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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Les folkloristes népalais, entre sentiment national et diversité des cultures (XXe - début XXIe siècle)

Gérard Toffin

CNRS

2020
Pour citer cet article

Toffin, Gérard, 2020. « Les folkloristes népalais, entre sentiment national et diversité des cultures (XXe - début XXIe siècle) », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2024.html

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Le courant folkloriste népalais, c’est-à-dire les intellectuels et autres personnalités de ce pays qui analysent et cherchent à mettre en valeur les héritages culturels locaux, vernaculaires, toujours définis historiquement et géographiquement, n’a pas encore retenu suffisamment l’attention. C’est pourtant un mouvement important dans le paysage intellectuel et scientifique de cette contrée himalayenne, à distance de l’anthropologie, mais voué à l’étude des différents aspects de la culture populaire. Pour l’instant, son espace est limité à des groupes d’érudits, des spécialistes des études littéraires. Il est fortement représenté à l’Académie du Népal, mais non à l’université. Très peu de chercheurs étrangers, européens ou nord-américains, spécialistes du Népal, participent à de tels travaux.

En népali, on désigne ces traditions locales, orales pour l’essentiel, par les locutions : lok saskti, jana sāhitya, ou lokvārtā, dans lesquelles on retrouve le mot lok, un terme polysémique, qui désigne en népali, comme dans les langues indiennes, le peuple, le lieu et le local. Le terme est plus particulièrement attaché aux territoires peu étendus, aux provinces, et son dérivé laukika désigne le profane, la vie ordinaire, l’homme dans le monde. C’est donc cet homme et les formes culturelles populaires que vise cette démarche folkloriste et non les strates supérieures de la société. Le courant considéré s’intéresse autant à l’étude des héritages culturels (en népali : sasktik sampadā ou virāsat) qu’à leur préservation, saraka, leur viabilité.

Je chercherai à retracer la genèse de ce mouvement culturel, ses racines, les institutions sur lesquelles il s’est appuyé, les personnalités qui l’ont porté, la signification générale qu’on peut en proposer. Puis j’analyserai la manière dont ce courant a évolué lors des dernières décennies, en partie sous l’influence de la nouvelle politique de l’Unesco, instaurée au début des années 2000, en direction des patrimoines immatériels vivants par opposition aux héritages archéologiques ou aux cultures classiques écrites qui avaient jusqu’alors focalisé l’attention. C’est la première fois qu’un article tente de retracer les différentes étapes historiques, envisagées d’un seul tenant, de ce mouvement et qu’une explication générale est proposée. L’article se conclura par une réflexion sur les rapports entre culture écrite, savante et culture populaire en Asie du Sud ainsi que sur les ressorts profonds de ce courant folkloriste dans le contexte national népalais [1].

Le Népal, qui, en 2020, regroupe une population de quelque 30 millions de personnes, constitue une aire privilégiée pour mener à bien une recherche dans ce domaine. C’est un pays multiculturel, une mosaïque composée de plus d’une centaine d’ethnies et de castes particulières, parlant quelque 90 langues différentes, souvent assorties de coutumes spécifiques et de traditions orales originales, transmises de génération en génération. Les castes hindoues dont la langue maternelle est le népali (une langue indo-européenne), la langue officielle, nationale, du pays (appelé autrefois khaskurā ou gorkhālī), dominent. Mais elles vivent en étroit contact avec un grand nombre de communautés qui parlent des langues différentes, rattachées surtout au groupe linguistique tibéto-birman. Ces langues minoritaires représentent près de 35 % de la population népalaise, un chiffre somme toute considérable. Elles ont pâti au cours des siècles derniers de l’unification du pays sous la houlette des castes hindoues, lesquelles entendaient promouvoir le népali comme langue nationale. Une « népalisation » tous azimuts s’en est ensuivie. En dépit des échanges interethniques au cours des siècles, les particularismes culturels restent cependant nombreux. Il n’y a donc pas un seul patrimoine culturel dans ce pays, mais bien plusieurs. La tension entre unité politique du pays et diversité ethnique et linguistique constitue un des thèmes majeurs de la présente recherche.

Genèse et développement du courant folkloriste népalais

L’intérêt pour les chants locaux et d’une manière plus générale pour la littérature orale des populations paysannes date de la fin de la dynastie des Rana (1846-1951), tout spécialement des années 1930-1950. Il précède de peu la chute de ce régime autocratique, dont on sait qu’il a timidement tenté de se réformer en fin de parcours. Comme on le verra par la suite, ce goût nouveau annonce les changements qui mèneront au renversement des Rana en février 1951, en népali sāt sāl ko krānti, « La Révolution de l’année 2007 » (calendrier Vikram Sambat), et au rétablissement subséquent de la royauté shah, dont le pouvoir avait été confisqué durant un siècle.

