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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Écritures, réécritures de Jules Momméja : Des « sujets de haute actualité »

Véronique Moulinié

IIAC-LAHIC, CNRS, Paris

2008
Pour citer cet article

Moulinié, Véronique, 2008. « Écritures, réécritures de Jules Momméja : Des “ sujets de haute actualité  », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article223.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Réseaux, revues et sociétés savantes en France et en Europe (1870-1920) », dirigé par Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) et Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages).

Parcourant les archives de Jules Momméja, parmi la masse de brouillons, de feuilles volantes, de notes, on ne manque pas de s’apercevoir de la récurrence de certains motifs, saisis sur le vif, notés rapidement, comme jetés sur le papier afin de ne pas les oublier sans idée précise quant à leur utilisation. On ne manque pas de remarquer également l’importance des manuscrits : trois sommes au moins semblaient prêtes pour une éventuelle publication qui n’eut jamais lieu. Des textes plus courts mais aussi des dessins avaient été préparés à cette fin. On ne sera guère étonné de constater que dans ces manuscrits figurent nombre de motifs, empruntés aux notes. Rien de plus normal, pourrait-on penser. N’est-ce pas le propre de tout travail de recherche ? Les choses deviennent plus singulières lorsqu’on découvre que de nombreuses années, parfois trois décennies voire plus, séparent ces deux types d’écriture. Elles deviennent plus singulières encore lorsqu’on découvre quel en fut le catalyseur.

Les Cahiers Noirs

La guerre qui éclate en Août 1914 est, pour lui, une véritable commotion. Certes, lui ne peut être mobilisé car trop âgé. Son fils, Edouard, est décédé en 1908. Sans doute avait-il trouvé quelque apaisement face à cette perte en la personne de son gendre, Maurice Villeneuve. Mais celui-ci, médecin, est mobilisé dès le début des hostilités. La famille vient alors au rythme du courrier, redoutant chaque jour que la funeste nouvelle n’arrive. Cependant, la guerre elle-même ne l’étonne guère. Il a toujours affecté une grande défiance à l’égard des progrès techniques, de la société industrielle, qui, selon lui, pervertirait l’homme, ferait son malheur et le conduirait à sa perte. Les événements semblent lui donner raison : la guerre est, pour lui, la fille de l’industrie. Et le pire est, selon lui, à venir. Minée par la crise économique, démographique, morale même, l’Europe sortira totalement détruite de la guerre, « redevenue un désert comme aux lendemains des grandes invasions » [1] . Il n’est même pas besoin d’attendre la fin de la guerre. Il lui suffit de regarder autour de lui pour voir les prémisses de ce désastre. Les hommes désertent les campagnes, qui se dépeuplent dramatiquement. L’hémorragie est telle que, déjà, « les champs sont peu à peu dévorés par la brousse », « la féroce végétation des épineux, des ronces et des lianes s’empare rapidement des plus beaux bois qu’elle transforme en halliers où les sangliers eux-mêmes ne pourraient se frayer un passage. » [2]

