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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Jules Momméja. Enquêtes scientifiques ou quête de soi ?

Véronique Moulinié

IIAC-LAHIC, CNRS, Paris

2008
Pour citer cet article

Moulinié, Véronique, 2008. « Jules Momméja. Enquêtes scientifiques ou quête de soi ? », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article221.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Réseaux, revues et sociétés savantes en France et en Europe (1870-1920) », dirigé par Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) et Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages).

Travaillant à reconstituer le parcours d’un homme inconnu ou du moins peu connu, on est souvent tenté d’en faire un précurseur, un être exceptionnel. La chose n’est pas facile avec Jules Momméja. Il apparaît bien ordinaire et sans doute est-ce là toute sa paradoxale exemplarité. Il me paraît en effet assez représentatif de cette sociabilité érudite de la fin du XIX° siècle, qui s’activait en tous sens, explorant les domaines les plus divers dont le folklore. C’est dans ce bric-à-brac intellectuel que ce champ du savoir a vu le jour. Le cabinet de travail de Momméja en témoigne. Cet érudit ordinaire n’est-il pas aussi un folkloriste ordinaire ? Etaient-ils si nombreux ceux qui, en cette fin de XIX° siècle, se définissaient comme des folkloristes à part entière, se souciant exclusivement de ce savoir ? Et finalement, s’interroger sur les sources de l’ethnographie, n’est-ce pas d’abord réfléchir sur l’émergence de ce savoir à partir d’autres disciplines déjà solidement établies ou seulement naissantes, analyser les rapports, parfois paradoxaux, que pouvaient nourrir ces différentes sciences ? Momméja ne fait pas exception, qui explora avec plus ou moins d’intérêt et de bonheur de nombreuses disciplines avant de consacrer la fin de sa vie au folklore. Son oeuvre ethnographique ne se comprend que replacée, d’une part, dans le cadre de la vie de l’homme et des profondes transformations de la société au cours de la Troisième République, et d’autre part, au sein même du cabinet de l’archéologue et des influences dont il s’est nourri.

