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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

L’immortalité, déjà ? Ou la postérité de Mary Douglas

Richard Fardon

SOAS University of London

2020
Pour citer cet article

Fardon, Richard, 2020. « L’immortalité, déjà ? Ou la postérité de Mary Douglas », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article1884.html

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Je dois mon titre à une leçon que Milan Kundera tire de la conversation posthume entre Hemingway et Goethe : « Même s’il est possible d’orchestrer son immortalité à l’avance, elle ne se déroule jamais comme prévu » (Kundera 1991 : 80) [1]. J’ai été particulièrement frappé par le fait qu’il prétend que les auteurs qui parviennent à la postérité continuent à s’exprimer à travers nos débats, même si ce n’est pas dans des tonalités qu’ils pourraient reconnaître. Comment cela se produit-il, quand et à qui continuent-ils à parler ?

Plus précisément, combien de temps après sa mort devient-il évident qu’un savant a atteint l’immortalité, ou, plus modestement, qu’il va perdurer encore un certain temps ? Et jusqu’à quel point la forme que cela prend était-elle prévue ? Ces derniers temps, peu d’anthropologues, même ceux qui semblaient importants de leur vivant, ont continué à nous parler à travers nos conversations disciplinaires - encore moins à travers l’histoire intellectuelle en général. Qu’est-ce qui augmente les chances d’une telle postérité et quels sont les signes précoces de succès ? Pour répondre à la deuxième question d’abord, une réponse serait la récurrence.

Comme Mary Douglas (1921-2007) l’a elle-même suggéré dans divers contextes - notamment celui des festivals culinaires dans The world of goods [Pour une anthropologie de la consommation. Le monde des biens] (Douglas & Isherwood 1979) et ailleurs - la récurrence est un aspect important de l’institutionnalisation. Combien de fois le souvenir de quelque chose revient-il ? Et comment ce souvenir est-il marqué ? Un colloque de printemps consacré à la promotion de l’héritage de Douglas se tient annuellement à l’University College London (UCL) où elle a passé la majeure partie de sa carrière et, depuis 2014, il est précédé d’une conférence commémorative (memorial lecture), parrainée par le Royal Anthropological Institute, qui alterne entre UCL et St Anne’s College de l’université d’Oxford, où elle étudia en premier et troisième cycles. De plus, l’UCL offre des prix Mary Douglas sous forme de dispense de frais d’inscription au niveau du master, tandis que la section Culture de l’American Sociological Association décerne annuellement des prix Mary Douglas à des livres. Il y a d’autres jalons annuels, comme celui du « Douglasian (ce sera plus significatif encore si je précise qu’il ne s’agit pas d’un néologisme de ma création) Cultural Theory Working Group » aux États-Unis, et probablement d’autres que j’ignore.

Comme je ne m’attends pas à ce qu’ils le fassent tous les dix ans, mon marqueur décennal triche un peu. En 2017, dix ans après sa mort, Perri 6 et Paul Richards ont publié Mary Douglas : Understanding social thought and conflicts (2017) qui constitue la tentative la plus systématique à ce jour pour apprécier son héritage théorique et un jalon sur lequel je reviendrai plus loin.

Les jubilés sont révélateurs d’une mémoire particulièrement longue. Le cinquantième anniversaire de la publication, en 1966, du premier livre de Mary Douglas, son ouvrage de théorie générale le plus lu, Purity and Danger : An analysis of concepts of pollution and taboo [De la souillure. Études sur les notions de pollution et de tabou] a été marqué par un ouvrage collectif d’articles provenant pour l’essentiel d’un colloque tenu à Cambridge intitulé « Purity and danger now : New perspectives » (Duschinsky et al. 2016), écrits par des psychologues, des historiens des religions et de l’art, ainsi que par des anthropologues. Le « maintenant » et le « nouveau » dans le titre soulignent à deux reprises l’importance contemporaine des discours de pureté sur la pollution et les déchets. Plus récemment, Jonathan Benthall (2018) a appliqué les idées de pureté de Douglas au sujet actuellement brûlant des boussoles morales des organismes de bienfaisance, et il a suggéré que la purification pouvait être un processus dynamique ouvert à une analyse comparative.