Les écrits auxquels s’est adonné Momméja depuis plusieurs décennies trouvent ainsi toute leur utilité ; ils témoigneront de ce qui, très bientôt, ne sera, assurément plus.
D’autant qu’ils reçoivent un cadre institutionnel inespéré [3]. Une circulaire du 3 Mai 1915, adressée par le Ministère de l’Instruction Publique, aux sociétés savantes invite « toutes les personnalités particulièrement qualifiées par la nature de leurs travaux et l’habitude qu’elles ont de la méthode historique » à « prendre des notes sur les évènements auxquels ils assistent », à « recueillir la tradition orale pendant la guerre » [4] . « Membre de plusieurs sociétés savantes », pour reprendre l’expression consacrée, officier de l’Instruction Publique, Momméja a eu très tôt connaissance de cette circulaire qui légitime au plus haut niveau ces écrits [5]. D’ailleurs, n’avait-il pas lui-même caressé semblable projet, simplement plus ambitieux, songeant à « un travail sur l’histoire de France vue d’une petite ville de province, au jour le jour, à travers les âges. » [6]
Cette invitation lui permet également de renouer avec la tradition familiale qui fait la part belle à de fiers ascendants, luttant au péril de leur vie, pour la défense de leurs opinions, s’impliquant activement dans les événements de leur temps. C’est cet ancêtre Chanavé cachant les Pasteurs du désert dans la maison familiale, l’arrière-grand père Momméja qui, au nom de la réconciliation des professions de foi, participa à la messe pour le repos de l’âme de Louis XVI, ou encore cet oncle, officier en Algérie, et puis, sous ses yeux, son gendre, Maurice, qui est à la tête d’une ambulance. Momméja, encore une fois, introduit une rupture. Trop jeune en 1870, trop vieux en 1914, il est au surplus inapte au maniement des armes, ayant perdu l’usage d’un oeil très jeune, ce qui lui valut d’être réformé. C’est la plume à la main, dans les tranchées de ses Cahiers Noirs [7] qu’il va, lui aussi, s’impliquer.
Paradoxalement, cette guerre, qu’il honnit parce qu’elle balayera l’Europe mais soutient également parce qu’elle mettra un terme à la barbarie, incarnée par les « Boches », pour lui emprunter ses termes, va avoir des effets inattendus sur sa pratique d’écriture, lui permettant également de renouer les fils, quelque peu distendus, de sa propre histoire.
Cependant, à parcourir ces cahiers, un fait ne manque pas d’étonner : tout est parfaitement en ordre, organisé en un propos fluide, sans rature, paginé. L’ouvrage est précédé d’une « Note préliminaire » où Momméja explique sa démarche ; dans chacun des volumes, des titres de chapitre figurent dans la marge, regroupés en une sommaire table des matières. L’ensemble est bien différent des notes de terrain, brouillon de lettres sans indication du destinataire, réflexions jetées au fil de la pensée, notes de lecture diverses, dessins pris sur le vif, destinés à lui seul. Il est assez facile alors d’imaginer comment il procéda et surtout comment, peu à peu, il infléchit à sa convenance les indications de la circulaire. Il s’est dans un premier temps conformé à la directive ministérielle, notant, décrivant la guerre vue de l’arrière et ses conséquences sur la vie quotidienne, apportant, comme elle le précise, une attention soutenue à la mobilisation, l’administration de Moissac où il vit, la vie économique, les hôpitaux, l’assistance, etc. Les convois de soldats, l’arrivée des premiers blessés, les hôpitaux temporaires, les embusqués mais aussi les problèmes d’approvisionnement, les restrictions, la hausse des prix, les accapareurs, les rumeurs des plus plausibles au plus étonnantes, Momméja consigne avec minutie tout ce dont il est témoin, avec la plus extrême précision. Ses efforts sont salués à leur juste valeur puisqu’il soumet son premier mémoire au CTHS en novembre 1915 et reçoit les encouragements à poursuivre.
Mais il semble que la nature de cet écrit, lentement, change, ce qui explique, peut-être, pourquoi Jules Momméja n’enverra pas les mémoires suivants. A côté des "échos affaiblis mais sincères du vaste drame qui emplit la scène de l’Europe", il ne va pas hésiter à "entremêler ces impressions, ces notations et ces tableaux, de réflexions, de récits, d’épisodes personnels et qui touchent tous plus ou moins à (sa) vie et à (son) labeur d’érudit" [8]. C’est d’abord la rencontre avec un archéologue, Georges Chenet, blessé et hospitalisé à Moissac qui lui fournit le premier prétexte à digression. Discussion avec Chenet, visite d’Armand Viré et de l’abbé Lemozi, prospection, échanges de livres, d’objets, d’idées, c’est le petit monde des archéologues quercynois qui est ainsi décrit, avec ses luttes, ses amitiés, ses espérances. Momméja se plaît également à évoquer ses années de formation, ses lectures, ses auteurs favoris ou détestés, sa « carrière », ses rapports avec les différentes sociétés savantes, etc. Puis, l’histoire de la guerre vécue depuis l’arrière se mâtine de motifs personnels et familiaux. On découvre l’histoire de sa grand-mère, qui connut la Révolution Française et celle de son grand-père qui, bien que protestant et républicain, assista, aux périls de sa vie, à une messe dite en l’honneur de Louis XVI, celle de plus lointains ancêtres qui cachèrent les pasteurs du désert, dans la maison de Pouziniès. Mais ces souvenirs sont aussi prétextes à un nouveau saut de côté, vers le folklore C’est l’oncle Chanavé qui, au cours d’une partie de chasse en compagnie du très jeune Jules, lui raconte l’histoire des hommes sauvages de Caussade. Et l’enfant, médusé, d’écouter ce qui plus tard formera la matière première d’un article jamais publié. C’est Jeannot, son petit-fils, qui rentrant du collège, lui rappelle que c’est la Sainte-Agathe. Et Momméja de se souvenir des fêtes auxquelles il assistait, ce jour-là, lorsqu’il était enfant, prétexte à une réflexion sur les traditions, les superstitions et la littérature orale. Une promenade archéologique avec sa fille ouvre la porte à de longs développements sur les fées, les sorcières, sur les croyances populaires attachées aux sources. La difficulté à trouver des bras pour les gros travaux amène une réflexion railleuse du bordier Lamonteye : "Si c’étaient des travailleurs comme Tourreno : nous n’aurions rien à redouter". Et Momméja de transcrire ce conte, qu’il entendit bien des années auparavant, qui mettait en scène un faucheur si âpre au travail qu’on le soupçonna d’avoir pactisé avec le diable.
Or, ces épisodes, et tant d’autres, étaient déjà présents dans son Journal ou dans ses notes éparses. Ses Cahiers Noirs lui offrent enfin l’occasion de se livrer ouvertement à l’écriture folkloriste, d’utiliser le matériau accumulé pendant de longues années. Il ne s’agit plus de mettre le folklore au service de l’archéologie mais de le traiter pour lui-même. Mais la demande du CTHS est aussi l’occasion pour Jules Momméja de céder à la tentation autobiographique. Certes, l’ensemble ne peut être qualifié d’autobiographie. Pourtant, les échappées de ce côté-là de l’écriture sont évidentes, noyées parmi d’autres motifs. Et l’on ne peut parler des Cahiers noirs sans évoquer Les pierres du gué [9] , cinquante textes de nouvelles qui constituent une sorte de livre de raison, où il consigne ses souvenirs, des épisodes de sa carrière d’archéologue, rapporte des contes, tente de définir sa personnalité. Entre l’un et l’autre, la filiation est manifeste : nombre de thèmes sont communs aux deux.
Ces Cahiers noirs vont en quelque sorte montrer la voie et donner naissance à d’autres textes, auxquels Momméja travailla jusqu’à sa mort.

