Arnold Van Gennep, passeur aux gués de l’ethnographie : tel aurait pu être le titre de ce bref article évoquant le dialogue au long cours que Daniel Fabre (1947-2016) entretint avec les travaux d’Arnold Van Gennep (1873-1957). À la façon des poupées gigognes de l’art populaire russe, ce titre s’emboîte dans celui d’une lumineuse et érudite recension de Daniel Fabre, « Passeuse aux gués du destin [1] ». Il y rendait compte de l’ouvrage magistral de son amie Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, qui, entre autres enseignements majeurs, s’accompagnait implicitement d’une « totale refonte (…) de la théorie des rites de passage [2] » de Van Gennep en faisant pivoter le regard vers l’agent féminin du passage. À Minot, dans la campagne châtillonnaise, ce sont la laveuse, la couturière, la cuisinière, qui « se partagent les rôles de passeuses dans les rites de la vie des femmes ». La couturière fait les jeunes filles et la mariée, la cuisinière fait les noces, la laveuse fait les bébés et les morts. « Ces trois travailleuses apparaissent comme les maîtresses de la destinée chaque fois que le corps – féminin, nouveau-né ou mort – traverse un gué dangereux puisque c’est singulièrement dans la physiologie que s’inscrit le destin social [3]. » D’emblée, Daniel Fabre plaçait sa lecture sous les auspices de « l’importance révolutionnaire de cette première intuition » de Van Gennep qui « génialement rassemblait la gerbe, plus attentif aux identités structurelles qu’au fourmillement de ce qui reste détail une fois le fil perdu [4] », en proposant le modèle unique des rites de passage (découpés selon le schéma ternaire des rites de séparation, marge et agrégation) prenant place dans une séquence cérémonielle contextualisée qui leur donne tout leur sens. Pour le compte de sa propre recherche, en assumant un « point de vue de “garçon” [5] », Daniel Fabre prolongeait ensuite sa lecture par une évocation de sa recherche au long cours consacrée à ce qu’il appelait « l’invisible initiation » masculine dans les sociétés rurales européennes [6], à la production sociale et culturelle de la virilité, ici mise en perspective, enrichie, grâce aux travaux ethnographiques d’Yvonne Verdier s’intéressant en particulier à la vie de la jeune fille ‒ autrement dit, le passage à la puberté par la « voie des oiseaux », pour les garçons, ou la « voie des fleurs », pour les filles [7]. Commencée sur ses terrains languedociens dans les années 1970, cette enquête sur le « trajet initiatique » qui conduit le garçon vers l’âge d’homme avait amené Daniel Fabre à décortiquer, en anthropologue attentif à la profondeur historique, les multiples ressorts identitaires des discours, des pratiques et règles coutumières, des ratés aussi, de ce moment important entre tous, résumé par l’expression méridionale de « faire la jeunesse ». Une quinzaine de publications [8] naîtront de cette enquête se dépliant en plusieurs volets solidaires : « C’est en m’attachant à ces questions, écrivait-il, que je suis devenu par nécessité spécialiste du carnaval, de la relation aux morts et de l’autobiographie, autant de sujets qui ne s’éclairent et ne me retiennent que dans la perspective générale d’une élucidation des trajets invisibles et des règles implicites qui constituent, dans nos sociétés, garçons et filles, hommes et femmes dans leurs différences [9]. » Pour Yvonne Verdier comme pour Daniel Fabre, la lecture – mais, surtout, l’actualisation et le dépassement – des travaux d’Arnold Van Gennep sur les rites de passage qui socialisent la destinée biologique « du berceau à la tombe », modèle structurant la découpe même de son Manuel de folklore français, a bien constitué une source d’inspiration commune – à laquelle il faut ajouter une autre inspiration primordiale, lévi-straussienne et structurale celle-ci, qui décrypte la logique symbolique de l’action rituelle et prête attention aux champs sémantiques disant, faisant et justifiant la coutume [10].
À dire vrai, l’intérêt de Daniel Fabre pour le grand œuvre publié d’Arnold Van Gennep est antérieur à cette enquête sur la fabrique de la virilité. Il remonte à ses tout premiers travaux universitaires : de maîtrise, à la fin des années 1960, lorsqu’il étudiait le conte populaire de Jean de l’Ours [11], présent dans de nombreuses régions françaises ; de doctorat, en valorisant vigoureusement La tradition orale du conte occitan contre les Cassandre qui déploraient la pauvreté contemporaine de ces répertoires merveilleux et légendaire – ce qui fut parfois, par ignorance, le cas de Van Gennep dont les informations remontant de son réseau d’informateurs épistoliers pouvaient s’avérer lacunaires. Malgré cela, dès l’incipit, il est présenté comme un « auteur par ailleurs capital [12] », pour sa contribution à la mise par écrit de cette tradition orale, pour son attention à la diversité des parlers régionaux et des pays, aux situations de diglossie, pour son histoire très nuancée de l’influence du catholicisme sur les pratiques rituelles et quotidiennes. Cet intérêt de Daniel Fabre pour Van Gennep n’a fait que se confirmer au fil des années et des chantiers ouverts, par exemple sur la fête et le carnaval [13], le charivari [14], le Manuel de folklore français comme « lieu de mémoire » et instance d’opposition au musée des Arts et Traditions populaires [15], la nation [16], sur l’histoire de l’anthropologie, Van Gennep ayant été un remarquable historiographe de la genèse de la curiosité ethnographique en France et un bibliographe forcené sachant repérer des sources précieuses qui nourriront la réflexion de Daniel Fabre sur « l’autre de l’art [17] ».
Surtout, Giordana Charuty a bien rappelé comment, tout au long des années 1980 et 1990, les membres du Centre d’anthropologie sociale de Toulouse dont elle faisait partie, rassemblés autour de Daniel Fabre qui le dirigeait, ont fait fructifier en l’actualisant dans des analyses neuves, selon des thématiques renouvelées, l’héritage de Van Gennep. Elle pointe combien ses monographies régionales (sur la Bourgogne, la Flandre et le Hainaut, la Savoie, le Dauphiné, les Hautes-Alpes, l’Auvergne et le Velay, etc.) et son Manuel ont été utilisés par ces ethnologues européanistes [18] comme un réceptacle de la mémoire culturelle permettant d’observer différemment des sociétés contemporaines qui, à première vue, ne posséderaient pas la richesse cérémoniale des sociétés rurales anciennes, de les replacer dans une histoire longue sensibles aux logiques et aux questionnements anthropologiques. Pour ces ethnologues du domaine français et européen, Arnold Van Gennep – « une institution » à lui tout seul, écrit Giordana Charuty – aurait assuré un rôle de passeur des études d’ethnographie « folkloriste » vers l’anthropologie du symbolique et permis d’envisager, par son comparatisme généralisé, que nos sociétés proches étaient justiciables de la même méthode ethnographique que les sociétés « exotiques » [19].
Bibliographie
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