2021 marquera le centenaire de la naissance de Mary Douglas. Compte tenu des célébrations annuelles, décennales et jubilaires, il serait surprenant que l’année ne soit pas marquée par une évaluation exceptionnelle de son héritage. À cette aune la plus élémentaire qui soit de la longévité posthume, la répétition, Mary Douglas semble être la principale prétendante à l’immortalité parmi les anthropologues britanniques de sa génération. D’autres étalons, comme les traductions, racontent une histoire similaire. La traduction en estonien de Purity and Danger en 2015 était, pour autant que je sache, sa 21e édition. Et il est prévu de traduire en chinois l’intégralité de l’œuvre de Mary Douglas, y compris de nouvelles versions de certains volumes déjà traduits. Elle reste une contributrice bien vivante de nos débats.

Ce résultat n’aurait pas semblé vraisemblable dans la seconde moitié des années 1970 lorsqu’elle quitta Londres pour les États-Unis. Sir Edmund Leach (1910-1989), qui s’était engagé dans le structuralisme français avec plus d’enthousiasme qu’elle et qui la critiqua avec férocité quoiqu’occasionnellement, aurait pu sembler un candidat plus probable à la longévité. Il avait commencé très tôt à remporter des distinctions disciplinaires, raflant des prix pour ses essais, prononçant les Reith Lectures de 1967 centrées sur le contemporain sous le titre A runaway world (Un monde en fuite) [2]. Bien qu’il ait vécu un peu moins longtemps, Edmund Leach porta le titre de chevalier pendant une quinzaine d’années alors que Mary Douglas ne reçut son titre de Dame que quelques jours avant son décès. Et pourtant, dans un renversement de situation, la présence de Leach dans les programmes d’enseignement est désormais faible, et sa participation aux débats théoriques contemporains est étonnamment rare.

Au sens comptable, on peut réduire l’immortalité intellectuelle à des cycles, des célébrations et des citations – qui est publié et qui ne l’est plus, qui a été traduit combien de fois. Mais un indice quantifiable de l’importance d’un auteur rend les questions qualitatives sur la mémoire plus intéressantes - comment se souvient-on, pour quoi se souvient-on, par qui se souvient-on.

Les intellectuels peuvent être connus de leur vivant pour leurs travers ou leurs excentricités, qu’il s’agisse d’habitudes ou d’apparences exaspérantes, attachantes ou d’un mélange des deux. Milan Kundera est particulièrement attentif à l’immortalité des chapeaux. Dans la plupart des cas, ces attributs survivent à peine à la mémoire des collègues. De toute évidence, les traits de caractère ne suffisent pas à garantir (ou assurer) l’immortalité intellectuelle, mais qu’ils soient mémorables favorise la candidature à la longévité. La moustache non soignée et les cheveux en bataille d’Einstein, la luxuriance rustique de la barbe de Darwin ou la sévérité du crâne chauve de Foucault sont devenus l’expression métonymique frappante de leur personnalité. Cela étant, l’apparence la plus conventionnelle - et la présentation physique de Mary Douglas était conçue pour ne pas attirer l’attention - peut bénéficier d’une image qui colle à un personnage et une histoire.

Dans le cas de Mary Douglas, le souvenir posthume semble cultiver au moins trois images : l’anthropologue croyante, défenseure du catholicisme romain et de la hiérarchie en général ; l’ambitieuse bâtisseuse d’une théorie générale ; l’omnivore culturelle, intéressée par tout et prête à s’enticher de la dernière chose à tomber dans son vaste champ d’attention. Le fait que toutes les trois soient avérées explique en grande partie sa prodigieuse énergie et sa productivité inlassable.

