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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Cuisenier, continuateur de Lévi‑Strauss ? L’échange et l’alliance : splendeurs et audaces de la structuration

Richard Bucaille
Jeanne Virieux
2020
Pour citer cet article

Bucaille, Richard & Jeanne Virieux, 2020. « Cuisenier, continuateur de Lévi‑Strauss ? L’échange et l’alliance : splendeurs et audaces de la structuration », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article2012.html

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Publié dans le cadre du dossier documentaire consacré à Jean Cuisenier, dirigé par Nicolas Adell (Université Jean-Jaurès, Toulouse) et Martine Segalen (Université Paris-Nanterre)

Avec obstination, Jean Cuisenier a consacré une très grande part de sa forte activité de chercheur aux structures complexes [1], de la parenté bien sûr, mais inséparables à ses yeux de celles de l’économie, de l’autorité, etc. ; ce qui distingue radicalement son œuvre de celle, postérieure et plus connue, de Françoise Héritier et de ses élèves concernant les structures semi-complexes. De même, la recherche de J. Cuisenier sur les structures complexes semble avoir sous-tendu et innervé, quoique discrètement et pour le long terme, tout l’ample et collectif Corpus de l’architecture rurale française. De tant de travaux peut se tirer une leçon de méthode structurale, continuant efficacement celle de Claude Lévi-Strauss.

Nous suivons ici l’esprit de Marx, dont les deux forces sont […] l’humour et le fort tempérament artistique : il est capable de ne pas être complètement sérieux [...]. Si on cherche la perfection statistique, […] on doit renoncer à décrire et comprendre l’histoire. La statistique il en faut, mais il faut aussi apprendre à s’en passer. [2]

« Sociologue, on découvre dans le face à face l’altérité de collectivités bien vivantes, l’identité des problèmes et des urgences de l’existence. Et quand on traite d’économie et de parenté, il faut bien articuler, par méthode, une logique de la mesure et une logique de l’ordre [3] ». Certes ; cependant, évalue-t-on bien la hauteur de l’ambition intellectuelle impliquée par la recherche de l’« articulation » des « logiques » de la mesure économique et de l’ordre matrimonial, surtout en des populations aussi diffuses et enchevêtrées que les Turkmènes et assimilés de Turquie ou – comparaison anthropologique oblige – les Bejaouas et assimilés de Tunisie ? Il y fallut des capacités d’analyse et une ténacité peu communes, lancées à la poursuite de la célèbre hypothèse lévi-straussienne concernant les structures dites complexes ; très exigeant et persévérant, Jean Cuisenier a pris là tous les risques théoriques : et ce, presque trop discrètement, sans jamais se départir de son sérieux pour fabriquer ce qu’il nommait des « simulacres », qui ont tant influencé nos propres travaux ultérieurs.

Notre titre appelle une courte explication préalable : pourquoi « échange » et « alliance » plutôt qu’« économie » et « parenté » conformément au titre de la thèse de J. Cuisenier ? Il nous semble qu’anthropologie et sociologie contemporaines montrent, mais en filigrane, qu’économie surtout, parenté aussi, demeurent des catégories d’abord occidentales : dans la masse hétérogène des sociétés et le fouillis entrecroisé des faits sociaux totaux, la pratique « économique » et autre paraît centrée, davantage que sur la production et la consommation, sur l’échange (qui donne quoi, reçoit, rend, accumule, refuse, gagne, perd, vend, acquiert, quoi ?), et que l’acmé de l’échange consiste en l’alliance, exploitation socioculturelle d’un donné biologique régissant toute la parenté « en aval » et, partant, le cœur des relations sociales. On peut donc avancer que toute société est tramée d’échanges et d’alliances, souci majeur et grande affaire de tout sociétaire quel qu’il soit – tandis qu’économie et parenté sont hypostasiées par l’économiste et l’anthropologue occidentaux ou occidentalisés ; « échange » nous paraît donc plus compréhensif qu’« économie », et « alliance », bien plus précis que « parenté » [4] : tous deux moins ethnocentriques, aussi. Mais nous n’abuserons pas de ces emplois un peu inusuels.

Outre bien d’autres travaux, une grande partie de l’œuvre de J. Cuisenier fut occupée – sous l’influence alors majeure de Lévi-Strauss – par la question des structures : quel était leur statut épistémologique précis, et leur portée explicative exacte ? Pouvait-on étendre cette portée en maîtrisant – et à quel prix – celles dites complexes, aussi bien que le maître avait promu et utilisé celles dites élémentaires ? On peut considérer que J. Cuisenier a traité de ces interrogations générales depuis ses terrains sur économie et alliance en Turquie et Tunisie (vers 1955), jusqu’à la fin du Corpus de l’architecture rurale française (après 2000), soit durant un demi-siècle ; d’où sur ces matières une œuvre non seulement vaste, mais surtout très profonde et pourtant mal connue, s’attaquant frontalement aux problèmes les plus difficiles et leur proposant des solutions sophistiquées mais très créatives qui faisaient de lui, selon nous, un grand inventeur de méthodes ; signe de leur qualité : sur les terrains du Corpus, nous eûmes souvent l’impression, illusoire bien sûr, que les données ethnographiques découlaient de celles-ci. À notre sens, aujourd’hui encore nul n’est allé aussi loin que J. Cuisenier dans l’élucidation des structures complexes de l’économie et de la parenté, en montrant que ces domaines – on le verra – ne pouvaient que profondément intriquer leurs structures, dès lors partiellement communes à l’échange et à l’alliance. Le structuralisme « classique » s’en trouvait complété voire quelque peu malmené, ce qui put contribuer au silence relatif entourant cette œuvre difficile. Estimant que sa quête fort aventurée des structures complexes a peut-être moins bien réussi qu’on l’a espéré à l’origine, mais mieux que plusieurs autres, nous tenterons ici une brève analyse de cette quête, ce qui nous conduira aussi à la situer par rapport au courant actuellement dominant des études sur la parenté. D’autre part, on peut estimer que la méthodologie du Corpus visait à préparer la reprise en sous-œuvre de la même question des structures complexes : aussi nous emploierons-nous à le montrer en quelques paragraphes.