D’ou vient ce courant folkloriste ? Essentiellement des milieux urbains. Il est né au sein de la classe dirigeante et éduquée, dans les cercles d’érudits, et il s’appuie largement sur le développement de l’imprimerie dans le pays. En ce qui concerne le népali, il faut citer en premier lieu le nom de Laxmi Prasad Devkota (1909-1959), un des premiers et des plus grands écrivains népalais. Poète, romancier et auteur de pièces de théâtre, ce Brahmane publia en 1935 un poème narratif de quelque 40 pages intitulé Munā Madan, inspiré d’un chant néwar ancien : Ji vayā lā lachi maduni, « Il y a moins d’un mois que je suis venu ». Ce chant a pour toile de fond le commerce transhimalayen dans lequel s’illustrèrent les castes marchandes néwar bouddhistes de Katmandou et de Patan. Le récit tragique de Devkota relate l’histoire d’un homme nommé Madan qui quitte sa femme, Muna, pour faire des affaires à Lhasa. Devenu riche après bien des péripéties, il rentre tardivement dans la vallée de Katmandou. Sa femme et sa mère ont déjà disparu. Madan s’interroge alors sur la raison qui pousse les hommes à valoriser les biens matériels au détriment des relations humaines. Ce texte connut un grand succès et reste un classique de la littérature népalaise moderne. Il met l’accent sur la spiritualité de l’épouse, Muna, les vertus féminines en général et l’importance des attachements affectifs. Selon l’auteur, la poursuite sans fin des biens matériels et du profit est vouée à l’échec. Significativement, le poème de Devkota vient de la culture populaire néwar et est écrit en népali dans une langue très simple, familière, sur un rythme de chant folklorique, une métrique poétique du genre jhyāure [2]. Le poète népalais introduit en quelque sorte le chant populaire dans la littérature népalaise et en fait une des sources majeures de l’inspiration poétique. Cette synthèse entre élite urbaine littéraire et culture locale constitue un moment capital dans l’histoire de la culture népalaise (Stirr 2015 : 21).

Le goût pour la littérature populaire, lok sahityā, s’étendit très vite. Bodhavikrama Adhikari (décédé en 1951), professeur d’anglais qui avait travaillé sur les entrées du dictionnaire népali-anglais de Ralph L. Turner de 1931, publie par exemple en 1938 un recueil d’historiettes populaires népali intitulé Nepālī Dantyakathā, « Contes népalais ». Ces récits se transmettaient traditionnellement de grands-parents à petits-enfants dans les familles. Encore aujourd’hui, certains villageois se spécialisent dans leur narration. Ce livre sera très vite utilisé dans les écoles (Bandhu 2006 : 6). Citons également le vieux comité gouvernemental Nepālī Bhāā Prakāśinī Samiti, créé dès 1913 (Hutt 1991 : 7). Dans les années 1940, cet organisme voué au rayonnement de la langue népali distribue aux maîtres d’école (très peu nombreux à l’époque) une notice les incitant à collecter sur le terrain, dans les diverses régions du Népal, tout ce qui touche aux littératures orales régionales, les contes et légendes en particulier. La circulaire, qui connut quelque succès, les invite à coucher par écrit ces « textes oraux » et à les leur retourner (Ram Kumar Dahal 2000 : 167).

Ces prémisses connurent de grands développements. Le folklore népalais s’imposa véritablement dans le paysage culturel dans les années 1950, après la chute des Rana, à la faveur d’une liberté de la presse nouvellement acquise et de l’essor des maisons de publication, telle Sajha Prakashan. Plusieurs intellectuels s’engouffrèrent dans cette voie et publièrent, à l’instar de maints autres pays dans le monde, des morceaux de littérature orale, y compris des proverbes, charades et autres devinettes, révélateurs de manières de pensée et d’esprit humoristique propre à tel ou tel groupe. Tous étaient à la recherche d’une certaine authenticité népalaise, absente des villes et différente de la culture indienne ou anglo-indienne, dans laquelle puisait largement l’élite rana (les palais néo-classiques, l’art décoratif européen, le théâtre parsi de l’Inde coloniale). Ce folklore était supposé appartenir au fonds culturel le plus ancien du Népal, le plus authentique. De quoi l’affranchir des influences étrangères. Le champ était immense et fourmillait des données les plus diverses. Plusieurs auteurs de langue maternelle népali [3], tels Lalit Jung Sijapati (1958-1994), Subarna Shumshere, Shiva Mani Pradhan et Amar Mani Pradhan, deux écrivains originaires de Darjeeling, dans le Bengale oriental, ainsi que Pradip Rimal (né en 1937) à propos de la région de Jumla, et Bijaya Chalise (né en 1951 à Katmandou) qui a écrit sur le folklore de la zone de Doti, participèrent à ce mouvement. Citons aussi l’académicien Ratnakar Devkota (1942-2008) qui prospecta la culture populaire du bassin de la Karnali.