Mary Douglas était catholique romaine alors que l’athéisme et l’agnosticisme étaient la norme chez les anthropologues, et catholique depuis le berceau quand les anthropologues qui étaient devenus catholiques avaient subi l’épreuve de la conversion à l’âge adulte. Si on excepte le fait qu’elle a brièvement envisagé de se marier avec un non-croyant lorsqu’elle était étudiante, Douglas fut toujours une catholique consciente de l’être. De sa naissance à sa mort, l’influence de sa religion fut omniprésente. La question de savoir si cela faisait d’elle une apologiste catholique, comme Edmund Leach l’a prétendu à la sortie de son livre Natural symbols (1970), est une autre affaire. Les réactions de Mary Douglas à l’actualité furent toujours indéniablement conservatrices : qu’il s’agisse des manifestations étudiantes, des réformes liturgiques proposées par le concile Vatican II, de l’ordination des femmes ou des réformes du marché de Margaret Thatcher. Ce n’était pas une loyauté au C majuscule du conservatisme de parti - bien que son mari ait passé la majeure partie de sa carrière à travailler pour le Parti conservateur - mais un engagement envers des formes hiérarchiques, différenciées et, selon elle, à l’organisation inclusive. Le thatchérisme était un anathème parce qu’il attaquait les solidarités unissant le pays tout entier au profit d’un individualisme sans cœur, axé sur le marché, du chacun pour soi. L’historien de la religion, Timothy Larsen (2014), a parcouru les œuvres de Mary Douglas et sa correspondance pour démontrer de façon convaincante que son conservatisme, ainsi défini, est devenu plus explicite avec le temps. Sa remise à plat la plus remarquable concerne l’interprétation des lois alimentaires du Lévitique. La célèbre pièce maîtresse de Purity and Danger (1966) avait utilisé l’exemple de l’impureté du porc dans le judaïsme pour illustrer une anomalie classificatoire. Selon le Lévitique, sont définis comme comestibles les animaux ruminants aux sabots fendus. Les ruminants qui n’avaient pas les sabots fendus n’étaient pas sujets à une aversion marquée, mais le cochon, lui, était une créature aux sabots fendus sans être un ruminant et cette anomalie singulière était abhorrée. Douglas avait remarqué que les sociétés différaient dans leur traitement des anomalies : certaines les considéraient comme une force du bien. C’était le cas pour les Lele d’Afrique centrale pour lesquels le pangolin, fourmilier écailleux arboricole, qui engendre peu de petits comme les humains et se met en boule plutôt que de fuir les chasseurs, était une source de bénédictions. Une douzaine d’années après Purity and Danger, Douglas (1978) soutenait que les abominations du Lévitique, porcines et autres, allaient de pair avec l’endogamie des Juifs qui refusaient de franchir les frontières de leur groupe. À la fin de sa carrière, Douglas rejetait totalement son premier argument pour soutenir qu’il était plus juste de voir dans le porc, ainsi que dans le bouc émissaire « sacrificiel », des objets de la bienveillance divine médiatisés par la compassion du prêtre (Douglas 2004). De toute évidence, Larsen a raison de dire que, tout au long de sa carrière, Douglas a constamment défendu ses sympathies religieuses et qu’elle s’y consacra tout particulièrement dans la dernière phase de sa production au cours de laquelle elle passa plus de temps à écrire sur le judaïsme historique que sur aucun autre sujet. Ses dernières œuvres célèbrent les livres du Pentateuque en tant que chefs-d’œuvre littéraires composés par des hiérarques sacerdotaux, poètes concrets avant la lettre [3], qui arrangèrent des morceaux de textes en anneaux et en échelons (comme dans le Livre des Nombres) ou à la façon d’une représentation spatiale du temple (comme dans le Lévitique) - modèles que les lecteurs ultérieurs seraient mal outillés pour reconnaître ou apprécier.

Là où d’autres théoriciens interprétaient la vie sociale, y compris la religion, sous l’angle de l’économie ou du pouvoir, Douglas a systématiquement considéré le comportement rituel comme le fondement de la société. Pour un autre écrivain, passer tant d’années à interpréter les caractéristiques obscures d’une religion lointaine pourrait ressembler à un passe-temps de fin de vie, complaisant, qui abandonne ou relègue ce qui avait constitué les domaines d’intérêt centraux d’une vie professionnelle. Mais pour Mary Douglas, l’histoire de la religion juive offrait un accès direct vers l’essence de la vie sociale contemporaine, tout comme l’étude de la religion aborigène australienne l’avait été pour son prédécesseur le plus estimé, le sociologue français Émile Durkheim (1857-1917), qui appartenait à un monde différent mais mourut quatre ans seulement avant sa naissance. Ceci nous amène à la deuxième image d’elle dont on se souvient, la penseuse.