Un archéologue en habit de paysan

L’écriture folkloriste est, pour Momméja, un moyen de s’insérer dans la tradition familiale qui a toujours accordé une place de choix aussi bien à l’écriture qu’à la littérature orale, mettant celle-là au service de celle-ci. Ainsi, à la fin du XVIII° siècle, l’ancêtre maternel Chanavé consigne minutieusement « Les complaintes de Roussel, de sa mère et de Rochette » [1], tandis que, dans le même temps sans doute, l’ancêtre Momméja note facéties littéraires et chansons satirique [2]. Le père de Jules, Hugues, reprend le flambeau, transcrivant les contes occitans qu’il recueille au cours de sa tournée d’agent voyer [3]. Tous ces manuscrits, soigneusement conservés au point de figurer dans les différents fonds Momméja, font la joie du jeune Jules qui ne pourra faire moins que de s’intéresser à son tour aux Chants populaires du Caussadais [4].
Pourtant, s’il prolonge, par la plume, l’oeuvre de ces ascendants, force est de reconnaître que, sous d’autres aspects, il rompt totalement avec eux. A la lecture de ses notes, on relève, en effet, un paradoxe. Le lettré, l’archéologue, le critique d’art se définit volontiers comme un paysan, prisonnier de sa propriété de Guillaynes dont il lui faut surveiller les travaux agricoles, comme un des derniers représentants de cette race de paysans caussanels dont il tentera de définir les caractéristiques. Certes, à Bénech, chez les grands-parents Momméja, comme à Pouziniès, chez les grands-parents Chanavé, on travaillait la terre, seul ou aidé de "bordiers" et d’"estivandiers" [5]. Mais, lentement, les liens avec cet univers se sont rompus. Son père, Hugues, est employé dans l’administration du service vicinal ; s’il ne retourne plus la terre, il ne continue pas moins, au cours de ses tournées pour surveiller l’état des travaux, à parcourir la campagne, à fréquenter le monde paysan. Avec Jules Momméja, la rupture est consommée : de la terre, il ne connaît guère que celle qu’il retourne au cours de ses fouilles. Et si une part non négligeable de ses revenus provient de l’exploitation de ses propriétés, c’est par le biais de ses métayers. Et c’est de très loin, depuis sa table de travail, qu’il participe aux récoltes...
Sans doute a-t-il vécu douloureusement cette rupture. Au moins, peut-on considérer que sa carrière n’est guère en harmonie avec ses idées. Ne s’inquiète-t-il pas du devenir de la société paysanne, lançant un vibrant appel aux « parent(s) assez intelligent(s) pour résister à l’entraînement général et pour faire de leur fils non pas des instituteurs, des officiers, des prêtres ou des notaires, mais d’honnêtes cultivateurs, des boutiquiers, des maçons sinon des manoeuvriers et des portefaix. » [6] Mais n’est-il pas justement le fruit de ce destin, de cette ambition qu’il critique ? Il va donc lui falloir surmonter cette incohérence : trouver un terrain où le « savant » rejoindrait le paysan, où sa passion pour l’histoire s’accommoderait de la blouse de paysan qu’il endosse volontiers, le crayon à la main. Cette volonté de concilier la terre et la plume va entraîner Momméja dans des domaines bien éloignés de la voie qu’il s’est tracée et fort inattendus chez un archéologue déjà connu. En 1884 et 1885, il présente en effet au comice agricole de Caussade une machine à ramasser les fruits et un semoir à maïs, qui lui valent une médaille d’argent et une d’or ! Ces participations à la modernisation des techniques agricoles témoignent bien de cette volonté de prolonger le lien avec le monde agricole. Mais l’expérience sera sans suite. Momméja n’est pas un inventeur, encore moins un passionné d’innovations techniques.
En effet, on ne peut que constater, chez Momméja, une contradiction : l’homme du semoir à maïs et de la machine à ramasser les fruits est pétri de nostalgie et redoute le progrès technique qui, il en est persuadé, entraînera la société de la fin du XIX° siècle à sa perte. Il en va des sociétés comme des hommes : elles naissent, croissent, atteignent leur plein développement puis meurent inexorablement. L’archéologue le sait mieux que quiconque, qui est habitué à fouiller la terre à la recherche de maigres vestiges du passé. Et encore ne ramène-t-on à la lumière que les traces de la civilisation matérielle. Que sait-on de leurs "secrets cachés" ? Cependant, cette destruction n’affecte pas la société toute entière. Pour Momméja, deux mondes s’opposent : celui des villes, de l’industrie qui aliènent les hommes et qu’il rejette et le monde des campagnes, dont les habitants "sans être pourtant dignes de l’âge d’or, étaient grâce à la simplicité des moeurs et à la religion, des modèles (...) de vertu." [7] Dans ce naufrage inévitable des civilisations, les campagnes semblaient relativement épargnées, jusqu’au XIX° siècle. Mais ce sanctuaire d’une certaine innocence est en danger, peu à peu gangrené par l’intrusion des machines, le progrès technique qui apportent les germes de la destruction. Voilà donc le monde des campagnes appelé, lui aussi, à une rapide disparition. Et lorsque Momméja regrette les chants des moissonneurs qui s’activaient sur l’aire, le fléau à la main, remplacés par le bruit de la « dépiqueuse à vapeur », il faut y voir une métaphore plus générale de l’évolution inexorable de la société rurale.