La radio joua un rôle décisif. L’organisme public de radiodiffusion Radio Népal, créé en avril 1951, contribua largement au succès de ce mouvement. Un chanteur, Dharmaraj Thapa (1924-2014), né à Pokhara, notamment, impose très vite le répertoire des chants folkloriques, lok gīt, sur les ondes. Il en recueille lui-même certains, les traduit en népali et encourage les lettrés à en collecter sur le terrain. D. R. Thapa devint un des interprètes les plus doués et les plus populaires du répertoire chanté folklorique, caractérisé par son accompagnement au tambour mādal, un instrument populaire, en lieu et place de la cithare et des percussions tablā de la musique classique. À Radio Népal, il dirige le département des chants folkloriques de 1956 à 1967 (Stirr 2017 : 31) et, chargé de répertorier ce genre musical, il établit des archives des chants lok gīt, Lok gīt sagrahālya. Il entra plus tard à la Royal Nepal Academy et en devient un membre perpétuel. Il présida de surcroît à la création d’un magazine littéraire, āphecari (nom népali du faisan lophophore), consacré au folklore népalais, dans lequel on trouve les premiers articles traitant du répertoire des chanteurs-ménestrels appartenant à la basse caste des Gaine, très insérés dans la vie villageoise du moyen pays des collines. Il faut associer à son nom celui de Kumar Basnet (né en 1943), qui fut recruté comme chanteur à Radio Népal en 1958. K. Basnet interpréta quelque 200 chansons folkloriques et commença à populariser les chants alternés dohori entre garçons et filles, un genre très populaire au Népal. Il était également excellent danseur et n’hésitait pas à se travestir en jeune femme pour l’occasion. Sous l’impulsion du musicien et musicologue Ram Sharan Darnal (1937-2011), la recherche se tournera vite vers les instruments de musique et les structures musicales.

À partir de 1964, Radio Népal s’ouvrit progressivement aux chants folkloriques en langue non népali dans son émission hebdomadaire Phulbāri. La question devenait de plus en plus sensible, car les peuples dits « indigènes » se plaignaient avec une insistance accrue de n’entendre sur les ondes que des chants en népali et réclamaient une plus grande ouverture aux langues minoritaires. Là aussi, les choses commencent à bouger dans les années 1950-1960. Il faut mentionner notamment Imansingh Chemjong (1904-1975), un érudit limbu du Népal oriental formé dans sa jeunesse au Collège Saint Xavier de Calcutta. Il présenta le folklore kirant dans plusieurs livres, en népali le plus souvent (ou en anglais), tel Kirāt Folklore et Kirāti Dantyakathā (Royal Nepal Academy, Katmandou), publiés respectivement en 1961 et 1964. Le roi Mahendra l’appela à Katmandou et le fit admettre dans la Royal Nepal Academy.

En ce qui concerne le folklore néwar de la vallée de Katmandou, le nom de Karunakar Vaidya (1914-1989), un érudit local, dont le Dantya Kathā Sagraha, Anthologie de contes, publié en népali en 1966, comprend, outre des contes, un recueil de proverbes et des chants folkloriques, se détache. K. Vaidya publia également, en néwar cette fois, Nepālyāgu pulā bākha (Katmandou, Manadasa Sugatadasa, en1968). Kesar Lall (1926-2012), un écrivain néwar appartenant à la caste des Shreshta, originaire lui aussi de la vallée de Katmandou, publia une série de recueils (le premier date de 1961) sur le folklore népalais et, parfois spécifiquement sur le folklore néwar. K. Lall acquit une parfaite maîtrise de l’anglais au cours de ses trente années de service à l’agence de développement USAID et à l’ambassade des Etats-Unis de Katmandou, ce qui lui permit de publier de nombreux livres dans cette langue.

Cette fièvre patrimoniale agita les couches lettrées de la population et s’accompagna de la publication d’un grand nombre de brochures, de recueils et de livres ayant trait à la littérature orale. Cette mutation d’une culture transmise autrefois de bouche à oreille, de génération en génération, de manière purement orale, en textes publiés est un élément fondamental de la patrimonialisation sur laquelle nous avons choisi de réfléchir. Elle contribua évidemment à étendre considérablement le cercle de diffusion de cette littérature, autrefois circonscrite à des territoires limités, et aboutit à la création d’une revue, intitulée « Notre folklore », Hāmro Lok Saskti, qui publia de 1970 à 1971 quatre volumes consacrés au folklore des castes hindoues népalaises ainsi qu’à celui des groupes ethniques minoritaires. La revue fut éditée sous l’égide du Saskti Sasthān, organisme culturel du gouvernement népalais fondé en 1950 (Bandhu, à paraître, p. 155).

Satya Mohan Joshi, héros de la culture folklorique népalaise et néwar

Dans cette histoire dont je retrace ici le cours à grands traits, il convient de faire une place à part à Satya Mohan Joshi. Né en 1920 — trente ans avant la chute des Rana —, à Lalitpur (Patan), dans un quartier situé à deux pas de l’ancien palais royal de la ville, cet intellectuel et homme d’action doté d’une énergie peu commune fut le grand initiateur et catalyseur du courant folklorique népalais. C’est cette personnalité néwar qui a définitivement placé les études folkloriques au centre des intérêts académiques. Et c’est lui qui a popularisé ces préoccupations aux yeux d’une grande partie de la population népalaise. Je l’ai beaucoup fréquenté dans les années 2010-2015. Toujours coiffé d’un opi, le bonnet népalais traditionnel, il est invariablement habillé de vêtements à l’ancienne. Il s’exprime de préférence en néwar ou en népali et reçoit quantité de monde chez lui chaque matin. Je résume et développe ci-dessous le contenu de nos entretiens sur son parcours biographique.