Mary Douglas pensait que l’anthropologie sociale en tant que discipline devait aspirer à la théorie générale, parce que les formes fondamentales de la socialité étaient communes à toutes les sociétés, quelles que soient leur taille ou leurs prétentions à la modernité. Le programme théorique fut annoncé dans Natural symbols (1970), ouvrage qui succéda à Purity and Danger (1966), et poursuivi pendant près d’un demi-siècle. Le récent volume de Perri 6 et Paul Richards (2017) présente ce travail théorique comme son accomplissement le plus imposant, progressant pas à pas vers une résolution des défis que Durkheim lui posait. L’importance de sa religion est reconnue tout comme sa capacité extraordinaire à nourrir de nouveaux intérêts et absorber de nouvelles influences, mais ce n’est pas ce qui les intéresse. Leur Mary Douglas se lance dans une quête théorique qui s’accomplit dans ses derniers travaux. La Douglas de Larsen défend de façon inventive et déterminée les préjugés (selon ses propres termes) avec lesquels elle débuta dans la vie. En ce sens, elle est restée la même, si ce n’est plus encore. La Mary Douglas de Perri 6 et Paul Richards est un personnage qui fut en quête sa vie durant, quête qu’ils reconstruisent par étapes sur le chemin qui mène à une synthèse théorique finale - un personnage, donc, qui se développe constamment.

Simplifions quelque peu pour rester bref : dans Purity and Danger, Douglas prétendait que les humains classifiaient les créatures et que les collectivités humaines maintenaient leur cohésion en partie parce qu’elles partageaient les catégories qui ordonnaient leur monde d’une façon commune et le rendaient compréhensible. C’est ce que Durkheim et son neveu Marcel Mauss avancèrent dans leur célèbre essai paru dans L’Année sociologique, « De quelques formes primitives de classification » (1901-1902). Publiée en 1963, la traduction de Rodney Needham et, tout aussi importante (étant donné que Douglas lisait couramment en français), son introduction originale soulignant l’importance de cet essai, constituèrent l’un des sommets de l’inspiration que l’école de L’Année sociologique fournit à l’anthropologie d’Oxford à l’époque de Douglas. Tout dans le monde ordonné collectivement n’entrait pas facilement dans ces classifications fondées sur des critères : ni le pangolin pour les Lele, ni le cochon pour les Hébreux, ni un dieu qui prenait forme humaine. Mary Douglas avait entendu une série de conférences données par le réfugié tchèque d’origine juive Franz Steiner, qui examinait le tabou comme un exemple de l’annonciation de dangers qui étaient automatiquement déclenchés par des infractions aux frontières classificatoires (publiées à titre posthume dans Taboo en 1956). L’anthropologue brahmanique, M. N. Srinivas, était un autre contemporain d’Oxford. Les pratiques des castes hindoues constituaient l’exemple le plus marquant de souillure et de purification dans Purity and Danger. Comment différentes sociétés réagissaient-elles aux anomalies classificatoires ? En les acceptant comme une force du bien ou en les rejetant comme étant intrinsèquement dangereuses ? Dans ce dernier cas, les dangers étaient déclenchés pour punir tout mélange de catégories, de sorte que le simple évitement du danger équivaudrait à un certain degré de pureté. Mais la saleté des corps humains rendait dangereux le désir de pureté lui-même et représentait un danger en particulier pour les femmes. Dans cette analyse, c’est la pureté elle-même qui devenait potentiellement dangereuse. Purity and Danger juxtaposait des exemples hébreux et africains, qui semblaient ésotériques dans les années 1960, et des préoccupations domestiques quotidiennes pour le ménage, des remarques sur les raisons pour lesquelles même les chaussures les plus propres, posées sur une table de salle à manger, suffisaient à la salir. Des disputes de peu ou beaucoup d’importance tournaient essentiellement autour des mêmes arguments : à quelle place les choses appartenaient-elles, où et quand devenaient-elles « des matières qui ne sont pas à leur place ». Tout ceci aurait pu être lu comme un message en phase avec une époque qui se pensait libérée des règles.