Les chants populaires du Caussadais

J’ai déjà parlé de sa campagne folkloriste des années 1890-1891. Mais le fruit de cette collecte était restée à l’état de simples notes. Trente deux ans après, au début des années vingt, il reprend ses carnets de terrain et rédige les Chants populaires du Caussadais. [10] La fréquentation d’Antonin Perbosc et surtout les publications de ce dernier ne sont peut-être pas étrangères à ce regain d’intérêt. C’est du moins à lui que Momméja s’adresse, comme à un maître, lui faisant lire à plusieurs reprises les épreuves de ce nouvel ouvrage.

« Je vous montrerai de nouveau mes Chants du Caussadais que j’ai retranscrits, traduits, annotés, glosés, commentés... Cela prend une certaine tournure. J’y ai travaillé de toutes mes forces et avec passion parce qu’en étudiant et comparant ces frêles petites choses, je me suis aperçu qu’elles formaient une sorte de tableau, ou mieux un vague poème dont le sujet est l’âme et la vie de nos paysans du berceau à la tombe. » [11]

Si Perbosc est le témoin privilégié de ce travail de réécriture auquel il a, en quelque sorte, apporté sa caution, il n’en a certainement pas été l’initiateur. Certes, les deux hommes se rencontrent à la fin des années 1880, alors que l’archéologue commence sa collecte. Certes, ils ont les mêmes centres d’intérêt, l’histoire et les traditions locales, la décentralisation et le Félibre, la littérature populaire. Mais Momméja ne voit alors en Perbosc qu’un érudit comme lui, au mieux un « poète », mais certainement pas un maître [12].
C’est ailleurs que s’éveille l’intérêt de l’archéologue pour les chansons, au coeur même de la Société Archéologique du Tarn-et-Garonne, lorsqu’en 1883, un de ses confrères, Emmanuel Soleville, commence à livrer ses Chants populaires du Bas-Quercy, en une sorte de feuilleton qui durera six ans [13]. En 1890, ils sont publiés sous forme de recueil [14] ; le Bulletin de la Société Archéologique en fait alors un compte-rendu élogieux. « Le volume de M. Soleville constitue (...) un vrai régal pour tout archéologue, lettré ou musicien, une magnifique collection de véritables reliques, qui n’auraient pas tardé à disparaître, si elles n’eussent été ainsi recueillies par une main savante et discrète. » [15] Un an auparavant, un éditeur cadurcien publiait les Vieux chants populaires recueillis en Quercy, profanes et religieux, en français et en patois de Daymard.
Momméja connaît parfaitement ces deux ouvrages et les apprécie diversement. S’il considère les travaux de Daymard comme une référence, les qualifiant volontiers de « consciencieux », considérant que « nul ne s’est attaché avec plus de soin à noter les chants religieux, que savaient, encore, en grand nombre, toutes les vieilles femmes et tous les mendiants, d’entre Libos, Cahors et Roquecor », il se montre beaucoup plus réservé à l’égard de Soleville, « moins initié au folklore » que Daymard. Doux euphémisme que celui-ci. Dans la confidentialité d’une lettre à Antonin Perbosc, datée du 24 Octobre 1890, l’attaque est violente et sans appel : ce travail, très superficiel quant au fond, serait aussi très suspect quant à sa méthodologie, Momméja accusant Soleville d’avoir modifié et censuré les chants qui ne lui convenaient pas.

« Quelques bonnes femmes que j’ai employé (sic) tout le temps m’en ont déjà dicté plus de 80 (!) inconnus de M. Soleville ! et dans le nombre quelques-uns de la plus haute importance, des cantiques adouracious qui semblent tant ils sont étrangement mystiques, sortir du Fiaretti de Saint François, et des complaintes historiques du plus haut intérêt. Parmi ces dernières je citerai en première ligne un très long fragment de la célèbre complainte de Byron, qui, joint à ceux déjà publiés, me prouve que c’est à un très long poème que nous avons à faire (sic). J’ajoute sur ce sujet que M. Soleville par scrupule religieux à (sic) impitoyablement châtré toutes les chansons qu’il n’a pas remaniés (sic) pour les faire cadrer à son système musical. J’ajoute que son travail très incertain sans doute surtout au point de vue musical est totalement à refaire au point de vue traditionaliste et littéraire. Ce n’est pas le fait de l’ignorance, loin de moi cette pensée, mais parti pris clérical. Le Folk-lore est une chose trop indépendante pour que M. Soleville ne s’attache pas à en faire (illisible). » [16]