À la fin de ses études à Darbar School, puis à Trichendra College, deux institutions éducatives phares de l’époque rana, qui furent les matrices des développements intellectuels ultérieurs dans la capitale, S. M. Joshi est chargé d’enquêter sur les conditions sociales des populations de Lamjung et de Tanahun, entre Gorkha et Pokhara, dans le centre du pays. C’est le secrétariat du Premier ministre de l’époque, Juddha Shamsher Jung Bahadur Rana (1932-1945) qui lui fait cette proposition. Le fait que ces deux districts soient peuplés essentiellement de castes hindoues de langue maternelle népali et appartenant au même stock ethnique que les groupes dirigeants du Népal de l’époque explique sans doute cette prospection. S. M. Joshi découvre ces régions et s’intéresse vite aux danses et aux traditions orales villageoises, très éloignées de celles de son milieu d’origine, la vallée de Katmandou. Les chants locaux qu’il collecte lui semblent véhiculer un esprit poétique original. Il y voit la véritable culture authentique du peuple népalais. De cette étude en province, S. M. Joshi tirera d’abord quelques articles publiés dans la revue littéraire népalaise mensuelle Śāradā  [4](fondée en 1934), la première du genre, puis un livre : Hāmro Lok Sãskti Notre folklore ») (1956-1957), publié par l’Académie royale népalaise. Cet ouvrage fondateur recevra le prix Madan Puraskār, fondé par une famille dirigeante Rana, l’une des principales distinctions académiques népalaises.

En 1959, S. M. Joshi est nommé directeur du département d’archéologie et de la culture. Il créera la même année le Théâtre national de Katmandou, trīya Nāc Ghar, à Jamal, près du bassin de Ranipokhari, ainsi que le Musée national de la peinture de Bhaktapur, deux importants établissements culturels. Plus tard, en 1970-1971, Satya Mohan Joshi constitue une équipe interdisciplinaire, une première, constituée de jeunes intellectuels spécialisés dans l’observation des faits culturels : Bihari Krishna Shrestha, Chudamani Bandhu, Shtir Jung Bahadur Singh et Pradip Rimal. L’objet est d’étudier le bassin de la Karnali, dans l’ouest du pays, à l’époque très peu connu. Il ira lui même enquêter dans la région de Sinja (zone de la Karnali), considérée comme le lieu d’origine de la langue népali. Le résultat de cette recherche sera publié en 1971, toujours par la Royal Nepal Academy, dans un ensemble de cinq volumes, avec pour titre général Karālī Lok Saskti Le folklore du bassin de la Karnali »). Le troisième de la série, dû à B. K. Shrestha, porte le titre de jana jīvan, « La vie du peuple ». C’est une étude ethnographique des populations locales thakuri, bahun chetri, kami, damai. Les autres tomaisons sont consacrées à la langue (Bandhu), à la littérature folklorique (lok sāhitya), aux chants (sagīt kalā), à l’histoire, itihās (Joshi) et à l’environnement. Cet ensemble de publications, dirigé par Satya Mohan Joshi, paru en 1971, recevra l’année suivante un nouveau prix Madan Puraskār. Il consacre l’ouverture du folklore, lié au départ exclusivement à la littérature orale, à de nouveaux domaines. On y reviendra.

Dans une interview recueillie en 2017 par Manoj Pradhan, S. M. Joshi déclare : « La culture folklorique est mon sujet et ma carrière débuta en collectant des chants folkloriques. Après mon prix Madan Puraskār, le folklore devint un nouveau domaine d’études spécifique. On jugea de tels sujets dignes d’être analysés. Il ne s’agissait pas seulement de chansons, mais aussi de littérature orale, de charades, de style de vie indigène et de leur développement [5]. » S. M. Joshi explique aussi : « La culture folklorique est aujourd’hui considérée comme une ressource commerciale. Je l’appréhende dans une perspective différente. Pour moi, cette ressource est capitale pour le développement du pays et la culture népalaise nationale » (Sada 2005).

Il faut inscrire cette démarche dans l’histoire politique récente du pays. C’est en effet au moment même où le Népal commence à se réformer, à s’ouvrir aux pays extérieurs et à se libérer progressivement du joug rana, que le courant folklorique apparaît. J’insiste sur ce point : le goût inédit pour la tradition orale traduit de la part des Népalais un souci de renouer avec les forces vives du pays, un besoin de promouvoir d’autres formes de légitimation, plus populaires, que celle incarnée jusque-là par les Brahmanes, la caste la plus haute de l’édifice social. Sous les Rana (1846-1951), le patrimoine culturel du pays était en effet déterminé par les textes sacrés, religieux, qui règlent la vie rituelle et la vie sociale. Seuls les Brahmanes, maîtres incontestés des formes écrites de la culture, en avaient le monopole et eux seuls étaient autorisés à en assurer la transmission. L’avènement de la culture orale dans les sphères les plus éduquées de la population constitue donc un changement radical dans l’horizon politico-culturel népalais. La culture, le patrimoine, n’appartiennent plus seulement aux hautes sphères de la hiérarchie hindoue, ils sont aussi du ressort des ethnies minoritaires et des castes souvent situées à l’échelon le plus bas, tels les ménestrels Gaine/Gandharva.