"Depuis une huitaine de jours, soit qu’elle soit près, soit qu’elle soit loin, j’entends le ronflement agaçant de quelque dépiqueuse à vapeur. Grand (illisible) de progrès : mais ce progrès est bien loin de me charmer. Combien j’aimerais mieux entendre le bruit rythmé des fléaux et combien s’en trouveraient mieux la plupart des cultivateurs qui peinent tout autant avec l’appareil perfectionné que jadis avec le rouleau de pierre, le tribulum -qu’ils appelaient uno liso - et le classique fléau et qui dépensent infiniment plus. Mais le vent de la mode souffle maintenant du côté des machines. D’ailleurs la paresse qui monte, la (goinfrerie ?), l’apport du plantureux repas et des libations qui suivent (...) la journée de battage à vapeur, ne permettent plus de s’astreindre aux méthodes sobres et économiques de jadis." [8]

Avec l’introduction des machines, c’est tout un monde qui disparaît et, avec lui, ses pratiques, ses croyances, ses rites. Ainsi, paradoxe des paradoxes, l’inventeur couronné d’une machine à ramasser les fruits pose un lien très fort entre la mécanisation des récoltes -qu’il condamne- et la disparition des chants -auxquels il est si attaché- ! "Il n’y a plus de moissonneurs depuis longtemps, les machines les ont chassés de nos champs, et quand on chante aux despéloucades [9], ce sont plutôt d’ineptes couplets que les grammophônes (sic) ont popularisés. Certains affirment que c’est un progrès, je ne sais y voir quant à moi qu’une profonde déchéance ; la saine poésie se meurt dans nos campagnes. » [10]
Son travail de collecte a donc un double visage. Il s’apparente d’abord à un témoignage, un sauvetage. Il s’agit pour lui de récupérer ce qui peut encore être sauvé, le décrire et l’écrire pour qu’il survive, qu’il ne soit pas définitivement dévoré par le temps. C’est pourquoi Momméja note, dessine, découpe et conserve « tout ce qui paraît avoir un intérêt documentaire ». Mais il n’envisage pas, dans un premier temps, de l’utiliser. L’heure n’est pas à l’analyse, l’urgence est ailleurs. Son but est bien de réaliser des archives pour les générations futures. Du reste, ce désir de se perpétuer par l’écriture, de fournir des matériaux à ses successeurs est constant chez Momméja et explique sans doute l’aspect souvent largement autobiographique de son travail.

« Je ne désespère pas de me former ainsi, peu à peu, une collection extrêmement commode et qui sait ? précieuse pour l’avenir. Si mes enfants n’ont pas mon goût, je lèguerai cela à quelque bibliothèque publique, et quelques jours, très certainement, rendrai service à des chercheurs, qui me béniront à leur tour comme je bénis moi-même ceux dont je suis la trace... » [11]

Mais sa collecte est aussi oeuvre rédemptrice, quête de soi, destinée à renouer avec la tradition familiale et à racheter son abandon du monde paysan, dont il sera le gardien du savoir, un savoir que le paysan lui-même a oublié. Sa méthode de travail rapproche d’ailleurs étrangement sa collecte de l’autographie.

Autour de Monteils

Momméja ne sera pas l’instigateur de questionnaires, d’enquêtes de grande envergure auprès d’un vaste public d’informateurs. Son travail se limite aux lieux où il vit -Monteils [12] et ses environs, Caussade, Saint-Etienne de Tulmont- aux gens qu’il fréquente. Ainsi, la propriété de Guillaynes et ses occupants sont-ils une inépuisable source d’informations car c’est au coeur de son quotidien qu’il mène l’enquête ethnographique, dans la rue, sur l’aire auprès des ouvriers venus battre sa récolte, dans la cuisine de sa maison parfois, auprès de sa famille. Tous ceux qu’il fréquente sont autant d’informateurs potentiels, dont il consigne soigneusement les propos dans ses carnets. Mais ces interlocuteurs sont peu nombreux et sont avant tout des familiers, la nourrice de ses enfants, Françoise Nègre, ses bordiers Le Merle et Lamonteye et leur famille [13]. Encore est-il exagéré de dire qu’il mène l’enquête. Il écoute plus qu’il ne cherche et note scrupuleusement dans son Journal les faits qui lui semblent devoir présenter de l’intérêt.

