris en feuilleton dans le journal d’originaires Le Breton de Paris. Il compte sans doute y donner sa propre version d’une histoire à laquelle il a le sentiment d’avoir largement participé. Mais la déclaration de guerre vient interrompre la publication avant même qu’il ait abordé cette période de sa vie et avec sa mort en 1918, ses Mémoires resteront inédits, si tant est qu’ils aient été écrits jusqu’au bout puisque nulle trace n’en a jamais été retrouvée [15].

Autres sources consultables dans Bérose




[1Lettre 169, Gaidoz à Luzel, 10 février 1882.

[2Lettre 169, Gaidoz à Luzel, 18 décembre 1882 : "La bibliographie de l’Alsace est non exclusive parce que Sébillot ne sait pas l’allemand. Mais pour le reste, c’est lui qui pond la plus grande part du travail matériel de classement et de préparation des ms pour l’imprimeur. Mais j’avais déjà tant de notes par devers moi ! Certes toute la France y passera, et aussi les colonies !"

[3Lettre 175, Gaidoz à Luzel, 16 septembre 1882 : « Après un séjour de quelques jours à Clermont, j’irai m’établir pour huit ou dix jours chez un ami que j’ai à Brioude. Ce sera la meilleure partie de mon voyage parce que j’y aurai à la fois du repos et de la société. Bien plus, comme cet ami est bon bibliophile, j’y travaillerai avec ses livres : la section auvergnate de ma bibliographie. »

[4Il en est l’un des cinq membres fondateurs avec Renan, Gaidoz, Quellien, Loth et Harmonic.

[5Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 132, 23 juillet 1879.

[6Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 174, 28 juillet 1882.

[7Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 133, 4 avril 1879.

[8Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 182, 12 décembre 1883.

[9Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 133, 19 juin 1884 : "Vous savez bien que par suite des manœuvres rusées de S. j’ai été privé de l’honneur du vol. de Contes, quoi que j’en sois l’auteur tout autant que lui dans la réalité. Il a même eu l’audace de m’en envoyer un exempl. Avec dédicace ! Nos relations sont très tendues et je ne sais encore comment elles tourneront. Ce qui est certains c’est que j’y perdrai des plumes dont S. ne manquera pas de se parer. La préface des Contes est de lui. La préface de Blason de moi".

[10Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 185, 18 mars 1884.

[11Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 192, 7 août 1884.

[12Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 186, 24 mai 1884.

[13Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 190, 31 juillet 1884.

[14Correspondance Gaidoz-Luzel, Lettre 189, non datée mais vraisemblablement écrite en juin 1885.

[15Pour une analyse de cette dernière période, polémique, de leurs relations voir dans ce même dossier : Claudie Voisenat, Quand les archives font des histoires. La polémique entre Henri Gaidoz et Paul Sébillot (1912-1913) et les sources numérisées qui l’accompagnent.