Les structures complexes selon Jean Cuisenier

Une vingtaine d’années après sa brillante réussite concernant l’étude des structures élémentaires de la parenté construites selon un modèle « mécanique » rigoureusement déterministe, Lévi-Strauss avoua son embarras pour passer aux structures complexes que l’on supposait régir alliance et parenté occidentales entre autres [5]. Ayant d’abord espéré atteindre ces structures à travers les fameux systèmes dits « crow-omaha », qui « relèvent des structures élémentaires par les empêchements au mariage qu’ils formulent en termes sociologiques, et [...] des structures complexes par le caractère aléatoire du réseau d’alliances qui résulte indirectement de conditions négatives seules posées [6] », il réalisa que même ces systèmes présumés intermédiaires entre élémentarité et complexité offrent des ressources combinatoires comme celles « […] des jeux compliqués comme les cartes, les dames ou les échecs [...] [7] » : que dire alors des systèmes occidentaux de parenté, en lesquels seule la « [...] prohibition de l’inceste persiste […] sous la forme d’un modèle mécanique » [8] ? Dès lors s’imposait de procéder selon un modèle statistique, qu’« […] il faut abstraire […] à partir de facteurs significatifs qui se dissimulent derrière des distributions régies en apparence par le jeu des probabilités » [9]. Absorbé par de tout autres questions – et en un temps où la puissance des ordinateurs était bien moindre qu’aujourd’hui –, Lévi-Strauss ne s’est jamais engagé dans une telle recherche statistique des structures complexes de l’alliance et de la parenté : renoncement qui marquerait à la fois le sommet et le terme d’une certaine anthropologie classique, puisqu’en se refusant à quitter le déterminisme le plus strict pour suivre la voie probabiliste logiquement commandée par ses résultats antérieurs, le structuralisme tendait à s’enfermer en son « élémentarité » originelle. Malgré quoi Lévi-Strauss laissait formellement tout loisir à ses successeurs, comme un défi virtuel, de traquer les structures complexes au moyen de quelque modèle statistique ; un tel défi ne suscita cependant nul empressement chez ses disciples, car il supposait de cumuler une très forte exigence de cohérence intellectuelle, une grande puissance de travail et de vastes connaissances ethnographiques, l’ensemble au service d’un objectif des plus incertains – voire franchement aléatoire. Pourtant J. Cuisenier, également élève de Raymond Aron (donc indirectement de Max Weber, nous y reviendrons), s’imprégna peu à peu, dans la décennie 1960, de la question des structures complexes d’alliance et de parenté [10] au long de nombreux terrains tunisiens et turcs, pendant lesquels il mit au point [11] le délicat procès méthodologique aboutissant à son opus magnum [12].

Il ouvrit sa thèse en s’interrogeant, comme tant d’autres, sur le statut épistémologique effectif des structures d’alliance et de parenté dites complexes, ces Arlésiennes dont Lévi-Strauss même se sentait séparé par les « difficultés formidables » évoquées ci-dessus, d’ordre statistique et informatique. Discutant l’illusion de simplicité qui découle du point de vue excessivement normatif – voire involontairement ethnocentrique : étatsunien – de Talcott Parsons [13], J. Cuisenier commentait, pour en tirer une inspiration critique, les Human Relations Area Files de George Murdock, soulignant – avec d’autres – que « la tabulation exhaustive des croisements » entre leurs variables entraînait « une profusion de liaisons telle que la configuration du réseau des variables défie toute tentative d’appréhension synthétique [14] » : en bref, ce qu’Edmund Leach nommait cruellement une « tabulation du non-sens », entraînant des difficultés quantitatives guère moindres que celles d’abord aperçues par Lévi-Strauss. De même J. Cuisenier revint brièvement, à son tour, sur les systèmes de parenté dits « crow-omaha » qui, réputés intermédiaires entre structures élémentaires et complexes, impliquaient en réalité un « […] nombre de combinaisons possibles, théoriquement fini, [... mais...] si élevé, qu’à l’échelle humaine il est pratiquement illimité » [15]. Au terme de tous ces lassants constats d’échec à ressorts semblables, il paraissait déraisonnable de pourchasser davantage – surtout à un niveau « artisanal », comme disait Lévi-Strauss – les structures complexes, êtres méthodologiques et moyen technique mais non but de l’anthropologie : « […] dans la mesure [...] où l’ambition de la sociologie empirique n’est pas d’édifier une théorie générale des affinités structurales, mais de construire des théories « locales » validées par l’observation, l’important est moins d’approfondir le statut épistémologique des harmonies et concordances relevées, que d’apprécier la valeur heuristique des hypothèses proposées [16] » ; beau souci d’efficacité : s’imposait donc la recherche d’un quelconque principe de simplification. Dans ce but, J. Cuisenier insista d’abord sur ce point de méthode fondamental que les structures complexes, mobilisant nécessairement des variables de domaines différents, économie et parenté par exemple, ne sauraient se manifester en un seul domaine – alliance et parenté notamment : « […] ainsi l’investigation des structures complexes de la parenté appelle-t-elle, comme son complément, l’investigation d’autres structures complexes, telles que celles de l’autorité ou celles du marché, l’une et l’autre visant les mêmes systèmes sociaux, dont elles cherchent, chacune selon son ordre propre, à rendre intelligibles des expressions différentes [17] » ; et par là, on peut espérer qu’« […] une même structure se laisse discerner à travers des transformations variées, comme la traduction dans le langage du marché, d’opérations conduites dans la logique de la parenté, ou comme l’interprétation, en sens inverse, des mêmes opérations [18] ». Remarques décisives l’ayant amené à proposer, devant « l’extrême difficulté, voire l’impossibilité, d’élaborer une théorie des structures complexes de la parenté [19] », de « renoncer à la génération des structures, seule véritablement explicative, pour la fabrication de simulacres, auxquels on ne pourra jamais accorder qu’une valeur prédicative [20] » – issue très brillante que Lévi-Strauss avait déjà entraperçue : selon nous, le meilleur apport heuristique de Cuisenier à l’anthropologie. On conservera donc les structures complexes, mais strictement comme virtuel substrat référentiel, sorte de repères orthonormés seuls susceptibles d’englober toutes les affinités, régularités et redondances entre domaines différents dans les terrains comparés : on postulera que ces structures complexes, tapies en une pénombre définitive, régissent pareillement les morphologies, pratiques et stratégies ethnographiées dans différents domaines, en l’occurrence, ceux de l’échange économique et de l’alliance. Bref, au terme de tant d’opiniâtres efforts conceptuels, ces structures complexes éternellement fuyantes apparaissent au mieux comme des êtres de raison, conçus jadis par Lévi-Strauss pour envisager, potentiellement, une compréhension structurale de toute alliance et de toute parenté – occidentales et actuelles comprises, et non pas seulement celles des sociétés segmentaires à structure dite élémentaire en raison supposée de la seule alliance prescrite. De façon indirecte mais magistrale, Économie et parenté... mettait donc enfin les structures complexes à la place qu’elles eussent dû occuper d’emblée, débarrassant par-là l’anthropologie structurale d’une difficulté chronophage et proprement épuisante : apport majeur, justement parce qu’en construisant la légitimité d’un renoncement [21], il permettait de mettre en évidence les bornes de l’anthropologie structurale, et par contraste, de mettre en valeur les résultats obtenus à l’intérieur de ces limites. En effet, le « Propos final [22] » de J. Cuisenier montre que, si les structures complexes se laissaient déjà soupçonner sous des homomorphismes implicites entre économie et parenté chez les Turcs anatoliens, et sous des homologies explicites entre les mêmes domaines chez les Bejaouas tunisiens, ces structures ne transparaissaient guère que confusément, au travers des stratégies sociales – bien claires, celles-ci – qu’elles semblaient habiter et innerver. Concernant les Anatoliens d’abord, qui tendent à subordonner la parenté à l’économie, les susdits homomorphismes permettaient de « […] montrer l’efficacité instrumentale des catégories et des règles régissant les termes et relations de parenté dans le fonctionnement du système économique et social [23] » ; chez les Bejaouas de Tunisie surtout, raisonnant plutôt en termes de parenté, les oppositions segmentaires apparaissaient comme « […] un art des choix en situation aléatoire, qui s’exerce, homologiquement, sur les contenus substantiels les plus variés de l’action. Un même raisonnement, une même structure de choix articule gestion patrimoniale et négociation matrimoniale, étendant [... au loin...] les mêmes oppositions significatives, informant la substance de l’action du même jeu de catégories [24] ». Au bout du compte, en Anatolie comme dans le Nord tunisien, l’« exploitation des ressources combinatoires », la « manipulation des ressorts segmentaires » et le « calcul économique » [25] manifestaient les « […] affinités de structure existant entre un système d’action en conjoncture aléatoire, l’aménagement économique, et un système de mobilisation des ressources combinatoires, la parenté [26] ». Il semble que l’on touche là au meilleur tréfonds heuristique permis par le structuralisme post-lévi-straussien appliqué aux sociétés stratifiées, et peut-être même aux sociétés étatiques ; mais de l’immédiate clarté des fermes structures élémentaires de l’alliance aux seules affinités – obtenues non sans peine par simulacres et statistiques – des structures complexes de l’économie et de la parenté, qui ne sentirait que les structures complexes tendent à se recoquiller indéfiniment dans les colonnes de chiffres où l’on doit épier leur pâle ectoplasme ? Qui ne verrait que, des structures lévi-straussiennes aux affinités structurales cuiseniériennes, s’opère quelque altération de la limpidité, donc un certain affadissement de résultats lévi-straussiens éventuellement trop brillants ? Aussi soyons très clairs : J. Cuisenier n’est en rien responsable de l’aspect diaphane des structures complexes qu’il pourchassa sans relâche.