Avec Satya Mohan Joshi, l’expression lok(a) sãskriti, la culture folklorique, devient de facto un des paradigmes de la culture népalaise officielle. L’Académie royale népalaise, la Royal Nepal Academy (aujourd’hui Nepal Academy), créée en 1957 par le roi Mahendra (qui régna de 1955 à 1972), fut un des creusets de ce renouveau. S. M. Joshi y est nommé très tôt et il y accédera aux fonctions les plus hautes. Son action s’appuya constamment sur cette structure. C’est l’Académie, par exemple, qui financera les recherches interdisciplinaires dans l’ouest du Népal. En népali cette institution est appelée Nepāl Rājakīya Pragyā Pratihān. Jusqu’en 2008, date de l’abolition de la royauté et de son remplacement par une république, elle sera placée sous l’autorité du palais royal. L’Académie est logée depuis ses origines dans un grand bâtiment à Kamaladi, au centre de la capitale. Dans un premier temps, cette institution s’est surtout souciée de la culture népalaise des castes dont la langue maternelle est le népali. Par la force des choses, elle a dû s’ouvrir progressivement aux cultures minoritaires. Il faut cependant attendre le retour de la démocratie (en 1990) et l’adoption d’une politique culturelle pluraliste pour qu’elle s’engage fermement dans cette voie. La publication dans les années 1990 du journal Sayapatrī (littéralement « milles pétales », nom en népali des œillets d’Inde, un des symboles de l’identité népalaise) qui publie dans des langues non népali (maithili, newari, tharu, avec traduction en népali) marque ce tournant.

Parallèlement, Satya Mohan Joshi se distingua comme un ardent défenseur du patrimoine culturel néwar, notamment de sa langue, le néwar, qui s’écrit avec des caractères de type indien depuis le XII-XIIIe siècle de notre ère. Dès 1953, il lance un magazine, intitulé Kalākār  L’artiste »), dédié aux beaux-arts et aux différentes formes d’expressions artistiques. Édité quatre fois par an, ce journal publie à la fois en népali et en néwar. S. M. Joshi publiera par ailleurs de nombreux textes sur le folklore et il est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre en néwar ou en népali, qui puisent dans le répertoire oral traditionnel, dit folklorique, des Néwar de la vallée de Katmandou. Il n’aura de cesse de défendre l’usage de la langue néwar, et de soutenir, après 1990, les luttes identitaires des activistes néwar en faveur, par exemple, d’une entité régionale placée sous le contrôle de ce groupe ethnique au sein de la jeune république népalaise. À Patan, il fonde une association, Lok Sāhitya Pariad  Centre de culture orale » ou « Société du folklore népalais »), vouée principalement à l’étude du folklore néwar, et, en 2019, il lui lègue le terrain de sa belle maison traditionnelle pour y construire un bâtiment destiné à abriter cette organisation. Ajoutons que pour hisser la culture néwar au plan national, S. M. Joshi crée (en 1999) l’Académie de langue néwar, Nepāl Bhāā Akademi, dont il est le chancelier. Il installe l’institution à Kirtipur et fonde en 2018 une revue, « Connaissance des Néwar », Nevā Pragyā, qui lui est attachée.

La création de la Nepali Folklore Society, 1995

La troisième étape du développement de cette notion de folklore est marquée par la création en 1995 de la Nepali Folklore Society. L’initiative revient à trois intellectuels venus d’horizons différents, tous trois frottés à des degrés divers à la culture occidentale, mais réunis à coup sûr par la volonté d’ancrer la culture népalaise dans les traditions plurielles et populaires du Népal. Le premier, Tulasi Diwas, un Néwar, membre de la caste hindoue des Joshi, est originaire de Dhankuta, dans l’est du Népal. Il est né en 1941. Il s’impose dès le départ comme le chef du groupe et dirige jusqu’à ce jour l’institution. Dans les années 1965, T. Diwas enseigne la danse et les chants folkloriques à Padmakanya, un collège féminin renommé de Katmandou, fondé en 1951, et au collège Trichendra, son équivalent masculin. Il est ensuite attaché culturel près l’ambassade du Népal à Washington, puis il rejoint l’Académie royale népalaise en 1974. Il y développe un programme de recherche sur les Dhimal, un petit groupe indigène, janajātī, du Terai oriental, peu connu, parlant une langue tibéto-birmane.

Les deux autres membres du triumvirat sont Chudamani Bandhu (né en 1938), un linguiste, spécialiste des cultures du Terai (il rejoindra l’Académie en 1989), et Abhi Subedi, né à Terhathum, dans le Népal oriental, en 1945, ancien professeur d’anglais à l’université Tribhuvan. A. Subedi est un poète, un dramaturge, un linguiste, un chroniqueur et un critique. Fait significatif : tous deux écrivent autant en népali qu’en anglais.