Née de cette exaspération, la collecte des années 1890-1891 avait donc pour but premier de vérifier et de compléter ces deux ouvrages. Trente ans plus tard, le travail de réécriture porte les marques de cette genèse. Si sa colère s’est singulièrement émoussée -au point d’affirmer que Soleville est « celui grâce aux leçons de qui (il a) pu explorer avec quelque fruit le champ traditionaliste »- Momméja n’a de cesse de comparer les fruits de sa collecte avec celle de ces deux prédécesseurs. Pourtant, les Chants du Caussadais vont au-delà de ces échos amoindris d’une dispute d’érudits locaux ou de la simple compilation de chants. La demande que le CTHS a initiée en 1915 donne à ses travaux une autre valeur : ils sont indéniablement des objets de science.
Il s’intéresse d’abord à la question de l’origine des chants populaires, prolongeant ainsi la réflexion du « consciencieux » Daymard qui, dans l’introduction à son recueil, affirmait qu’« il y a (en fait) très peu de chants régionaux ; la plupart des chants populaires sont communs à toutes les provinces. Chacun d’eux n’a qu’une seule origine, seulement, dans ses pérégrinations, dans sa diffusion, il a subi des variantes, des changements dans la forme et quelquefois dans le fond. » (Daymard 1889 : VIII) Affirmation toute théorique que Momméja complète et illustre, en l’appliquant à son « champ folklorique », cette « terre de promission de l’ethnographie » qu’est son Caussadais.
Mais il est évident que, pour lui, on ne peut penser l’origine des chants sans s’être interrogé sur la provenance des hommes, celle-ci étant la conséquence directe de celle-là. C’est pourquoi il se livre d’abord à une réflexion démographique, appliquant au Caussadais « la règle universelle qui veut que, dans leurs déplacements, les humains se conforment à la marche apparente du soleil », suivant pour cela « les voies fluviales ». Et de conclure avec plus de précision : « Ce n’est pas seulement de nos jours que le Quercy se dépeuple (...), ses habitants, partis de Saint-Antonin, d’Albias, de Bruniquel, de Caussade, de Belmontel, de Léojac, de Vazerac, de Villemande, etc., abandonnant leur pays (...) pour s’établir pour toujours (...) dans la Lomagne (....) ; (mais) on doit admettre que si dans le caussadais, la race s’est renouvelée, ce n’est pas aux dépens des vieux Cadurques, mais bien plutôt, par l’incessant travail migrateur venu du Rouergue et même de l’Auvergne. » Et ce premier constat démographique est d’une grande utilité au folkloriste. « Cela indique aux traditionalistes les directions à suivre pour retrouver l’origine de quelques-uns de nos chants traditionnels, mais ils ne devront pas se hâter d’en conclure que tout est apport d’Auvergne ou du Rouergue dans notre folklore. » En effet, à ces grands courants migratoires d’est en ouest, il faut aussi ajouter des relations qui, pour avoir une envergure géographique moindre, n’en ont pas été moins importantes. Certes, la guerre, le commerce, l’industrie ont toujours entraîné des mouvements de populations entre la campagne et les villes environnantes, permettant aux couplets de voyager. Mais, pour Momméja, l’influence décisive de Montauban, Cahors ou Toulouse, etc. est ailleurs. Le mépris qu’elles auraient toujours affiché à l’égard des campagnes, les rapports très durs qu’elles auraient tissés avec elles auraient agi profondément sur la littérature populaire, les « pieds-terreux » n’ayant eu d’autre solution que de chanter leur rancoeur, utilisant la mélodie comme moyen de résistance, confiant à des « cantilènes » d’apparence innocente le soin de perpétuer la mémoire de ces luttes.
Dans le Caussadais, comme ailleurs, on trouve donc deux types de chants populaires : les chants nés sur la terre caussadaise et les chants apportés par les populations venues d’autres régions. Fort de cette règle, il est alors très facile de retrouver l’origine d’un chant. Et c’est presque à un exercice d’application de cette méthode que se livre Momméja à propos d’Ospérinet, chant qui met en scène un braconnier menacé de pendaison.

"La scène se passe dans lou bosc de Saboio ; la femme du braconnier est la plus belle qui soit ’dedines Saboio’ ; enfin le libérateur est appelé ’moun ouncle de Saboio’. Cela nous conduit dans un pays qui s’appelle Saboio et il n’y en a pas deux en Europe : c’est la Savoie. On doit donc croire que cette légende est venue du pays de De Maistre, à l’autre extrémité de la France. Mais comment a-t-elle pu parvenir jusque chez nous ?
La Réforme avait noué des liens solides entre Montauban et Genève. Dès 1561, on voit apparaître chez nous des savoyards envoyés par les réformateurs genevois. C’étaient des pasteurs ; mais des gens de conditions diverses les suivirent et s’établirent définitivement dans Bas-Quercy. Un d’eux, Pierre Momméja, dit Saboye, fut élu consul de Montauban en 1599. Cette constatation suffit pour montrer qu’une légende de Savoie a pu s’implanter dans le Caussadais, avant le XVII° siècle ce qui explique son caractère archaïque."