"Vents follets
Pendant les moissons, j’ai vu mes ouvriers faire une croix avec deux poignées de bled (sic), au coin d’un champ à fin (sic) que le tourbillon ne disperse pas le bled moissonné.
Mon bordier Ermenc dit Le Merle, m’a souvent dit que si l’on lançait un couteau ouvert au milieu d’un tourbillon, il en jaillissait du sang ; mais qu’il ne fallait pas tenter l’expérience car il pourrait en arriver q.q (sic) malheur. Il ne savait d’ailleurs pourquoi le tourbillon pouvait saigner, ni comment on était coupable en lançant le couteau." [14]

Ainsi, au fil des pages, découvre-t-on, parmi les notes de lectures et les croquis archéologiques, la « chronique ethnographique » de la famille Momméja à la fin du XIX° siècle.

"21 Janvier 1891
Mort du vieux père de notre bordier, un des derniers vieillards nés en pleine Révolution que j’ai connus.
Au pied du lit où repose tout raide ce grand cadavre au visage émacié et nettement découpé, la vieille lampe de cuivre poli, le calel est déposé, tout allumé. Sur une chaise couverte d’un drap blanc, est placée une assiette avec de l’eau bénite. Nous offrons une petite table, plus décente semble-t-il, pour remplacer cette chaise. On la refuse, car toujours on s’est servi ainsi d’une chaise. La pendule est arrêtée à deux heures moins un quart. Tout s’est tu dans la demeure où la mort est entrée.
La Sirgauto veille auprès du cadavre. Arrive la vieille Goudille, claudiquante et grotesque mais dont mes gens ont peur.
-Boulès y douna d’aygo seguado ?
- Eh Opè !
Puis, une prière marmottée le chapelet à la main.
Quand elle est partie : Es uno sourciero, Madamo, dit la Sirgauto à ma femme, bou’n’ cal garda qué douné pas de sorts and’aques maïnages. [15]
Ces jours passés, on a rêvé ici d’oeufs de poule qu’on trouvait en grand nombre partout où l’on regardait. Présage certain de mort prochaine dans la maison, affirme-t-on, et cette superstition n’est pas nouvelle pour moi." [16]

Cette dernière précision est importante : Momméja se place au coeur de sa collecte. Il est sa première source d’informations, utilisant ses propres connaissances pour éclairer certains faits. Ainsi, 16 Février 1893, note-t-il : "Ce soir, à côté de ma porte, grande mécanique de marteau, c’est ma petite (Jeanne) et sa grand-mère qui cassent des noix pour faire de l’huile. Ca s’appelle ici dénougoeilla. » [17] Mais, à l’inverse, ses propres lacunes vont profiter à cette collecte puisqu’il note tout ce qu’il découvre. "En dînant, ma belle-mère m’apprend qu’une superstition générale, dans sa jeunesse, faisait verser religieusement dans le foyer les restes de vinaigre restés au fond d’un saladier à la fin du repas. Faire autrement aurait compromis la provision de vinaigre qui n’aurait pas tardé à se gâter. [18] Ou encore : "Ce soir, Jeanne se trémousse et tapage et jardonne (sic). Sa mère à la fois amusée et impatiente, lui crie en patois : "A tu bay Tifou" (Va ton train, tempête) C’est la première fois que j’entends prononcer ce vocable étrange qui évoque l’idée de tempête." [19]
Cette façon si particulière de procéder [20], en partant de soi et de son entourage, Momméja va l’élever au rang de méthode de travail. En 1890-1891, il s’adonne à ce qu’il appelle lui-même sa « campagne folkloriste systématique », sur les chants populaires du Caussadais. Soucieux de rigueur scientifique, il note, pour la plupart des 128 chants qu’il recueille, la date et le lieu du collectage ainsi que le nom de son interlocuteur, dans son cahier rouge et son cahier tigré [21]. Rien que de très normal. Sauf que sa méthode d’investigation est, elle, pour le moins originale. Ses notes manuscrites, à propos de la Chanson sur la mort de Biron, [22] illustrent parfaitement sa façon de procéder où se mêlent intimement ses lectures, ses souvenirs, l’influence de ses parents mais aussi le rôle essentiel accordé aux informateurs.