Les structures semi-complexes selon Françoise Héritier

On conçoit que ces conclusions, aussi solidement construites qu’un peu cryptiques, n’aient guère incité Lévi-Strauss à regarder leur auteur comme l’un de ses plus proches disciples : eppur... En pratique, le maître du structuralisme espérait toujours atteindre les structures complexes par un traitement statistique direct des fameux systèmes « crow-omaha », auxquels il avait brièvement ajouté les systèmes « hawaïens » [27] avant même que J. Cuisenier n’ait, on l’a vu, explicitement renoncé en quelques mots à tous ces systèmes. Un peu plus tard et malgré tout confiante – non sans raison – en l’intuition lévi-straussienne, Françoise Héritier repartait de la catégorie des structures qualifiées de « semi-complexes », essentiellement fondées sur une liste, parfois fort longue, des expresses prohibitions d’alliance. Reprenant l’ensemble des systèmes « crow-omaha » et assimilés, les complétant encore de ceux dits « iroquois », elle caractérisa leurs similaires structures semi-complexes par un entrelacs sophistiqué d’interdits généalogiques et lignagers autour d’Ego, réseau en quoi l’abondance même des prohibitions balise un chemin sinueux entre les impasses, vers l’alliance effective avec des proches. Insistons sur ce phénomène apparemment si paradoxal (et que l’on peut supposer quasi conscient chez ces sociétaires expérimentés que Cuisenier nommait les « savants indigènes ») : ce réseau de prohibitions très diverses favorise – ou mieux : prépare, régit – un choix d’unions possibles beaucoup plus étendu qu’il pourrait sembler, ce que F. Héritier démontra magistralement par le traitement informatique de toutes les unions ethnographiquement recensées du petit peuple samo (Burkina-Faso) [28]. On sait combien fut saluée cette remarquable réussite, en quoi le cénacle structuraliste a pu voir le véritable couronnement – et la vraie continuatrice – des beaux résultats concernant les structures élémentaires. Toutefois, on peut se demander si L’exercice de la parenté, emporté par son bel élan initial, n’embrasse pas plus qu’il peut étreindre. Son dernier chapitre avance que les structures complexes peuvent être réductibles à des formules voisines de celles semi-complexes : « […] on doit trouver dans toutes les sociétés qui fonctionnent avec des structures complexes de parenté et d’alliance, profondément enfouies certes et difficiles à déceler, ces modalités élémentaires de l’échange dont nous avons démontré l’existence dans des sociétés qui fonctionnent avec des structures semi-complexes [29]. » Outre que F. Héritier s’en tient à la définition lévi-straussienne de la structure complexe de l’alliance (dès lors qu’Ego a respecté les fortes mais courtes prohibitions de l’inceste, il semble s’unir au hasard dans le champ matrimonial immense ouvert devant lui), moins précise que celle de J. Cuisenier vue plus haut, c’est peu dire que les modalités de l’échange généralisé sont « profondément enfouies » et « difficiles à déceler ». Concernant ces structures complexes, il y a là l’esquisse d’un programme, non un résultat. Et de fait, une telle proposition, comme pressée de parvenir aux structures complexes, entendait préparer l’avenir, puisque ce succès initial fut longuement prolongé, de 1990 à 1994, par Les complexités de l’alliance en non moins de quatre volumes groupant des concours très nombreux et divers sous la double direction de F. Héritier-Augé et d’Élisabeth Copet-Rougier. Étiré sur le moyen terme, ce triomphe académique a engendré tout une école « héritiériste », creuset principal des recherches françaises ultérieures sur alliance et parenté. L’utile volume I résume les acquis préalables, et illustre par des cas bien variés la découverte d’Héritier [30]. Et déjà le volume II entend passer aux structures complexes, mais le titre semble un peu ambitieux [31]. Dès l’ouverture en effet, É. Copet-Rougier s’efforce de caractériser celles-ci par l’« articulation de trois figures » – alliance consanguine, redoublement d’alliance par échange direct, redoublement différé – pour conclure que « la congruence des trois figures entre elles est assez claire : elle repose sur la conversion mutuelle entre lien d’alliance et lien de consanguinité, trait que l’on peut tenir pour caractéristique des structures complexes » [32] : exact sur le plan sans doute significatif des nomenclatures (cf. mère/belle-mère, frère/beau-frère, etc.), mais ces congruence et conversion mutuelle compliquées… suffisent-elles à définir les structures complexes ? En ce même volume II, si divers articles décrivent – sans surprise – de nombreuses variables étrangères à la parenté dans l’échange généralisé, la fameuse question liminaire du « mariage arabe » (entre cousins parallèles), bien plus idéalisé que réalisé, réunit plusieurs contributions autour de l’idée que l’alliance à structure complexe baigne dans des valeurs de référence à quoi elle ne se conforme guère – mais peut aussi, au contraire, se conformer avec soin à des valeurs implicites. Pour autant, il ne suffit pas de postuler implicitement – voire d’affirmer – comme évident que l’alliance dont on traite relève d’une structure complexe, pour que ce soit le cas : il faut le démontrer, et décidément, les modalités de l’échange généralisé, « profondément enfouies », tendent au moins à se masquer, sinon à se dérober. Finalement on répète là, en plus sommaire, l’expérience de J. Cuisenier : les structures complexes demeurent fort évanescentes... Le volume III réunit de nombreuses et passionnantes études concernant les systèmes d’alliance africains [33], mais on perd de vue le théorique objectif initial d’élucidation des structures complexes ; et a fortiori dans le volume IV, recueil d’éblouissantes spéculations sur les fondements symboliques de l’alliance en des sociétés très variées [34]. Au total, ces quatre volumes des Complexités de l’alliance laissent l’impression que les fatigantes structures complexes viennent peu à peu s’y dissoudre en une longue et brillante série d’études où l’on retrouve nombre des meilleurs spécialistes français ; mais dissolution n’est pas tout à fait solution...