Au-delà de cette question des origines, la perspective historique permet d’éclairer certains aspects de la littérature populaire. Ainsi, dans La Counfessiou, Momméja s’étonne que la bergère traite son confesseur d’« Antéchris » (sic) lorsque celui-ci lui interdit de revoir l’élu de son coeur. « C’est la seule fois que je l’ai rencontré (le mot Antéchrist) dans notre littérature traditionnelle, et il est également absent des chansons recueillies tant par Daymard que par Soleville. » Faut-il conclure à l’erreur d’un conteur peu scrupuleux ? A un apport plus récent ? A l’influence de ces « ineptes couplets que les grammophônes ont popularisés » [17] et qui font de plus en plus le bonheur des « despéloucayres » au cours de leurs travaux en commun ? Au contraire, la référence à l’histoire permet à Momméja de restituer sa cohérence à ce détail étrange et de plaider ainsi pour le caractère typiquement caussadais de la « cantilène ». « Comme il faut bien chercher une raison à tout, je me demande s’il ne faut pas y voir une influence huguenote, car ce surtout (sic) dans son acception anticatholique a toujours fait partie du vocabulaire parpaillot. Or, le pays où j’ai recueilli La counfessiou fut protestant, ou au pouvoir des protestants, pendant près d’un siècle, et, même après la Révocation de l’Edit de Nantes, le groupe protestant y resta particulièrement vivace et puissant. »
Cette question du passé huguenot du Caussadais, Momméja en fait l’un des axes forts de sa réflexion sur les chants traditionnels. La lutte entre protestants et catholiques -particulièrement virulente dans cette région et à laquelle ses ancêtres, rappelons-le, avaient pris part- et la persistance du culte réformé auraient ainsi laissé des marques profondes dans la littérature populaire mais aussi dans les « moeurs et coutumes ». Si, sous certains aspects, le folklore du Caussadais est proche de celui de l’Agenais ou du Rouergue, pour ne citer que ces deux exemples [18], une analyse fine devrait démontrer des différences infimes, produits de cette histoire particulière, qui font toute la spécificité du lieu et interdit de l’assimiler aux régions environnantes [19].
Mais la perspective historique, pour nécessaire qu’elle soit, n’est pas suffisante. Elle laisse aux chants tout leur mystère et ne conduit qu’à des conclusions vagues et fort sujettes à caution. Ainsi, en va-t-il pour Tsano d’Oymé qui rencontre, près d’une fontaine, un prince qui lui demande de l’eau. Mais Tsano se dérobe aux ordres, prétextant n’avoir ni tasse ni écuelle propre. Puis, on la retrouve à Paris, offrant au prince une pomme qu’il refuse. Et Tsano se noie dans la fontaine, près de laquelle elle avait rencontré le prince. La triste fin de Tsano d’Oymé est décidément difficile à expliquer. Pourquoi se noyer quand un prince refuse votre offrande ? Existe-t-il seulement un lien entre les deux événements et de quelle nature est-il ? Daymard et Soleville, recueillant ce chant, se contentent de « constater l’existence et la généralité de la tradition : ’(...) A tort ou à raison la tradition populaire veut que ce soit le Vert-Galant. Il n’est pas étonnant qu’Henri IV, qui a plusieurs fois guerroyé dans le Quercy, y ait laissé un souvenir de sa popularité ». Tsano d’Oymé aurait été séduite puis délaissée par le Navarrais. Venue à Paris le rappeler à ses devoirs, en vain, elle se serait noyée, de honte ou de chagrin. Mais l’explication ne satisfait pas Momméja. Peut-on déduire semblable histoire du seul fait qu’Henri IV jouit, dans cette région, d’une solide réputation de trousseur de jupons, que rappellent de nombreuses chansons, plus explicites ? Certes, Tsano a bien été séduite et délaissée mais c’est ailleurs qu’il en fonde la preuve. C’est un détail, une curiosité de cette chanson qui attire son attention. Lorsqu’elle se rend à Paris, Tsano offre une pomme au roi de France. Et Momméja de s’interroger, comme Soleville, sur la présence de ce fruit qui « ne paraît que rarement dans notre littérature traditionnelle », et de se lancer, à la différence de son prédécesseur, à la poursuite de cette pomme, à travers les siècles et les pays, en une réflexion qui laisse pas d’étonner par sa qualité et surtout par son originalité.