Étant donné la probabilité d’une telle interprétation, la publication de Natural Symbols (1970), quatre ans plus tard, surprit beaucoup de lecteurs. L’ouvrage était écrit pour défendre les règles et leurs significations implicites, dans le rejet des réformes du concile Vatican II. Les grands et petits faits étaient à nouveau reliés. En l’occurrence, le petit fait concerne l’interdiction de manger de la viande le vendredi pour les Irlandais de Londres (auxquels Mary Douglas disait se sentir liée par ses ancêtres maternels) et le grand fait, la transsubstantiation de la Sainte Communion. En élargissant ses destinataires, le livre exprimait sa colère contre les réformateurs (laïcs ou liturgiques) qui dénigraient des arrangements sociaux qui étaient respectueux et assignaient à chacun une position (positional), qui rejetaient les pratiques ritualisées (laïques ou liturgiques) qui situaient les gens les uns vis-à-vis des autres et dans le cosmos en général. Le livre insiste sur le fait que les symboles « naturels » ne sont pas un produit de la nature, mais des symboles considérés comme étant dans la nature des choses parce qu’ils sont partagés et observés sans être remis en question. Parce que leur situation sociale différait de celle des pratiquants et qu’ils n’étaient pas concernés par un style de vie positionnel, la vision des critiques était bornée. Pour poursuivre cette réflexion sur le placement social, une classification était nécessaire – une classification des environnements auxquels des cosmologies spécifiques et des symboles considérés comme naturels étaient prédestinés à se produire. Telle est la genèse de la théorie appelée « grid-group » (grid and group theory), qui restera la pierre angulaire théorique de Douglas tout au long de ses travaux d’écriture qui ne s’achèveraient qu’à sa mort. La signification la plus évidente des termes de grid et de group renvoie respectivement à la régulation sociale et à l’inclusion sociale. Définies dans le sens large de visions du monde, les cosmologies étaient censées varier en fonction de la force ou de la faiblesse de ces deux mesures. Les termes décrivaient deux axes, dont chacun pouvait être classé comme élevé ou bas. Si les axes se coupaient à angle droit (comme ils le faisaient dans les versions ultérieures de la théorie), on obtenait alors quatre quadrants définis selon leur position sur les axes de la grille et du groupe : haut-haut et bas-bas ; bas-haut et haut-bas. Il me faut résumer l’évolution de la théorie retracée en détail par Perri 6 et Paul Richards en deux grands points : la formulation d’une typologie exemplaire des environnements sociaux et la prise en compte de ces types comme formes dynamiques.

La théorie « grid-group » a évolué vers une « théorie culturelle » ou, comme nous l’avons déjà noté, une « théorie culturelle douglasienne » - un nom qui n’est pas heureux car il coïncide avec l’ascendance de l’anthropologie culturelle américaine et instille une confusion avec les théories mêmes qu’affrontait Mary Douglas. La notion des deux axes (grid et group) a perdu de son importance au fur et à mesure que l’accent se déplaçait vers les quatre types d’environnement social : une régulation forte avec une inclusion élevée était symptomatique de la hiérarchie ; une régulation faible avec une inclusion faible était symptomatique d’individualisme. Les deux environnements étaient propices à l’exercice du pouvoir, et pouvaient être conçus comme une relation diagonale entre les quadrants supérieur droit et inférieur gauche. Une faible régulation avec une forte inclusion caractérisait un environnement enclavé ou sectaire, où la forte distinction entre initiés (insiders) et étrangers (outsiders) fournissait une grille qui permettait la compréhension et l’action. Une régulation élevée avec une faible inclusion sociale caractérisait les isolats, des personnes dans une situation similaire à celle que Durkheim avait qualifiée d’anomie, assaillies par des règles qui pouvaient être perçues comme contradictoires et aliénantes car elles étaient hors de leur contrôle. Une classification de variations continues, pensée en termes « grid-group », se transforma en « théorie culturelle », une exemplification des environnements sociaux à travers quatre idéaux-types ou paradigmatiques. Comme le soutiennent Perri 6 et Paul Richards, il s’agit là d’un développement de typologies telles qu’en a développées Émile Durkheim lui-même dans ses œuvres majeures. La curiosité intellectuelle au travail est semblable : il s’agit d’expliquer comment les environnements sociaux génèrent des représentations sociales. Pour en revenir à mon thème de l’immortalité intellectuelle, leur suggestion de renommer cette approche « néo-durkheimienne » et de supprimer la connotation confuse de « théorie culturelle » ferait de Mary Douglas une descendante du grand penseur français, non seulement en anthropologie, mais dans toutes les disciplines et débats où Durkheim, ou Douglas, ou toute autre personne s’inspirant d’eux, eurent une influence. Les implications de cette proposition sont évidentes pour la permanence de Douglas dans l’histoire intellectuelle.

Le passage d’une classification théorique en deux variables continues (grid et group) à quatre types exemplaires (hiérarchie, individualisme, enclave et isolement) a été déterminant, car il a permis de spécifier chacun de ces types de façon systématique et fonctionnelle, c’est-à-dire en renforçant l’interaction de leurs éléments. Mais en passant d’une variation continue à des types exemplaires, cette façon de raisonner a fait surgir des problèmes dont elle s’accompagne souvent.