Comment ne pas voir la différence, concernant ces terribles structures complexes au moins, entre l’effort courageux mais, selon un mot méchant de Georges Augustins, « passablement acrobatique » d’É. Copet-Rougier, et l’inflexible exigence technique de Cuisenier ? Sans doute étions-nous assez nombreux, jeunes ethnologues des décennies 1960 et 1970 fascinés par Les structures élémentaires (…), à imaginer des structures, de parenté notamment, que faute de mieux nous qualifiions de « super-élémentaires » – adjectif révélateur – en nos conversations passionnées : à savoir des structures entièrement soumises aux règles de la seule alliance, mais raffinant en profondeur, au-delà des interdits fondamentaux (concernant mère, sœur, etc., d’Ego), sur les conjoints peu conseillés mais possibles, ceux pas trop lointains, ceux permis malgré leur éloignement, etc. ; bref, nous livrant sans fin aux mêmes plaisantes spéculations que les indigènes australiens en couvrant des feuilles géantes de petits cercles et triangles peuplés de FlSoPe, FsFrMe et autres FlFrPe [35] reliés par divers traits verticaux et crochets horizontaux. Toutefois, nous avons perçu ces structures « super-élémentaires » comme chimère d’immatures dès que Cuisenier nous eût montré, donc appris, que, la structure complexe mobilisant par essence plusieurs domaines, la structure élémentaire se ramenait à un outil très efficace mais de pure méthode – en même temps que la structure « semi-complexe » perdait tout utilité : n’existeraient en réalité que les complexes, centrées sur un « noyau » élémentaire de variables communes aux règles de l’alliance, du marché, de l’autorité, etc., auxquelles s’adjoignent d’autres variables propres à chacun de ces domaines – d’où ces similaires structures complexes, qui se trahissent d’un domaine à l’autre à travers leurs affinités structurales. Outre quelques prémisses classiques (importance théorique accordée aux nomenclatures des alliés et parents, souci technique de la quantification...), F. Héritier et J. Cuisenier s’accordent sur un point au moins : les aspects élémentaire, semi-complexe et complexe, plutôt que caractères intrinsèques à la structure de tel ou tel système d’alliance, seraient des concepts méthodologiques, répétons-le, situant surtout le niveau de structuration atteint hic et nunc par l’anthropologue. Au-delà, le parallèle cesse vite, car entre structures élémentaires et complexes, F. Héritier pose un passage progressif des unes aux autres par l’intermédiaire des semi-complexes, quand J. Cuisenier instaure une rupture décisive entre celles élémentaires et semi-complexes d’une part (non certes rejetées, mais regardées comme propres à un moment historique de la recherche), et d’autre part celles complexes, clairement définies par leur inévitable mobilisation des variables de domaines différents. De là, on peut déduire que les « semi-complexes », si efficacement exploitées par F. Héritier, ne seraient pas autre chose que des structures élémentaires très développées et raffinées, grâce à un jeu subtil sur des prohibitions si variées, on l’a vu, qu’elles en viennent assez souvent à se contredire l’une l’autre, offrant de ce fait même un large champ combinatoire. Soit le bref exemple du système samo, archétypique chez F. Héritier ; dans ce système, où les consanguins, utérins, cousins divers, impliquent plusieurs genres – voire degrés – de prohibitions, on se « faufile » entre celles-ci, au besoin en les confrontant entre elles pour les faire se contredire puis en hiérarchisant les contradictions, en sorte de se marier dès que l’on parvient à s’extraire de cet embrouillamini de prohibitions, auxquelles on fait pourtant décente allégeance mais « en passant » : ce que F. Héritier nomme joliment le « mariage au plus près [36] ». Certes, sa démonstration est impeccable ; mais on reste là dans le strict respect des règles de la seule parenté, donc dans une structure que J. Cuisenier qualifie d’élémentaire. Or, une fois épuisés tous les raffinements et finasseries permis par les proscriptions et prescriptions d’alliance, s’impose toujours quelque autre critère – voire des expédients – exogène à la parenté mais déterminant fortement l’alliance finale ; dans le très classique échange des « sœurs » (biologiques ou classificatoires) par exemple, que F. Héritier tend à ériger en modèle, l’alliance réelle doit très souvent surmonter divers obstacles concrets sur quoi l’épure théorique indigène reste muette : Ego n’a pas de sœur à donner, ou il a le choix entre les deux (ou trois, n...) sœurs de son futur beau-frère, etc. ; des moyens, parfaitement licites et courants, surmontent alors de telles difficultés – par exemple « prix de la fiancée », douaire et autre dot : mais ce faisant, on ajoute aux règles d’une parenté idéale des calculs non certes contraires, mais sans rapport avec ces règles – en l’espèce, des calculs pesamment économiques [37]... Au total, « semi-complexe » ne viserait qu’à qualifier une structure essentiellement élémentaire qui (fût-ce « contre son gré ») doit s’entourer ça et là d’une périphérie complexe imposée par la réalité des alliances : soit, en termes cuiseniériens du moins, une due structure complexe. Et il n’y a pas là chicanerie nominaliste, car même si, selon Lévi-Strauss, « l’ethnologie est d’abord une psychologie », elle ne saurait pour autant se détourner de toutes ces situations sociologiques et historiques, où les règles de la parenté sont sans cesse bousculées, outrepassées, au mieux adaptées, par les alliances en actes : ainsi divers petits peuples amazoniens et australiens se sont fréquemment vus contraints de transgresser ou d’adopter des règles d’alliance drastiques à mesure de leur affaiblissement démographique [38] ; ainsi dans le « mariage arabe », l’alliance « préférentielle » d’Ego musulman avec sa cousine parallèle ne correspond qu’à quelques pour-cent des mariages effectifs ; et dans Les complexités de l’alliance même, on vient de le voir, plusieurs articles du volume I (sur les structures semi-complexes) fournissent des exemples variés et précis de déterminations extérieures et même de dérives historiques modifiant fortement les strictes règles d’alliance. À nos yeux, la structure élémentaire demeure, en la parenté comme en d’autres domaines, une perfection formelle montrant bien comment opère l’esprit très rationnel des sociétaires, au-delà de quoi les structures complexes n’eussent été pour Lévi-Strauss qu’une sorte d’élégant point oméga, et en pratique une clôture virtuelle, de ses travaux concernant la parenté.