Un mot encore sur la pomme envoyée et refusée ; cette pomme a frappé Soleville : ’La muse populaire, écrit-il, se doute-t-elle qu’elle évoque ici un souvenir de la Grèce antique ? ’ ’Les anciens, dit Sainte-Beuve, envoyaient à leur maîtresse une pomme comme gage et symbole d’amour.’ Et le savant critique cite, à ce propos, une épigramme de Platon. Relisons cette épigramme. ’Je te jette cette pomme ; si tu est (sic) disposée à m’aimer, reçois-la, et, en retour, donne-moi ta virginité. Que si tu es contraire à mes voeux, reçois-la encore, et vois comme son éclat et sa fraîcheur sont peu durables.’ La première partie de cette épigramme nous permet de deviner ce qui s’est passé entre Jane et le fils du roi. Il lui a offert la pomme d’amour ; elle l’a acceptée ; elle l’a gardée, et quand elle est délaissée elle la lui présente pour lui rappeler ses promesses. Et ce n’est pas seulement en Quercy que la pomme est un symbole érotique. En Serbie, lorsque la jeune fille reçoit la pomme de son amoureux, elle est engagée. Chez les Esclavons de la Hongrie, le fiancé, après avoir échangé l’anneau avec la fiancée, lui donne une pomme, symbole essentiel de tous les dons nuptiaux. (...)
D’ailleurs, la pomme apparaissait rituellement jadis au repas de noces ; voici comment. On choisissait la plus belle et la plus grosse, on y insérait par la tranche le plus grand nombre possible de pièces d’or, puis on la plaçait sur une serviette repliée reposant sur un plat. Une des cuisinières prenait ce plat et faisait le tour de la table en chantant :
E qual l’estrenara / Lou poumel de la noubietto ?/ E qual l’estranara / Un ramelet n’aura [20].
D’autres femmes suivaient portant de menus bouquets de fleurs artificielles. Les convives glissaient une pièce de monnaie entre les plis de la serviette puis recevaient un des bouquets. L’argent ainsi récolté était pour les serbicialos c’est-à-dire pour les femmes qui avaient fait le service de la table. Quand un ménétrier était là, il précédait les quêteuses en raclant son violon.
J’ai vu cela plusieurs fois dans mon enfance ; c’était un intermède plaisant aux longues goinfreries du repas. Depuis qu’on avait des oranges, c’en était une qui servait de pommel. La coutume dure encore dans l’arrondissement de Moissac. (...)
Dans la région où Daymard faisait ses récoltes folkloriques, c’était la nouvelle mariée elle-même qui présente (sic) la pomme hérissée d’or aux invités, et qui rend un baiser en échange de l’offrande ; aussi le chant traditionnel est-il un peu différent de celui usité en Bas Quercy ; le voici.
Ca, ça, ça, qui l’estrennara / La pommetto de la nobio ? / ça, ça, ça, qui l’estrennara / Un baïsat de la noubieto aura.
(ça, ça, ça, qui l’étrennera, la pommette de la mariée, ça, ça, ça, qui l’étrennera, un baiser de la mariée aura)
Parfois, il est remplacé par un couplet en français, qui spécifie bien que la pomme ainsi promenée est la « pomme d’amour » dont parle un chant populaire sicilien.
Tu non ci pensi, leta maritata / Quaunu sui dasti la pumu d’amuri (sic)
(Tu ne te souviens plus, heureuse mariée, du temps ou tu me donnas la pomme d’amour).
’Quant à la destination de l’argent recueilli, elle varie suivant la position de fortune des mariés’, ajoute Daymard ; ce qui revient à dire que cet argent est bien destiné à la nobio. Or ’près de Tarente, dans l’Italie méridionale, écrit M. de Simone, au dîner de noce, lorsqu’on arrive aux pommes, ’ad mala’ chaque convive en prent (sic) une et, l’ayant entamée avec le couteau, place dans l’incision une monnaie d’argent ; on offre le tout à la jeune mariée : celle-ci mord dans la pomme et retire la monnaie.’ Il était intéressant de faire ce rapprochement ; il serait imprudent d’en chercher l’explication.« Ainsi, ce sont les coutumes de mariage qui restituent son sens à la chanson, des coutumes fort répandues mais que l’on a peu à peu oubliées, dont pourtant le souvenir persiste, tenace, séparé de son contexte jusqu’à devenir incompréhensible. Pour Momméja, un chant ne se comprend que replacer dans le société qui l’a vu naître et prospérer ; la »muse populaire« en effet adopte le quotidien, la »culture matérielle« que les couplets reflètent fidèlement. Affirmation poussée jusque dans ses plus extrêmes retranchements à propos de La counfessiou, déjà évoquée. »Daymard en a donné un texte pareil sauf les différences dialectales et l’emploi du mot foutséro au lieu de brugiéro car la flore locale a parfois marqué d’une empreinte particulière les chants populaires. La bruyère abonde dans le Caussadais, où la fougère est à peu près inconnue ; en folklore, il faut savoir tenir compte même de cela.« En somme, les chansons sont tout à la fois un tableau, une »mémoire", un témoignage et, au fil des années, une sorte de message codé que le savoir du folkloriste est le seul à pouvoir décrypter.
Ainsi, les Chants populaires du Caussadais sont-ils accompagnés de longues considérations ethnographiques, le plus souvent puisées dans la mémoire de Momméja lui-même. Les chants de moissonneurs, par exemple, sont l’occasion de décrire les assemblées de « despéloucayrés (besognant) la nuit, parfois sur l’aire au clair de lune, le plus souvent sous un hangar éclairé tant bien que mal par une grosse lanterne. » Et Daymard aurait dû être plus attentif à ce genre de détails, lui qui regroupe dans la même section, au « titre un peu vague », les chansons les plus prisées lors des grands travaux. S’il avait eu, comme Momméja, une parfaite connaissance des travaux agricoles, il aurait su « qu’il y a plusieurs théâtres différents et qu’à chacun doit correspondre une classe particulière de chansons. » Des théâtres que Momméja décrit avec force détails. Peut-on comprendre le sens de La ramado de Pellaroquo si l’on ignore ce qu’est une ramado ? Et il consacre une longue page à cette jonchée nauséabonde, faite d’« herbes potagères et légumineuses » accompagnées de carcasses pourrissantes, symétrique inversé du mai, « bel arbuste fleuri de bouquets et de rubans ». Derrière les « cantilènes », se profile un véritable tableau ethnographique du Caussadais, avec ses croyances, ses superstitions mais aussi ses pratiques en fonction des saisons et des âges.
Ce manuscrit n’était pas encore prêt, il fallait encore y travailler mais la besogne avait déjà fort belle allure : cent huit pages d’introduction, une organisation par thème et type de chants, une présentation pour chacun d’eux. Il envisageait évidemment une publication et s’apprêtait à porter publiquement l’habit de folkloriste. Ne s’était-il pas attaché à la rédaction des Vieilles histoires des collines, dont le titre dit assez le contenu ? N’avait-il pas repris ses ébauches de coiffes, envisageant une « parlotte » sur ce thème pour la société Académique du Tarn-et-Garonne ? N’avait-il pas complété son travail de 1894 sur l’architecture rurale d’une importante série de dessins, utilisant ainsi les morceaux éléments d’architecture qu’il n’avait cessé de consigner dans son journal ? N’avait-il pas donné son accord pour que ses contes soient publiés dans la revue Divona, à Cahors ?