"D’enfance, je crois, je sais trois strophes de la complainte de Biron en dialecte local. Je suppose que je les tenais de mon père, qui les avait trouvées dans le Tableau de la langue parlée dans le Midi, par Mary-Lafon, car ce sont les mêmes. Au début des recherches, dont je consigne ici les résultats, je m’enquis de cette complainte auprès de mes informateurs. A peu près tous reconnaissaient que mes strophes ne leur étaient pas inconnues, qu’ils avaient entendu chanter dans leur jeunesse, quelque chose d’approchant ; mais ils n’en avaient rien retenu.
Un jour, pourtant, le bon vieux Merle, me dit : -« Non, je n’ai jamais su cette complainte, mais je sais celle del Cadet de Tsiroun, et je vous la dirai si vous voulez... » C’est celle qu’on lira plus loin. D’ailleurs, si je m’expliquai aisément que Biron fut devenu Tsiroun, je ne parvins pas à comprendre pourquoi le célèbre maréchal était traité là de cadet par le vieux cultivateur. Je comprens (sic) maintenant que c’est une conséquence de l’interpénétration de chansons diverses, qui coururent ; car il y en eut plusieurs, tant en français qu’en quercynois, et l’une d’elles débute précisément par ces vers :
Qui veut ouïr la chanson
La complainte
Du cadet de Biron..."

Il s’agit presque d’un manifeste de la "méthode Momméja". Que de chemin depuis Mary-Lafon jusqu’au Merlou : quelques bribes d’une chanson recueillis par un historien local, que le père a retenus et qu’il a transmis à son fils qui, des années plus tard, tente de la reconstituer. En effet, Momméja évolue sans cesse entre l’écriture et l’oralité, entre le livre et la parole des informateurs. Et si de trop grandes divergences surgissent entre ses découvertes et ses lectures, il tranche inévitablement en faveur de ses informateurs car ce sont eux qui, en dernier lieu, détiennent la vérité. Parmi ceux-ci, deux occupent une place privilégiée, Lamonteye et Ermenc dit Lou Merlou, que Momméja a élevé au titre de "rapsode", ses bordiers, qui sont à la fois sa principale source d’informations et les garants de l’authenticité des faits collectés car ce sont de « véritables paysans ». Ainsi, lorsqu’il lit un récit ou recueille une chanson par une autre voix, s’empresse-t-il d’interroger Lamonteye. Connaît-il ce récit ? Si tel est le cas, Momméja est rassuré, la chose est authentique. A n’en pas douter. Si tel n’est pas le cas, Momméja note : "Lamonteye n’en a jamais entendu parler". Comme une sorte de mise en garde, de distance, un appel à vérification.