Structures complexes et Corpus de l’architecture rurale française

Discrètement acharné, J. Cuisenier a repris son exploration des structures complexes sur un mode moins ambitieux, du moins à court terme, qu’avec économie et parenté : assertion requérant un bref pas de côté vers le Corpus. Par l’évidente abondance de ses variables, cette architecture assurait une belle complexité structurale dont les Propositions théoriques et conventions terminologiques pour une typologie de l’architecture rurale, en tête de chaque volume régional, préparait l’étude ; là J. Cuisenier donna de nouveau sa mesure, inventant des modèles efficaces, voisins des « simulacres » de sa thèse : nous-mêmes en fîmes l’expérience directe en collaborant de près aux premiers volumes. Or les susdites propositions paraissaient un condensé si proche de la méthodologie de sa thèse que l’on pouvait s’attendre, après parution des derniers volumes au début des années 2000, qu’il publiât une synthèse aussi brillante, mais plus accessible que celle toujours difficile mobilisant la parenté : bilan qui eût montré, par exemple, des affinités structurales entre domaines économico-technique et topographico-architectural. Mais il n’en fut rien, puisque longtemps avant les derniers volumes et outre sa participation au volume Nord, Pas-de-Calais (1988), sa contribution intellectuelle au Corpus semble s’être close par deux articles. Le second [39] consistait surtout en une histoire de l’entreprise – et des questions théoriques soulevées – depuis le précieux Chantier 1425 de Georges Henri Rivière. Mais le premier article [40] se livrait à une élégante recension des synthèses possibles offertes par le Corpus. Ainsi eût-il pu panacher ce qu’il nommait le « deuxième niveau de synthèse descriptive, celui des motifs [41] » avec (parmi ses « synthèses thématiques ») « les thèmes relatifs à l’allocation architecturale des espaces [42] », afin de montrer les susdites affinités de structure entre champ économique et organisation de l’espace : et pourquoi précisément ces affinités ? Justement parce qu’Économie et parenté… leur avait conféré un statut heuristique efficace permettant de dépasser, ou du moins de mieux maîtriser, plusieurs problèmes classiques de l’anthropologie contemporaine – structurale en particulier. Ou encore, J. Cuisenier eût pu s’attarder longuement « […] sur les règles explicites ou implicites qui président à l’articulation du champ spatial en lieux différenciés [43] », cette « logique sociale de l’espace » concept final auquel il semble avoir beaucoup tenu [44] car menant à des représentations mentales bien étudiables, puisqu’observables en détail dans le paysage  : et ce, de la répartition des surfaces cultivées vues du ciel [45] au linteau daté-mouluré au-dessus de la porte, comme le Corpus le permet. Si avec sa méthode il avait raisonné, par exemple, sur les exploitations agropastorales de montagne en deux parties d’hiver et d’été (Alpes, Pyrénées, Massif central, Corse...), J. Cuisenier eût pu montrer les probables affinités de structure entre économie et ce qu’il nommait « l’articulation du champ spatial en lieux différenciés » (et même auparavant, montrer – avec Marcel Mauss – que ces exploitations, avec les représentations mentales qu’elles portent, s’avèrent non seulement duelles et changeantes selon lieu et saison, mais aussi – avec Lévi-Strauss – qu’elles se révèlent structurées selon une dichotomie finement subdivisée [46]). Cette synthèse finale à quoi tout le Corpus paraissait destiné, J. Cuisenier ne l’a ni réalisée lui-même (seul, ce n’eût guère été concevable), ni même dirigée (alors que probablement, plusieurs auteurs des volumes l’eussent volontiers accompagné) : pourquoi ? Sans doute en livra-t-il bien involontairement la raison voici une quarantaine d’années, à la fin des Propositions théoriques [...] : « Mais que l’on imagine l’observation portant sur 2000 spécimens à l’échelle de la France […] caractérisés chacun par une trentaine ou une quarantaine de traits […], et l’on conviendra que nul ne peut anticiper quels systèmes de relations significatives peuvent être mis au jour ». Certes. Toutefois c. 2000 spécimens caractérisés chacun par c. 35 variables totalisent c. 70 000 occurrences : et si l’on compte une moyenne – faible – de cinq valeurs par variable, on atteint encore, au bas mot, quelque 350 000 items à manipuler. Ce qui paraît aujourd’hui très concevable... pour une équipe homogène et active assistée de sérieux moyens informatiques : décidément, les structures complexes s’acharnent à se dissimuler en un profond maquis de combinaisons et de dizaines de millions de bits, d’où résulte qu’aujourd’hui encore nul ne sait « quels systèmes de relations significatives peuvent être mis au jour ». Pour atteindre cet objectif anthropologique ambitieux, brillant, prolongeant réellement le structuralisme classique, il eût fallu réunir les ressources matérielles d’une telle opération ; puis constituer et coordonner un réseau, cohérent au niveau national, de plusieurs anthropologues soutenus au moins d’un statisticien très compétent et d’un bon informaticien ; et enfin s’engager en un travail collectif et acharné de deux à trois ans... Tout cela, pour traquer les affinités de structures complexes innervant probablement l’architecture rurale et feu l’habitat paysan français voire européen : à supposer qu’existent encore intérêt scientifique et donc financement pour une telle traque, d’évidence les moyens requis se révèlent hors de toute proportion avec le but poursuivi. Trouvera-t-on un jour de tels moyens ? En cette occurrence fort douteuse, le Corpus peut servir à bien d’autres fins, nobles ou vulgaires : de référence anthropologique, méthodologique et didactique par exemple, puisque grâce aux Propositions théoriques […] appuyées sur les graphes typologiques de J. Cuisenier, en combinant quelques grosses variables on voit surgir de toute part – ainsi en Bourgogne – des structures élémentaires, promesse théorique de riches structures complexes. Mais le Corpus pourrait aussi se voir soumis au discret pillage, peut-être dès longtemps commencé, d’investisseurs immobiliers de tout poil, tirant de tel volume régional et de leurs camions-toupies des « maisons de style typique » à référence pseudo-anthropologique, à peu près aussi « régionales » que ces fromages fabriqués aux antipodes français de leur lieu d’origine. Mais alors, que retenir de la difficile quoique importante contribution théorique de J. Cuisenier à l’anthropologie, et surtout, comment l’utiliser ?

La leçon méthodologique de Jean Cuisenier

Nous suggérons d’abord de reconnaître que la structure lévi-straussienne relève d’un procès (psycho)logique foncièrement qualitatif et, partant, que la méthode classique de Lévi-Strauss pour manifester les structures relève surtout de l’intuition et de la créativité individuelles, quasi poétiques au sens noble, du maître puis de ses élèves : ainsi dès sa thèse, puis dans les Mythologiques notamment, et bien ailleurs ; mais c’est admettre aussi que les seules structures vraiment accessibles (par « modèle mécanique ») ne sont guère qu’élémentaires. Le plus grand apport de J. Cuisenier à la théorie des structures consiste sans doute en sa méthode, rigoureuse et puissante, bien exposée avec force exemples en sa thèse puis résumée dans les Propositions théoriques [...]. Or, en pourchassant les structures complexes, il nous a laissé un système classificatoire permettant d’atteindre avec une rigueur démontrable ces structures lévi-straussiennes auparavant dues aux seules qualités intuitives et littéraires de l’anthropologue. Et l’on sait que pour aller plus loin dans la structuration, la même méthode peut s’aider – s’il s’en trouve les moyens – de la théorie des graphes, de l’analyse factorielle des correspondances, du calcul matriciel [47] et autres outils mathématiques. Car cette généreuse méthode cuiseniérienne, et presque sa technique pour engendrer ses simulacres, confirment par elles-mêmes les bornes théoriques de la structure complexe évoquées plus haut. En effet, selon le nombre de variables (et de valeurs par variable) que l’on retiendra, on peut pousser plus ou moins loin la structuration, atteignant puis dépassant le point où deux domaines – typiquement l’échange et l’alliance – participent ensemble de cette structuration. On « glisse » ainsi des structures élémentaires aux structures complexes, ce qui tend à dissoudre la coupure (peu à peu indurée mais sans doute excessive, voire inutile) entre les unes et les autres au profit d’une continuité de fait sous arbitrage des affinités en question : le travail s’achève lorsque l’on rend manifestes ces affinités, et il n’y aurait qu’une sorte de structure, plus ou moins élaborée en fonction de la richesse typologique souhaitée – au point que l’on ne se soucie même plus de savoir si ces affinités renvoient à des structures élémentaires ou complexes. Par ailleurs, s’engendrant selon un bouquet de variables, les types cuiseniériens se révèlent proches de l’appareil idéal-typique de Weber [48] qu’ils prolongent de surcroît, puisque pour J. Cuisenier le type n’est que la première marche vers les affinités de structure. Ce qui conduit à un autre de ses apports épistémologiques, également parallèle à un grand apport wébérien : les constructions typologiques de l’un comme de l’autre permettent de dépasser, dans nos disciplines, la lancinante opposition de la neutralité prétendue et de la normativité bien réelle [49] puisque chez J. Cuisenier, on partira volontairement des simulacres susdits, « représentations simplifiées » qui, « œuvres de l’ethnologue » (les variables et les types du Corpus) « ou œuvres de l’indigène » (les genres du Corpus), « […] formeront une source d’intelligibilité [...] » en laquelle « [...] le sens de la démarche est [...] imposé par les caractères mêmes des systèmes qu’on se propose d’étudier » [50], ce qui implique de « […] rechercher dans les données elles-mêmes l’explication des régularités observées […] [51] ». D’ailleurs tout au long de sa thèse [52] et pour le Corpus encore, J. Cuisenier insistait sur la nécessaire attention, lorsqu’ils existent, aux « modèles normatifs […] construits par les savants indigènes », et aux susdits genres architecturaux. Si la société considérée n’a pas senti le besoin de les énoncer formellement, ces modèles font défaut ou restent très sommaires : ainsi, pour l’organisation sociale des Turcs préislamiques. Mais de tels modèles peuvent s’avérer si élaborés qu’ils offrent à l’ethnographe une théorie sociologique déjà constituée, dont il lui reste à mesurer l’efficacité en actes : ainsi chez les Arabes tunisiens, dont la pensée « […] traite homologiquement, dans l’unité d’un même souci, croissance animale et prolifération segmentaire, classes de parents et catégories d’agents [53] ». Mais tant de merveilles anthropologiques n’étaient-elles pas déjà présentes en la démonstration initiale de la thèse de J. Cuisenier [54], et le très ample appareil mathématique et quantitatif mobilisé pour les confirmer – les assener ? – ne finit-il pas par presque nuire à la belle rigueur de la démonstration ? Là aussi, qui trop embrasse... Jacques Lacan, ce prince de l’apophtegme cynique, jeta un jour à ses étudiants que « […] quand nous opérons ce qu’on appelle une mesure, rien ne nous affirme que nous fassions autre chose que mesurer nos propres mesures [55] »...