Le temps lui manquera pour mener à bien ces projets. Le premier conte, Tourréno, le grand faucheur, paraît en Janvier 1928. Momméja meurt le 11 de ce même mois. Seuls deux autres contes suivront.




[1Ms 117/6. 29 Décembre 1915. Archives Départementales de Montauban.

[2Ms 117/8. Archives Départementales de Montauban.

[3Les Cahiers Noirs présentent également de troublantes ressemblances avec la Cryptographie agenaise de Boudon de Saint-Amans. Sans doute, Momméja trouvait-il là un moyen de suivre les traces d’un érudit qu’il admirait et dont il utilisa sans doute les notes, aujourd’hui introuvables.

[4Bulletin de la Société Archéologique et Historique du Périgord 1915 : 230.

[5Le journal qu’il rédige pendant la guerre en témoigne. « Terminé l’interminable lettre d’envoi -une vraie préface- au Ministère des extraits du présent journal sollicité par le Comité des Travaux Historiques. Tant que j’y ai travaillé, j’ai été heureux, plein d’espoir qu’on prêterait quelque attention à ces notes sans apprêt. Maintenant, je me dis qu’on les mettra dans un dossier sans y jeter un coup d’oeil... Au fait, que m’importe ? Je n’ai jamais été assez fol pour désirer la publication de ces choses-là, de mon vivant. De telles pages n’ont d’intérêt que lorsque celui qui les a écrites n’est plus de ce monde. » (Ms 117/4 : 117. Archives Départementales. Montauban)

[6Journal, 10 juin 1900.

[7Ms 117-1 à Ms 117-12. Archives Départementales. Montauban.

[8Ms 117/1. Archives Départementales. Montauban.

[9Dans son mémoire, Alain Laporte affirme que ce manuscrit était constitué de deux cahiers, l’un appartenant à Marthe Villeneuve, l’autre à Jean Villeneuve. Aux Archives Départementales à Montauban, il n’en reste plus qu’un, ajouté au fonds Momméja au cours des années quatre-vingt dix. Il ne figure donc pas dans l’inventaire Méras.

[10Ms 255/54. Archives Départementales. Montauban.

[11Ms 1417. Bibliothèque Municipale. Toulouse. Lettre à Antonin Perbosc. 12 Octobre 1922.

[12Lette de Momméja à Antonin Perbosc, 11 Juillet 1890, Ms 1417, Bibliothèque Municipale de Toulouse. Il s’agit sans doute d’une des premières lettres que Momméja adresse à Perbosc qu’il appelle Monsieur. Un an plus tard, dans une lettre du 5 juin 1891, il le qualifiera d’« ami ».

[13La Société Archéologique du Tarn-et-Garonne publie un bulletin par an. Les « Chants populaires » figurent dans les livraisons des années 1883, 1884, 1885, 1886, 1889.