Ces trois personnalités du monde de la culture vont travailler sans relâche à l’institutionnalisation du folklore dans le champ scientifique. Et ils conjuguent leurs efforts pour promouvoir et préserver la vie « folklorique » des populations du pays. Grâce à l’Académie royale népalaise et l’aide de certains pays européens (la Finlande notamment), ils lancent des opérations de recherche sur plusieurs castes ou groupes ethniques népalais : les Gopali, les Danuwar, les Gandharva, les Tharu, les Meche et les Athapahariya. De petites monographies seront publiées, en népali puis en anglais. La Nepal Folklore Society va aussi tenir régulièrement des colloques (le premier en 2006 à l’Académie royale) et publier des lettres d’information, titrées Nepali Folklore and Folklife, sur ses activités et programmes en cours. De 2003 à 2006, la Société organise à Katmandou plusieurs journées Sārangī Divasa consacrées aux chants des ménestrels gaine/gandharva. Elle constitue par ailleurs une base de documentation de quelque 24 000 photographies et de 170 heures de films vidéo. Des opérations de sauvegarde de nombreux artisanats en péril sont lancées.

Les membres dirigeants cherchent également à introduire les études folkloriques dans les universités de provinces ; ils créent des filières, des cursus, notamment au niveau du Master of Arts (MA), qui incluent dans leur programme l’histoire des études folkloriques en Europe. L’université de Surkhet, dans l’ouest du pays, instaure ainsi dans les années 2010 un cours consacré au folklore et aux études culturelles (master). Ce courant rivalise en fait avec l’enseignement de l’anthropologie à l’université Tribhuvan de Kirtipur, lequel est trop tourné, selon eux, vers des modèles théoriques et des systèmes d’idées forgées en Occident, et ne correspondrait en aucune manière aux besoins du Népal, notamment en matière culturelle.

Dans un article daté de 1967, Tulasi Diwas opte pour le mot népali lokvārtā, folklore, pour désigner le champ de recherches dont il s’est fait le héraut. Le mot vārtā (vārta) signifie « exposé, conversation, histoire, narration » (Turner 1931 : 436) et désigne le récit, le compte rendu, la narration. Le terme lok-vārtā existait déjà dans le dictionnaire Nepālī Śabda-Koś de Bal Chandra Sharma (1962 : 926), mais c’est Tulasi Diwas qui l’impose en lieu et place de l’ancienne expression lok(a) saṃskṛti.

La création de cette société savante ouvre le folklore à des domaines entièrement nouveaux. Le lokvārtā de Tulasi Diwas, C. Bandhu et A. Subedi, se situe à cheval entre l’histoire, les arts populaires, les études littéraires (mais aussi linguistiques) et l’ethnologie (y compris l’ethnomusicologie) dont il annexe presque tous les territoires. Les domaines peuvent être répartis en cinq grands ensembles :

1°) la littérature orale (lok sāhitya) sous toutes ses formes, laïques ou religieuses, narratives (kathā, particulièrement loka kathā), épiques, poétiques, satiriques, celle des minorités ethniques, dites aujourd’hui « autochtones », comme celle de la majorité des castes hindoues, les ballades (gāthā) et les chants populaires (lok sagīt)  ;

2°) les proverbes (ukhān), charades (prabāhlikā, prahelikā) et autres tournures littéraires propres à une culture particulière ;

3°) les différents éléments de la civilisation matérielle (architecture vernaculaire, boissons, vêtements, etc.) des diverses communautés, ainsi que l’étude de l’artisanat, de la technologie, de la musique, des chants, du théâtre, de la danse et autres formes artistiques ;

4°) l’étude de la religion populaire, de ses rites et de ses mythes ;

5°) les coutumes et les règles de la vie sociale, celles, par exemple, qui sont regroupées dans le corpus oral connu sous le nom de mundhum parmi les populations tribales du Népal oriental.

Les recherches des folkloristes népalais étudient tous ces aspects dans leur état ancien, comme dans leurs aspects plus modernes. Ne voulant pas passer pour une science de l’archaïsme, elles s’intéressent aussi aux changements en cours. Elles accusent cependant un certain déficit au plan méthodologique si on compare leurs travaux à ceux des grands pays européens (Angleterre, France, Allemagne, etc.), qui bénéficient d’un très riche arsenal en la matière.

Dans cette histoire, le rapport collectif rédigé en 2007 par T. Diwas, C. Bandhu et Bhim Nepal pour l’Unesco, Intangible Heritage of Nepal, marque un tournant important. Ce document cherche à inscrire les études folkloriques népalaises dans le sillage de la politique de l’Unesco en faveur des héritages culturels immatériels (PCI) et il jette les bases d’une coopération internationale en la matière. En s’ouvrant aux composantes vivantes de la culture, beaucoup plus populaires et proches des gens que les sites archéologiques d’autrefois, cette notion d’héritage culturel vivant, immatériel, jībit saṃskṛti en népali, renouvelle en fait le concept de patrimoine. L’attention se porte soudain sur une myriade d’objets — masques, costumes, produits artisanaux, les connaissances qu’ils supposent —, de traditions orales, des rites, de fêtes, autant de pratiques sociales et culturelles à priori plus modestes mais dès lors signalées comme objets culturels remarquables. Conscients des enjeux, les érudits et intellectuels népalais se saisissent de ce nouveau concept dans les années 2000 pour moderniser leur point de vue et apparaître sur la scène internationale comme des partenaires crédibles. D’un point de vue scientifique pourtant, le pari est risqué car, en s’élargissant à l’extrême, l’éventail des sujets finit par couvrir des domaines où les folkloristes népalais sont mal armés.