Cette version de la théorie néo-durkheimienne partageait le biais statique mentionné comme un défaut des théories durkheimiennes en général. En montrant à quel point chacun des quatre types d’environnement social exemplaire était cohérent, il était difficile d’expliquer comment ou pourquoi ils changeaient, et encore moins comment ils se transformaient en d’autres types. Les disciples de Douglas proposèrent diverses solutions, elle en accepta certaines. L’analyse fonctionnaliste a bien montré comment un état existant des choses est stabilisé par rétroaction (feedback) ; le mécanisme est semblable à celui d’un thermostat qui allume ou éteint le chauffage pour maintenir une température précise. Appliqué aux systèmes sociaux, le biais statique de cette analogie est évident, c’est l’équivalent social d’une chaleur constante. Mais que se passerait-il si la rétroaction (la boucle fonctionnaliste) pouvait désorganiser aussi bien qu’organiser ? Qu’en serait-il d’une rétroaction qui amplifierait les propriétés données d’un système, de telle sorte que l’individualisme, la hiérarchie ou le sectarisme seraient renforcés plutôt que simplement stabilisés ? Dans ce cas, une explication récurrente en termes de cause à effet puis d’effet à cause, pourrait entraîner une désorganisation et une déstabilisation dans un seul type d’environnement social. Il est possible d’aller plus loin. Si les environnements sociaux sont dynamiques et que ceux qui y vivent ne sont pas idiots, alors ces derniers débattront de ce qu’il faut faire. Des partisans s’efforceront de trouver des raisons de continuer à faire ce qu’ils font déjà ou de le modifier d’une façon ou d’une autre. La théorie suggère que leurs options sont fondamentalement préfigurées par les autres types d’environnement social – en plus d’être des types exemplaires pour les analystes, les quatre options offrent des trajectoires à partir d’une conjoncture actuelle aux personnes impliquées car elles doivent inévitablement essayer de déplacer le débat vers la hiérarchie, l’individualisme, l’enclavisme ou l’isolationnisme. Si tel est le cas, les solutions aux débats risquent d’être « maladroites », c’est-à-dire d’exiger une hybridation des environnements sociaux (voir notamment Thompson 2008). Et les conflits qui ne peuvent pas être résolus, même temporairement, en examinant explicitement les motifs du différend peuvent nécessiter que les parties s’engagent ensemble dans une action initiale pour leur montrer qu’elles sont capables de coordination. Comme Douglas l’a fait valoir, les humains sont des êtres rituels autant que des agents rationnels dans un sens plus étroit. Tout en admettant qu’elle n’a pas adopté toutes les innovations de ses disciples (à cet égard, le décès de la fondatrice a permis une innovation plus libre), Perri 6 et Paul Richards présentent Mary Douglas comme une théoricienne patiente et progressive. C’est une image d’elle-même qu’elle aurait appréciée et qu’elle a encouragée par de fréquentes déclarations et reformulations des lignes de développement qu’elle discernait rétrospectivement dans ses propres travaux.

Une troisième image de Mary Douglas ne serait que légèrement en désaccord avec cette dernière. En plus d’avoir un point de vue conservateur et d’avoir persisté dans ses entreprises théoriques, Douglas faisait preuve d’une grande curiosité indisciplinée, dans le sens où cette curiosité n’était pas interdisciplinaire mais plutôt indifférente aux frontières disciplinaires. Bien qu’elle ait commencé sa carrière anthropologique assez classiquement pour l’époque (années 1940-1950) comme ethnographe des Lele, un peuple matrilinéaire de ce qui était le Congo belge, où elle étudia et écrivit sur les nombreux thèmes alors obligatoires - systèmes complexes de parenté, rituels, accusations et confessions de sorcellerie, économie, etc. -, à la différence de ses contemporains, elle s’est servie de ce poste d’observation africain pour adopter une vision décentrée de questions qui lui paraissaient se poser aussi dans sa propre société. La gérontocratie lele l’a amenée à penser à l’aide aux personnes âgées ; le tissu en raphia a inspiré une réflexion sur l’argent et le rationnement ; les interdictions rituelles en Afrique évoquaient la pollution à la maison. Les comparaisons se sont élargies et sont devenues plus exhaustives à mesure qu’elle s’engageait dans des études portant sur la consommation, les théories de la pauvreté et de la protection sociale en économie, les dangers environnementaux et la gestion du risque, la sécularisation des sociétés contemporaines et, plus récemment, ce que les livres du Pentateuque pouvaient nous dire sur l’ancienne Terre Sainte et sur la résolution des conflits contemporains. La théorie de Douglas fournissait une porte d’entrée à différentes disciplines, époques et questions, parce qu’elle la convainquit que les formes fondamentales de la socialité étaient invariantes.