[14Soleville 1890

[15Bouic 1890 : 86

[161 Ms 1417. Bibliothèque Municipale. Toulouse. Lettre à Antonin Perbosc. 24 Octobre 1890. Trente ans plus tard, lorsque Momméja retrouve les Chants populaires du Caussadais, sa plume a singulièrement perdu de sa virulence. Pourtant, les accusations n’ont pas disparu ; elles ont simplement été quelque peu édulcorées. Comparant, pour chaque chant, la version qu’il a recueillie avec celles que Daymard et Soleville, il note de fréquentes divergences entre sa collecte et celle de Soleville. Divergences que le « scrupule religieux » de l’enquêteur suffirait à expliquer : l’homme d’église, en présence de plusieurs versions, aurait choisi la moins lutine. Ainsi, à propos de « La Noubieto », « La marieé », où l’on entend les doléances d’une jeune fille mariée à un paysan malade mais riche. « La nourrice Françou me dicta, un soir de Novembre 1890, cette chanson naïvement cynique, dont les quatre premièr(e)s (strophes) ont été publié(e)s par Emmanuel Soleville à peu près dans les mêmes termes mais sous forme de sixains, par ce (sic) qu’il n’avait pas compris que la pièce est en vieux vers roman en vers de treize pieds. On chercherait vainement le reste dans son recueil. Peut-être l’ignorait (sic), mais je doute fort qu’il se fut résigné à publier les sixains restants, s’il les avait connus, car toute sa délicate nature répugnait au réalisme brutal qu’elles étalent avec tant d’impudeur. » (Ms 255/54) Pour Momméja, Emmanuel Soleville ne pouvait pas publier cette réponse de la jeune fille, à qui l’on conseille de se consoler de l’absence d’ardeur du mari en songeant à l’héritage qu’il ne tardera pas à lui laisser : « -Au diable la richesse ! Quand le plaisir n’y est pas ! -J’aimerais mieux un homme à mon entendement -Que toute la richesse de ce vieil impotent ! ». Le « scrupule religieux » a aussi sévi sur « La counfessiou ». « Soleville a publié pareillement La counfessiou, mais la version qu’il en a donnée est une version pieuse ; il ne pouvait pas faire autrement. Pourtant, il a eu la loyauté de reconnaître l’existence d’un texte infiniment moins orthodoxe ; et il faut lui en tenir compte, car cet aveu a dû beaucoup coûter à sa piété. » Pouvait-il, comme le fait Momméja, rapporter les paroles de la bergère qui avoue à son confesseur comment elle a péché sur la bruyère avec Pierrou ? Quant « Al païs de Lalurou », « Au pays de Lalurou », « Soleville déclare d’ailleurs qu’il en connaît une autre version ’qui dit positivement, du reste, que les trois dames de l’oustalet sont de méchantes fées des montagnes, qui veulent éprouver la constance du chevalier’. » Et Momméja d’ironiser. « Pourquoi les traite-t-il de méchantes, ces fées de montagne (qui hébergent le chevalier et exigent quelque faveur pour prix de leur hospitalité) ? Elles ont envie de se joindre d’amour au bel étranger, et elles le lui disent sans détour. Calypso et Sircé n’agirent-elles pas de même avec Ulysse ? » (Ms 255/54) Mais la critique va beaucoup plus loin. « Entre bien d’autres, Le Merle me dicta cette singulière chanson le soir du 10 octobre 1890. Il ne se souvenait plus bien la dernière strophe, mais il en savait parfaitement le sens, et c’était exactement celui qu’a transcrit Soleville : de sorte qu’il m’a été facile de la reconstituer. Le texte de Soleville est plus complet, plus littéraire que celui de mon rapsode ; mais celui-ci est plus sincère ; de toute évidence, aucun transcripteur timoré n’en a délivré l’âpre énergie ; il doit donc être plus proche de l’original. » (Ms 255/54) On le comprend aisément, le transcripteur timoré qui a remanié la version populaire, l’a parée d’atours plus littéraires, n’est autre, pour Momméja et même s’il n’ose l’affirmer clairement, que Soleville lui-même.

[17Ms 255/53. Archives Départementales. Montauban.

[18Rappelons que Momméja considère que le Caussadais a perdu sa population au profit de la Lomagne mais aussi de l’Agenais et qu’il n’a évité le dépeuplement que grâce à l’arrivée des Rouergats et des Auvergnats.

[19Une chose ne manque pas d’étonner chez Momméja : son acharnement à décrire minutieusement, inlassablement le Caussadais, en préambule aux réflexions les plus diverses, pour l’enquête sur les conditions de l’habitat en France, dans les Cahiers Noirs, dans son Journal, dans les vieilles histoires des collines ou encore, ici, dans l’introduction aux Chants Populaires. Or son intention semble assez claire : il s’agit pour lui de prouver que le Caussadais est et a toujours été « différent ». Une différence que tout dénonce, depuis toujours : le sol, les rivières, la végétation mais aussi l’histoire et les hommes. « Un petit monde (...) géologiquement, orographiquement, ethnographiquement aussi » à part et qui suppose une réflexion particulière. La sienne, bien sûr.

[20"Qui l’étrennera,
La pomme de la petite mariée ?
Qui l’étrennera,
Un (?) aura".