Aussi proposons-nous de renoncer à des quantifications envahissantes qui, souvent bonnes servantes – ainsi, usuellement, en sociologie proprement dite (et ce, dès Émile Durkheim dans Le suicide) –, deviennent des maîtresses tyranniques lorsque l’on s’y abandonne par principe ab origine. Probablement toute science humaine flottera-t-elle toujours entre littérature et science véritable, ces deux bornes qu’elle doit l’une et l’autre tenir en lisière. Au long du second XXe siècle et comme la physique, l’anthropologie structurale a cru pouvoir passer de la rigueur présumée prédictive des structures élémentaires à l’approximation probabiliste des structures complexes – ces dernières, difficilement approchées par le biais de leurs affinités. Mais l’anthropologie n’est pas la physique, et cette évolution méthodologique majeure, qui a conduit cette physique dans la dense forêt des quanta, a mené cette anthropologie dans un désert glacé où les structures complexes semblent des aurores polaires, qui indéfiniment surgissent et s’effacent à mesure que l’on avance : ce que montre assez l’effort théorique de J. Cuisenier qui, déployant lui-même des trésors d’imagination technique tel ces vidéastes épiant la faune sauvage, a saisi de justesse l’image ectoplasmique des structures complexes ; et ce que confirme, enfin, le manque de la couronne structurale qui eût dû coiffer le Corpus achevé. En précisant le statut, auparavant fort vague, des structures complexes (et montrant par-là, on l’a vu, l’extension et les limites épistémologiques exactes de l’anthropologie structurale), en définitive ce maître nous ramène – même si tel n’était pas son but – vers le déterminisme paisible de Lévi-Strauss, tant le principe déterministe convient bien à l’échelle de la pâte humaine ; et finalement, cela nous reconduit, si l’on veut rester dans l’orbe structuraliste, vers l’analyse structurale classique, dont l’efficacité compréhensive ne nous semble plus à démontrer. À qui nous reprocherait un manque d’ambition intellectuelle, nous ferions d’abord observer que vouloir prolonger à toute force une heuristique d’abord triomphante (ainsi, pour celle de l’évolutionnisme, du diffusionnisme – ou du structuralisme...) semble ne jamais donner de très bons résultats ; et surtout, nous dirions notre volonté d’imiter, non les calculs des physiciens et astrophysiciens, mais les créations de leur imagination, que la raison – ou le simple passage du temps – se chargera d’infirmer ou de valider. Pour les sciences humaines, osons retourner la fameuse formule du grand Ernest Rutherford (cet empiriste si caustique ayant eu, Dieu merci, un très riche imaginaire), selon qui qualitative is nothing but poor quantitative [56] : dans nos disciplines, le quantitatif n’est rien d’autre que contrôle et, le cas échéant, confirmation du qualitatif engendré par l’intuition et l’imagination ; sans celles-ci, leurs inspirations et leurs questionnements, toutes les statistiques du monde, ne partant de nulle part, erreraient au hasard sans jamais atteindre quelque but – inexistant si non imaginé d’abord. Ce dont l’anthropologie a le plus besoin alors qu’abondent les bons matériaux ethnographiques, c’est d’hypothèses, même aventurées, ainsi que de méthodes, même bricolées. Thomas Kuhn a magistralement démontré, comme on le savait confusément depuis toujours, que le vrai savant ne donne pas les bonnes réponses, mais procède par maïeutique pour imaginer de bonnes méthodes – soit le plus difficile : ainsi J. Cuisenier.

Et à propos d’heuristique, il faut bien finir par expliciter le doute iconoclaste qui traverse notre texte de part en part : démiurge sans pareil, Lévi-Strauss a imaginé des structures complexes de la parenté, vers lesquelles F. Héritier a tendu après que J. Cuisenier les a indirectement approchées par leurs affinités entre économie et alliance... Comme les trous noirs des astronomes, les structures complexes furent d’abord induites par la théorie, puis consolidées par les nouvelles et puissantes inductions cuiseniériennes – mais à l’inverse des trous noirs, probablement n’aura-t-on jamais d’image expérientielle très précise de telles structures ; sans leurs affinités entre elles, les structures complexes ne seraient que ce qu’elles sont : un fantasme provisoirement utile dans l’empyrée des anthropologues. Au terme des réflexions sur celles-ci, on peut aussi les comparer aux nombres transfinis de Georg Cantor, dont Thom observait que l’« on se rend compte finalement aujourd’hui que ce sont des êtres tout à fait inaccessibles », donc paraissant « […] des objets sans aucun intérêt mathématique » [57]. Semblablement, tous les efforts de J. Cuisenier puis de F. Héritier montrent implicitement que les choix et stratégies des agents, fussent-ils encadrés par d’hypothétiques structures complexes, ne sauraient résulter d’une exhaustive maîtrise consciente de celles-ci. Dès lors ces structures complexes, inaccessibles à l’agent mais aussi à l’anthropologue, ne semblent-elles pas des objets sans grand intérêt anthropologique ? De J. Cuisenier à F. Héritier, le succès d’estime de ces êtres de raison fort abstraits ne s’explique-t-il pas par un excès d’assiduité théorique envers la pensée lévi-straussienne ? En leur semblable filiation intellectuelle, les deux anthropologues n’ont pas la même part : F. Héritier s’avère l’exacte successeuse de Lévi-Strauss dans l’ordre académique et universitaire, en raison de sa parfaite fidélité aux structures élémentaires que sous le nom de structures semi-complexes, elle a utilement étendues et approfondies sans en sortir  ; alors que J. Cuisenier s’en révèle plutôt le continuateur, puisqu’en visant d’emblée – le premier sinon le seul – les structures complexes redéfinies, théorisées et enfin entrevues, il est parvenu au plus près de celles-ci : soit un pas plus loin que leur inventeur, et selon nous sans le trahir. Mais il est courant que les maîtres de l’envergure de Lévi-Strauss, ou Mauss, André Leroi-Gourhan, etc., ne (re)connaissent pas ceux qui les renouvellent vraiment.