Elle a exploré cet éventail de questions dans une grande variété de genres littéraires. Plus tard dans sa carrière, elle écrivit une courte pièce de théâtre, The oracles of love (2002, publiée en 2013), dont le but était de dramatiser l’incompréhension d’une organisation hiérarchique et bureaucratique, la Criminal Intelligence Organization, convaincue qu’un groupe sectaire, la Pure-Life Community, avait détruit la barrière de la Tamise et préparait une attaque sur le pont Waterloo. Dans la pièce, la même distribution de quatre acteurs devait jouer dans les deux camps, renforçant l’idée que c’est l’environnement social et l’incarnation qui font la différence plutôt que les caractéristiques psychologiques des individus. La pièce n’est pas un chef-d’œuvre ; elle a été conçue uniquement pour mettre en scène ce qui restait autrement un point théorique. Mais en plus de ses entrevues et des essais occasionnels qui complétaient ses écrits universitaires, elle démontre la volonté de Douglas, dès le début de sa carrière, de ne négliger aucun public. Elle pouvait être aussi patiente avec les lecteurs non spécialistes qu’elle pouvait parfois être impatiente avec ses collègues universitaires.

La trinité parfois conflictuelle de ces images au sein d’une même identité semble avoir alimenté sa force vitale, et elles sont peut-être à l’origine de la présence de Mary Douglas dans le cercle très restreint des intellectuels et celui, encore plus petit, des anthropologues qui continuent à interpeller longtemps après leur mort. Ce sont des penseurs qui charrient des images évocatrices toujours pertinentes dans des débats qui possèdent eux-mêmes leur longévité - des débats, en l’occurrence, sur les caractéristiques fondamentales des sociétés humaines, les questions particulières à travers lesquelles nous pouvons les aborder et les raisons personnelles qui poussent un individu à les explorer sans relâche pendant une longue vie active. D’autres anthropologues sociaux peuvent être d’accord ou pas avec ses interprétations, mais la voix posthume de Mary Douglas, peut-être unique parmi ses contemporains, contribue aujourd’hui à élargir la portée de la discipline.

Bibliographie

6, Perri & P. Richards 2017. Mary Douglas : Understanding social thought and conflict. Oxford : Berghahn.

Benthall, J. 2018. Mary Douglas and the diversity of purity frameworks. Anthropology Today 34(2) : 27-28.

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Douglas, M. & B. Isherwood 1979. The world of goods : Towards an anthropology of consumption. London : Allen Lane. [trad. Française de Manuel Benguigui : Pour une anthropologie de la consommation. Le monde des biens. Paris : Ed. du Regard, Institut français de la mode, 2008].

Durkheim, E. & M. Mauss 1963. Primitive classification. (traduction et introduction de R. Needham). London : Cohen & West.

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Thompson, M. 2008. Organising and disorganising : A dynamic and non-linear theory of institutional emergence and its implications. Devon : Triarchy Press.




[1L’auteur remercie Gustaaf Houtman et l’évaluateur anonyme pour les améliorations suggérées. Richard Fardon enseigne l’anthropologie à l’université SOAS de Londres où il est spécialiste de l’Afrique. Il est l’auteur de : Mary Douglas : An intellectual biography (1999) qui traite de l’ensemble de son œuvre, la dernière décennie de sa vie exceptée.

Cet article a été publié originellement dans Anthropology Today : « Immortality yet ? Or, the permanence of Mary Douglas », vol. 34 (4), août 2018, p. 23-26. Traduit de l’anglais par Christine Laurière.

[2Toujours disponible sous forme de podcast, ainsi qu’en livre. Le point d’interrogation peut avoir été ajouté pour la version du livre, puisque la page du podcast ne l’inclut pas : http:// http:// www.bbc.co.uk/programmes/p00h3xy8. Anthony Giddens a estimé que le point d’interrogation (et l’article indéfini) était devenu superflu lorsqu’il a récupéré le titre « Runaway world » pour ses conférences Reith en 1999.

[3NdT : en français dans le texte.