Mais tout ce travail de collecte, pour l’essentiel, reste à l’état de notes manuscrites. Rares sont les écrits à caractère ethnographique qui paraîtront du vivant de Momméja et encore est-ce largement la presse locale qui aura cette faveur. On peut, certes, expliquer ce silence par la proximité de Bladé qui, loin d’encourager Momméja, l’aurait conduit à un silence prudent. Comment un archéologue, de vingt-sept ans son cadet, pouvait-il concurrencer Bladé sur son terrain [23] ? Friand de polémiques, d’une plume féroce et d’une ironie mordante, le lectourois n’épargnait guère ceux qui, dans son entourage proche ou plus lointain, se risquaient à faire du folklore, surtout s’ils prétendaient oeuvrer dans cette Gascogne, aux limites décidément très floues et remarquablement fluctuantes. Il aurait eu beau jeu de tailler en pièces les considérations, mi-ethnographiques, mi-autobiographiques de l’archéologue.
Du reste, Momméja rêvait de gloire, du moins de reconnaissance. Et sans doute était-il conscient qu’en cette fin de XIXe le folklore n’était pas le meilleur moyen d’y parvenir. Mieux valait privilégier les recherches historiques ou archéologiques.
Mais il faut se garder de voir en lui un folkloriste malheureux, « introverti », s’habillant en archéologue faute de mieux. Ses notes l’attestent : il s’adonne à l’archéologie avec passion, cherche des subsides pour financer ses chantiers, soutient avec ferveur les Fouilles de Sos et la Controverse [24] que ces découvertes occasionnent. Il se définit lui-même comme un « archéologue qui apporte des documents sincères aux traditionalistes » [25]. Des documents forts utiles.
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[12J 310. Archives Départementales, Agen.

[2Ms 255-373. Archives départementales, Montauban. Méras attribue ses chants à Hugues, le père de Jules Momméja. Or il semble bien qu’ils soient antérieurs. Les oeuvres de Hugues ont d’ailleurs été retrouvées dans le fonds de la bibliothèque de Toulouse. On ne peut se tromper, Hugues Momméja leur a donné un titre, Oeuvres, les a datées et signées de sa main.

[3Ms 1417. Bibliothèque Municipale de Toulouse.

[4On peut être surpris par la passion de cette famille de laboureurs pour l’écriture. Mais il faut se rappeler que le niveau d’instruction, au sein de la communauté protestante, était plus élevé que dans le reste de la population. Ainsi, Marie, la tante de Jules, s’essaie parfois à la poésie sur la page de garde du Magasin Pittoresque auquel elle semblait abonnée. Plus pathétiquement, Pierre, l’oncle de Jules, malade et se sachant condamné, fut l’auteur de plusieurs prières, consignées dans un petit livre au bénéfice des orphelines protestantes de Montauban. Son exemple et ses confidences servirent d’exemple pour la rédaction d’un opuscule édifiant : La vie chrétienne et les derniers moments de Pierre Momméja. (Laporte 1991) On trouve également, à la Bibliothèque Municipale de Montauban, trois thèses soutenues, en 1824, 1842 et 1877, auprès de la Faculté de théologie de cette ville, par des Momméja. Mais le degré de filiation entre leurs auteurs et Jules n’a pu être mis au jour.

[5Les bordiers sont employés à l’année dans une ferme alors que les « estivandiers » sont des "ouvriers spéciaux qui ne participaient à la culture des céréales que du printemps jusqu’à la fin de l’été". Cette précision est apportée par Momméja dans sa réponse à l’enquête de 1894, sur les maisons-types. (Momméja 1894 : 279)

[6Ms 255/4. 14 décembre 1890. Archives Départementales. Montauban.

[7Ms 255/4. 16 Février 1893. Archives Départementales. Montauban.

[8Ms 255/5. 1er Août 1895. Archives Départementales. Montauban.

[9On appelait Despéloucades les assemblées au cours desquelles on enlevait l’enveloppe des épis de maïs. Ceux qui se livraient à cette activité étaient qualifiés de despéloucayres.

[10Ms 255/ 53. Archives Départementales. Montauban.

[11Ms 255/4. 6 Janvier 1893. Archives Départementales. Montauban.

[12Trois noms reviennent sans cesse sous la plume de Momméja, autant de lieux où il vécut et enquêta. Le manoir de Bénech, sur la commune de Caussade, appartient à la famille Momméja depuis la fin du XVIII° siècle. (Laporte 1991 : 17-18) Les grands-parents Chanavé possédaient la ferme de Pouziniès, sur la commune de Saint-Etienne de Tulmont, entre Montauban et Nègrepelisse. Enfin, Momméja épouse en 1878 Lucie Bongras, une fille de bordiers. La dot permet au jeune couple d’acquérir la propriété de Guillaynes, à Monteils, près de Caussade. Ils y vivront en continu de 1886 à 1898 puis de façon plus espacée pendant la première Guerre Mondiale.