Annexe. Trois remarques sur la thèse de Jean Cuisenier

Déjà fort audacieuse envers la doxa structuraliste, la thèse de J. Cuisenier délivre quelques autres leçons d’une heureuse liberté intellectuelle. Ainsi concernant le concept de société même, il s’en tient prudemment au sens le plus générique : indifférent aux vieux débats diffusionnistes – et casuistiques – sur les bornes culturelles ou géographiques des sociétés, par exemple il traite en anthropologue, comme des « collectivités singulières », les divers villages – aux populations d’origines à vrai dire variées – de son terrain turc autour de la ville d’Ereğli (district de la province de Konya) [58], où la pure sociologie verrait probablement l’habitat d’une seule et même société. Anthropologue avant tout, il nous répétait souvent que « seule importe la différence culturelle, où qu’elle se trouve » ; or elle est partout.

Et concernant le concept central de structure : on sait que cet « être à la fois empirique et intelligible » conjugue en soi, sous l’opération d’un « schème conceptuel », « une matière et une forme, dépourvues l’une et l’autre d’existence indépendante » [59], être abstrait innervant les seules œuvres de l’esprit et à quoi Lévi-Strauss a toujours dénié la capacité d’organiser toute la société par l’intérieur ; or la problématique même de J. Cuisenier discute ce dernier point discrètement mais fermement, puisque se manifestent des affinités de structure, non seulement entre différentes sociétés, mais aussi entre les champs différents d’une même société  : pour paraphraser une formule célèbre en anthropologie, s’il y a de la structuration quelque part, alors il doit y en avoir partout, à tout niveau de la pratique sociale.

Enfin il faut souligner la hauteur et l’ampleur de cette pensée anthropologique – sa difficile subtilité, aussi, en raison de sa finesse de méthode – dialecticienne, peu durkheimienne et pourtant très française puisqu’ayant profondément intériorisé tout Mauss et Lévi-Strauss, de surcroît débarrassée – en bonne wébérienne – de tout regard « en surplomb » donc, enfin de tout relent évolutionniste ; pensée que résument bien, à nos yeux, ces belles phrases concernant les régularités observées en Tunisie dans le processus de segmentation sociétale : ces régularités « ne manifestent nullement, cependant, l’harmonie née de la complémentarité entre termes logiquement opposés. Elles expriment bien plutôt l’identité de choix qu’impose une même conjoncture à des associés-rivaux pratiquement affrontés. La complémentarité n’est pas génératrice, en elle-même, d’équilibres, mais d’arguments. Elle exprime, par la logique des catégories, la réalité des conflits entre segments. Elle articule, de la sorte, le contenu même des conflits, détermine les enjeux, circonscrit les parties. Elle s’applique, de ce fait, à la substance des activités productives, à leurs enjeux et à leurs effets [60]. »




[1Richard Bucaille est conservateur en chef honoraire, Jeanne Virieux attachée de conservation. Ils exercèrent tous deux au Musée national des arts et traditions populaires.

[2Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2020, p. 121.

[3Jean Cuisenier, Économie et parenté. Leurs affinités de structure dans le domaine turc et dans le domaine arabe, Paris et La Haye, Mouton & Co / École pratique des hautes études, 1975, p. 483.

[4Autrement formulé : jamais sûrs des bornes de l’économie, nous préférerions englober celle-ci dans le générique « échange », ce sine qua non fondamental de la sociabilité, donc de la société ; pour une raison inverse et complémentaire, nous préférerions subsumer l’ « alliance » sous la parenté, puisque la première, seule intrinsèquement biologique et socioculturelle à la fois, définit la parenté, ce mélange instable de parentèle – i.e. de parents biologiques – et d’alliés.

[5Cf. la préface de la deuxième édition des Structures élémentaires de la parenté, Paris et La Haye, Mouton & Co et Maison des sciences de l’homme, 1966 [1949], p. XIV-XXX.

[6Ibid., p. XXVII.

[7Ibid., p. XXIX.

[8Ibid., p. XXVII.

[9Ibid., p. XXIII (nos italiques).

[10Voir par exemple « Pour l’utilisation des calculatrices électroniques dans l’étude des systèmes de parenté », in Calcul et formalisation dans les sciences de l’homme, Paris, Éditions du C.N.R.S., 1968, p. 31-46.

[11Non sans le concours de brillants mathématiciens et informaticiens, notamment Michel de Virville, appelé plus tard à une grande carrière administrative.

[12Économie et parenté…, op. cit.. Notons que son projet initial s’inscrivit, non sans succès, dans l’exacte continuité du point méthodologique où Lévi-Strauss, traitant du rapport alliance et parenté, posa son stylo, ce qui fait de J. Cuisenier – contre l’apparence – l’un de ses élèves et continuateurs les plus fidèles  : sans avancer que l’élève a dépassé le maître (formule purement littéraire), nous croyons qu’il l’a continué dans le sens indiqué par Lévi-Strauss lui-même.

[13Ibid., p. 25.

[14Ibid., p. 32.

[15Ibid., p. 51.

[16Ibid., p. 42 (nos italiques).

[17Ibid., p. 52-53.

[18Ibid., p. 53.

[19Ibid., p. 51 (italiques de l’auteur).

[20Ibid., (Italiques de l’auteur). N. B. : « génération » comme substantif d’« engendrer » – qui n’exclut pas la possibilité d’un jeu de mots faisant allusion à la génération antérieure des structures élémentaires de Lévi-Strauss. Attention : prédicative et non prédictive : la valeur prédicative est celle qui objective collecte et recension des prédicats, i.e. les caractères (oppositions, corrélations, etc.) traduisant la présence d’une structure complexe, commune à l’économie et à la parenté en l’espèce.

[21Ce qui a pu contribuer à l’excès de discrétion entourant, à nos yeux, cet apport majeur de Cuisenier. De même avons-nous toujours jugé très formateur, pour l’étudiant, de chercher à montrer – ne serait-ce que sur un plan factuel – que l’on ne savait pas ce que l’on croyait savoir : objectif souhaitable, par conséquent, des premiers travaux universitaires.

[22Ibid., p. 474 sqq.

[23Ibid., p. 475.

[24Ibid., p. 481.

[25Ibid., p. 477-483.

[26Ibid., p. 483 (souligné par lui).

[27En sa préface (datée du 23 février 1966) à la deuxième éd. de Les structures…, op. cit., p. XXX.