Culture savante et folklore en contexte népalais

Les recherches folkloristes n’ont pas, en Asie du Sud, la mauvaise presse qui les accable aujourd’hui en Occident. Les chefs d’accusation que les ethnologues français et européens ont dressés à l’encontre de ce courant de pensée : son cadre théorique daté, ses liens avec un certain romantisme littéraire du XIXe siècle, son manque d’ambition, son refus de considérer une culture comme un tout homogène, son rejet de l’écrit, ses vieilles classifications périmées, sa conception d’isolats coupés du monde, etc., toutes ces critiques ont moins cours en Inde et au Népal. La distinction entre deux composantes : mārga d’un côté, desī de l’autre, la première se référant à la culture sanskrite, écrite, celle des Brahmanes notamment, la seconde à la culture populaire, celles des villages et des basses castes, est en fait constitutive de la pensée indienne (A. Coomaraswamy, 2004) et de celle du Népal. Mārga renvoie davantage aux codes, à la religion, desī au divertissement, aux activités profanes. On retrouve cette opposition dans le couple de termes śāstrik (le savant, le constitué) et lok (le peuple, le local) qui, au Népal comme en Inde, ordonne toujours les cursus artistiques et les genres littéraires.

Pour la majorité des Indiens et des Népalais, la supériorité du premier niveau sur le second ne fait guère de doute. Mais cette dichotomie a été ressentie comme pesante dès la fin du XXe siècle. On lit par exemple sous le plume de Leela Prasad, une anthropologue d’origine indienne qui a travaillé dans l’Etat du Karnataka, au sud-ouest de la péninsule : « Je ne me sens guère à l’aise avec les dichotomies analytiques que le discours occidental applique à la culture indienne, celle entre “classique” et populaire (“folk”) en particulier. En contexte hindou, le terme “classique” a longtemps été synonyme de haute caste, d’éléments panindiens, dérivés de la culture sanskrite, tandis que le mot “folk” était relégué dans les aspects localisés, vernaculaires et particuliers aux basses castes. Dans les premiers temps, la petite tradition folklorique était perçue comme entièrement dérivée ou inspirée de la grande culture classique » (Poetics of Conduct, 2006, p. 9). Une grande indologue comme Madeleine Biardeau, spécialiste de l’épopée puranique, elle-même s’efforçait dans ses études sur le sacrifice de retrouver dans la culture villageoise et les croyances populaires un écho, plus ou moins déformé, de la grande tradition écrite sanskrite classique (2005). Elle entendait par là montrer l’unité profonde de l’Inde.

Comment, malgré tout, négliger les différences entre culture lettrée et culture orale populaire ? Mes recherches dans le Népal urbain et campagnard témoignent en faveur d’un fonds culturel indépendant des grandes cultures constituées, bouddhisme et hindouisme notamment. Il suffit d’assister à certains rituels d’expulsion en pays néwar, lors, par exemple, du Gathāmugaḥ, en saison des pluies, pour s’en convaincre. Durant ce rituel festif, de hautes effigies de paille, portant à la place de la tête un papier peint (ou un van) à l’image d’un démon avec des crocs menaçants et des bras écartés, sont édifiées au croisement des rues. L’effigie représente le démon cannibale Ghantakarna. On y attache des poupées et on y met le feu dans la soirée avec des torches, après qu’un jeune de la très basse caste des pêcheurs-balayeurs Pode, le torse barbouillé de couleur vive, se soit assis dessus. Cette cérémonie, qui s’accompagne de l’expulsion de tous les démons des maisons, constitue le grand rituel apotropaïque collectif des Néwar. Dans le même ordre d’idées, il est possible de citer les chants en langue tamang qui résonnent d’un bout à l’autre des pentes des grands versants de la Salankhu Khola ou de l’Ankhu Khola, dans l’arrière-pays montagneux de Trisuli, durant les saisons de récolte. Ces chants sont entonnés le soir venu par les garçons comme par les filles quand le moment vient de remonter au village les hottes chargées de grain. Ce concert de chants anciens se situe à distance de la tradition bouddhique ou chamanique, les deux pôles principaux de la religion tamang. Qu’on le qualifie de « local », de « vernaculaire », ou de « folklorique », ce fonds fait partie intégrante de la culture des Néwar comme des Tamang. Il mérite qu’on s’y attarde. Il en est de même de la tradition des Gaine/Gandharva, dont la riche collection de chants publiée en 1968 dans la revue L’Homme par A.W. Macdonald et Mireille Helffer, fait toujours référence. On y voit les Gaine créer des chansons à partir d’évènement politiques récents et chanter la gloire de quelques personnalités guerrières ou politiques du passé. Ces chants sont accompagnés à la vielle nommée sārangī  [6].