[13Lorsque, au début des années 1920, il reprend sa collecte de chants effectuée en 1890-1891, il fait appel au savoir de Sidonie Bontes, la fille de Lamonteye. A tel point qu’il la qualifie de « rabatteuse du gibier folklorique ». (Ms 255/54. Archives Départementales. Montauban.)

[14Ms 255/6. AD. Montauban

[15« C’est une sorcière, Madame, il vous faut faire attention qu’elle ne jette pas de sorts à ces enfants."

[16Ms 255/3. Archives Départementales. Montauban.

[17Ms 255/4. 16 Février 1893. Archives Départementales. Montauban.

[18Ms 255/4. 9 Avril 1893. Archives Départementales. Montauban.

[19Ms 255/4. 21 Janvier 1891. Archives Départementales. Montauban.

[20Momméja est-il seulement un cas particulier ? N’est-ce pas ainsi que procèdent Bladé qui interroge ses proches ou Arnaudin qui photographie « ses » Landes, celles qu’il parcourt lorsqu’il chasse ?

[21Ces carnets sont, pour le moment, introuvables.

[22Ms 1417. Bibliothèque Municipale de Toulouse.

[23Même si Bladé était un familier de la maison de Monteils, où il rendait fréquemment visite à Momméja, l’archéologue ne goûtait guère la compagnie du folkloriste qu’il avait, de son propre aveu, « beaucoup connu et fort peu aimé ». Dans son journal, il en brosse un portrait au vitriol, l’accusant d’avoir épousé Mme Bladé par intérêt acr, si celle-ci avait hérité de son père, chiffonnier, une belle fortune, elle en avait aussi hérité un esprit singulièrement étroit, hermétique à tout ce qui n’était pas « affaires ». Au grand dam du folkloriste. La charge va plus loin. Mal mariée à un homme qui la considérait comme un fardeau, ne se montrait jamais en sa compagnie et n’habitait même plus avec elle, elle se mourait autant d’ennui que d’albuminurie, maladie dont le folkloriste ne s’alarmait guère, trouvant là une providentielle alliée. Et Momméja d’accuser Bladé d’avoir volontairement laissé sa femme sans soin, afin que la maladie le débarrasse rapidement d’une encombrante épouse ! Ce qui ne manque pas d’advenir. (Ms 117/7) La mort de Bladé ne l’affecta guère, d’ailleurs, comme en atteste la note laconique qu’il lui consacre dans son journal, le 1° Mai 1900. « Nombreux visiteurs viennent m’importuner. Jean-François Bladé, le fiévreux érudit, vient de mourir à Paris. » (Ms 255/ 7. Archives Départementales. Montauban.)

[24Aux Archives Départementales à Agen, on trouve le dossier, côte 2J 318, que Momméja consacra aux fouilles de Sos. Il témoigne des efforts que l’archéologue déploie pour faire accepter l’idée que Sos était bien l’oppidum des Sotiates. On le voit, recherchant des appuis auprès de confrères plus en vue et notamment auprès du bordelais Camille Jullian de la Revue des Etudes Anciennes qui lui promet des subventions du Comité des Travaux Historiques, faisant même appel à la presse parisienne, notamment au Monde Illustré. IL l’affirme d’ailleurs clairement dans son journal : « C’est avec une passion et un charme infini (sic) que j’étudie l’histoire et l’archéologie du Lot-et-Garonne. Il me semble avoir parfois la fièvre sacrée de l’explorateur entrant dans un monde nouveau. » (Ms 255/ 7. Archives Départementales. Montauban.)

[25Ms 255/53. Archives Départementales. Montauban.