[28L’exercice de la parenté, Paris, Gallimard, 1981, 205 p. Voir la contribution de Marion Selz dans ce même dossier documentaire (à paraître).

[29L’exercice…, op. cit., p. 164.

[30Les systèmes semi-complexes, Paris, Éd. des Archives contemporaines, et Montreux (Suisse), Gordon and Breach Publishers, 1990, 286 p. Autorisons-nous à noter au passage qu’en toute rigueur les structures, élémentaires, semi-complexes ou complexes, ne se confondent pas avec les systèmes d’alliance et de parenté qu’elles régissent.

[31Les systèmes complexes d’alliance matrimoniale, Paris, Éd. des Archives contemporaines, et Montreux, Gordon and Breach Publishers, 1991, 278 p.

[32Ibid., p. 21.

[33Économie, politique et fondements symboliques (Afrique), Paris et Bruxelles, Éd. des Archives contemporaines, et Yverdon (Suisse), Gordon and Breach Publishers, 1993, XVIII + 218 p.

[34Économie, politique et fondements symboliques, Paris et Bruxelles, Éd. des Archives contemporaines, et Yverdon, Gordon and Breach Publishers, 1994, 196 p.

[35Nous utilisons la notation française des relations de parenté. Ici : FlSoPe = Fille de la Sœur du Père, FsFrMe = Fils du Frère de la Mère, FlFrPe = Fille du Frère du Père.

[36Dans les systèmes à structure semi-complexe, « l’alliance tourne au plus court possible, dans les mêmes cercles déjà fréquentés, malgré ou plutôt grâce à l’accumulation des interdits » (F. Héritier, in Les complexités…, op. cit., vol. I, p. XIX (nos italiques).

[37Chez les Nyamzewis (Tanzanie) par exemple, le « prix de la fiancée » peut ne plus être que prétexte secondaire à de nombreux rapports socio-économiques entre lignages : voir Serge Tcherkézoff, « Une hypothèse sur la valeur du “prix de la fiancée” nyamwezi », in vol. III de Les complexités de l’alliance, op. cit., p. 51-80.

[38Très bel exemple, l’alliance chez les Wik-Mungkans (Lévi-Strauss : « Un “atome de parenté” australien », in Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 93-105), curieusement tiraillée « […] entre l’échange restreint et l’échange généralisé » (p. 102), sans doute – selon nous – en raison de leur effondrement démographique les ayant contraints à « bricoler » au plus vite une profonde modification des prescriptions et proscriptions.

[39Jean Cuisenier, « Le corpus de l’architecture rurale : logique sociale et composition architecturale », in Habitat et espace dans le monde rural, Paris, Éd. de la M.S.H., coll. « Ethnologie de la France » (3), 1988, p. 41-52.

[40Jean Cuisenier, « Le corpus de l’architecture rurale française. Esquisses pour une synthèse prochaine », Terrain, n° 9, 1987, p. 92-99.

[41Ibid., § 9. Par motifs, il entend « […] des configurations matériellement identifiables comme “cheminée”, “galerie”, “porche”, “perron”. Ce peuvent être aussi des divisions de l’espace repérables par une position dans un système de lieux, comme “couloir”, “vestibule”, ou encore des cellules spatiales affectées à des usages spécialisés comme « “cuisine”, “chambre à coucher”, ou à des usages généralisés comme “pièce à feu”, ou “salle commune” ».

[42Ibid., § 13. Concept repris dans « Le corpus de l’architecture rurale : logique sociale […] », op. cit., p. 41-52, § 37.

[43J. Cuisenier, « Le corpus de l’architecture rurale française. Esquisses… », op. cit., p. 92-99, § 13.

[44Concept repris dans « Le corpus de l’architecture rurale : logique sociale… », op. cit., p. 41-52, § 37.

[45Car bien sûr, la « logique sociale de l’espace » excède fort largement le cadre du seul bâti, et s’étend à l’espace agropastoral.

[46Exemple récent : R. Bucaille, J. Virieux et Monique Trevisan-Bucaille : « Entre Ambert et Grandrif (Puy-de-Dôme) : une exploitation fromagère forézienne au milieu du XXe siècle », Bulletin de La Diana, t. LXXVII – n° 4, 2018, p. 21-70.

[47Économie et parenté (…), op. cit., annexe 1, p. 487-488. En principe destinées à large public, les courtes Propositions théoriques (...) donnent des bases de cette méthode un exposé plus clair que dans toute sa thèse ; mais lesdites Propositions n’expliquent bien que la façon de constituer variables, valeurs et types, et restent brèves sur les opérations finales.

[48Certes, J. Cuisenier ne manque pas de manifester, ça et là, son intérêt pour le grand sociologue allemand : en tant qu’aronien, rien de surprenant. Mais le puissant système typologique de J. Cuisenier, qu’ont éprouvé divers auteurs du Corpus, paraît très proche du fameux idéal-type wébérien : aussi la lecture de Weber aide-t-elle beaucoup à comprendre les bases théoriques du Corpus. On peut donc se demander pourquoi Cuisenier n’y fit pas plus attentivement référence.

[49Dépassement que Philippe Chanial a montré dûment à l’œuvre chez Weber ; voir http://www.journaldumauss.net/?La-neutralite-axiologique-est-elle.

[50Économie et parenté (…)., op. cit., p. 53 (nos italiques). On ne saurait être plus wébérien.

[51Ibid., p. 473 : intention heuristique restant, en l’espèce, d’un structuralisme très classique et orthodoxe.

[52Ibid., p. 474-475 par exemple.

[53Ibid., p. 475 (souligné par lui).

[54Nous reconnaîtrions volontiers l’arcane de la pensée cuiseniérienne en ces remarques de René Thom, cet adversaire décidé de la quantification : « Tous les grands progrès théoriques […] proviennent de la capacité des inventeurs à se « mettre dans la peau des choses », pour pouvoir s’identifier à n’importe quelle entité du monde extérieur […]. Ce n’est pas quantitatif. La possibilité de reconnaître […] une entité dans un paysage empirique, c’est toujours à mon avis subordonné à une conceptualisation » (Prédire n’est pas expliquer, Paris, Éditions Eshel, 1991, p. 92 et 94 ; nos italiques).

[55{}Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVI : « D’un Autre à l’autre », Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 125.

[56Célèbre aphorisme que Rutherford répétait fréquemment dans ses cours, souvent cité par des épistémologues autorisés.

[57R. Thom, Prédire n’est pas expliquer, op. cit., p. 96.

[58Économie et parenté…, op. cit., p. 107-214.

[59Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962), in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 696.

[60Économie et parenté…, op. cit., p. 480. Que l’on autorise une brève exégèse paraphrastique de cette citation compliquée : la « complémentarité » des agents sociétaux n’engendre pas, « en elle-même », d’iréniques solidarités durkheimiennes ; bien plutôt elle régule, en les socialisant, les inévitables conflits qu’elle organise entre « associés-rivaux », acteurs wébériens (sinon « marxiens », comme disait Aron) évoquant aussi la concurrence ben temperata du potlatch maussien. D’où une conception cuiseniérienne, assez « germanique » (voire proche de Pierre Bourdieu), de la société comme champ réglé des déséquilibres, rivalités, luttes – tous vecteurs du dynamisme historique. L’aphorisme donnant la complémentarité comme génératrice non pas « d’équilibres, mais d’arguments », constituerait un superbe sujet de dissertation pour classes prépas.