En vérité, les croyances, chants et pratiques populaires ne peuvent être totalement assimilés aux traditions plus savantes des villes. L’interpénétration entre l’oral et l’écrit brouille d’ailleurs un peu partout les frontières. L’écrit en Inde et au Népal est toujours pénétré d’oralité, ne serait-ce que dans l’apprentissage des textes.

Il convient enfin de signaler qu’au cours des années 1980-1990, deux auteurs scientifiques, Attipat K. Ramanujan (1929-1993), un indien du Karnakata, à la fois poète et savant, et Stuart Blackburn (né en 1947), un ancien « Peace Corps » ayant travaillé en Inde et diplômé plus tard de l’université de Berkeley, ont renouvelé les études folkloriques dans le champ des études indiennes et redonné du lustre à ce type de recherche, n’hésitant pas à employer ouvertement le mot folklore. A.K. Ramanujan (1999) en particulier a complexifié considérablement les oppositions primaires qu’on serait tenté d’établir entre le savant et le populaire. Il a ainsi montré comment la tradition écrite (le Rāmāaya par exemple) a pu engendrer des centaines de variantes locales et la tradition orale s’étendre à plusieurs régions, bien au-delà du strict cadre local (1999 : 537).

Conclusion

Il est difficile de présager de l’avenir de ce courant né dans la première moitié du XXe siècle. Il apparaît surtout implanté dans la capitale, Katmandou, et manque cruellement de branches régionales, d’académies locales. L’establishment académique prime, il y a peu de correspondants locaux. Du reste, cette école ne possède pas de revue nationale et ses ressources financières sont faibles. Elle ne dispose que de peu d’archives audio-visuelles et compte surtout sur des subventions étrangères pour s’équiper. Elle souffre aussi de l’absence d’ambitions scientifiques précises et de protocoles méthodologiques par rapport aux normes internationales. Quant aux musées ethnographiques, ils sont encore embryonnaires (Toffin 2019). La cause du folklore n’est donc pas encore bien établie ; la culture populaire manque encore cruellement de spécialistes. Les ethnologues népalais quant à eux sont basés principalement à l’université Tribhuvan et ses annexes ; ils ne cherchent pas à établir de coopération avec leurs collègues folkloristes.

Comme on l’a montré dans ce travail, la gestation de l’école folkloriste népalaise doit être corrélée au processus de démocratisation du pays et au besoin de trouver des racines populaires à l’ethos commun. Elle est liée à un contexte précis. Historiquement, deux options se succèdent. La vogue des traditions orales a servi dans un premier temps à construire une identité nationale autour du népali, lingua franca et langue dominante du pays. Le patriotisme culturel fut alors de mise. Après le retour de la démocratie en 1990, les revendications ethniques montent de toutes parts et imposent au premier plan la préservation des patrimoines indigènes minoritaires. Les groupes dits « indigènes », janajātī, entendent prendre leur revanche sur le passé et ambitionnent des projets fédéralistes. La diversité culturelle devient alors un axe de la politique gouvernementale. En 2008, le pays est devenu une république fédérale, mais il n’a toujours pas tranché entre ces deux démarches antagonistes.

En Inde comme au Népal, les frontières entre étude folklorique et ethnologie restent ambigües. Les domaines et les terrains se recoupent, mais les folkloristes népalais (et indiens en général) ne tentent pas de retrouver dans ces fonds culturels locaux les thèmes et les principes d’une pensée universelle, dans le sillage par exemple de Claude Lévi-Strauss. Ils veulent décrypter un système culturel spécifique et bâtir l’identité d’un pays sur les forces vives de la nation en brisant les vieux clivages entre culture lettrée et culture populaire. La formation d’un sentiment national demeure une préoccupation de premier plan. Tel est le sens de la devise souvent proclamée dans ces milieux népalais : Hāmro saṃskṛti, hāmro pahicān, « Notre culture, Notre identité ». L’anthropologie népalaise conserve par ailleurs, du moins en théorie, une dimension comparative, une visée universelle, alors que le folklore, on vient de le voir, est résolument attaché aux enjeux culturels nationaux ou plus étroitement encore à la vie de l’ethnie. La démarche de ce second courant est nettement plus particulariste. Force est cependant de constater que les études folkloristes menées par les savants locaux permettent de voyager plus efficacement dans l’imaginaire des populations himalayennes que les travaux ethnologiques, souvent plus limités en la matière.

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[1Mes collègues népalais Bhim Regmi et Chudamani Bandhu m’ont apporté de précieux détails lors de la rédaction de ce travail. Qu’ils soient ici remerciés.

[2Sur l’importance du jhyāure, un mot polysémique désignant une large variété de chants, un type de métrique poétique et un rythme musical à six temps (tāl), dans la musique et la littérature orale du Népal, voir l’article d’A. Stirr, 2015, p. 3-38. Le jhyaure est le type le plus populaire de chant folklorique (lok gīt) au Népal, accompagné du tambour mādal.

[3Il ne m’a pas été possible de retrouver les dates de certains de ces folkloristes.

[4Śāradā est un nom de la déesse Sarasvatī, déesse de l’éducation et des arts.

[6À ce sujet, cf. aussi Purna Nepali, 2003.