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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Étrangers au Portugal : l’anthropologie des communautés rurales portugaises dans les années 1960

João Leal

CRIA / NOVA FCSH, Lisbonne

2019
Pour citer cet article

Leal, João, 2019. “Étrangers au Portugal : l’anthropologie des communautés rurales portugaises dans les années 1960”, in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article1663.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire de l’anthropologie et archives ethnographiques portugaises (19e-21e siècles) », dirigé par Sónia Vespeira de Almeida (CRIA/NOVA FCSH, Lisbonne) et Rita Ávila Cachado (CIES-IUL, Lisbonne).

Entre 1870 et 1970, l’anthropologie portugaise s’est structurée autour de l’équation établie entre culture populaire et identité nationale (Leal 2000). Entre-temps, à la fin de cette période, en particulier dans les années 1960, apparaissent les premiers signes d’une autre pratique anthropologique [1]. Ces signes sont liés tout d’abord au développement plus cohérent d’un intérêt anthropologique pour les anciennes colonies portugaises. Jusque-là empêtrée dans les mailles du nation building, l’anthropologie portugaise s’est rapprochée par la suite de l’empire building (Stocking 1982). Dans ce mouvement, l’importance de Jorge Dias et de ses recherches sur les Maconde du Nord du Mozambique a été soulignée (Pereira 1999). D’autres recherches seront ensuite entreprises, se situant de manière instable entre la monographie « purement anthropologique » et les études de l’anthropologie appliquée plus ou moins engagées dans la politique coloniale du régime. D’autre part, des mesures importantes sont prises en vue d’institutionnaliser la discipline au Portugal. Parmi celles-ci figurent la création en 1965 du Museu de Etnologia do Ultramar (Musée d’ethnologie d’outre-mer), aujourd’hui Museu Nacional de Etnologia (Musée national d’ethnologie), et la mise en place, à la fin des années 1960, du premier diplôme universitaire en anthropologie au sein de l’ancien Instituto Superior de Ciências Sociais e Políticas Ultramarinas (ISCSPU, Institut supérieur des sciences sociales et politiques d’outre-mer). À chaque fois, c’est sous le signe de ce tournant africain de l’anthropologie portugaise que ces développements institutionnels – auxquels, une fois de plus, le nom de Jorge Dias semble être associé – se produisent [2].

Parallèlement à ces développements, la deuxième grande mutation qui traverse l’anthropologie portugaise des années 1960 concerne l’étude de la culture populaire d’origine rurale et l’apparition, dans ce contexte, d’une autre manière d’interroger anthropologiquement la ruralité portugaise. Le trait distinctif le plus important de ce nouveau regard est précisément l’abandon de l’assimilation entre cette culture populaire et l’identité nationale qui avait caractérisé le discours anthropologique sur le Portugal entre 1870 et 1970. L’objet est apparemment le même – l’étude de la ruralité – mais il n’est plus abordé à partir de questions d’identité nationale. On parle encore de la campagne, mais elle n’est plus considérée comme le ressort par excellence de la nationalité.

Anthropologie internationale dans les années 1960

Ce tournant est décelable dans les travaux de Joyce Riegelhaupt, Colette Callier-Boisvert et José Cutileiro [3]. Joyce Riegelhaupt est une anthropologue nord-américaine qui a mené des enquêtes de terrain à São João das Lampas (aux environs de Lisbonne, dans la région d’Estrémadure) au début des années 1960, dont sont issus sa thèse de doctorat en 1964 (Riegelhaupt 1964) et deux articles publiés dans les revues nord-américaines Anthropological Quarterly (1967) et American Antropologist (1973). Son approche anthropologique s’enrichit par la suite de préoccupations historiques et, après un passage par les thèmes de « l’apolitisme » et des révoltes paysannes (Riegelhaupt 1979a, 1979b, 1981), elle s’intéresse à l’anticléricalisme et aux formes de religion populaire au Portugal (Riegelhaupt 1982, 1984), sujet sur lequel elle continuera à travailler jusqu’à son décès prématuré en 1986 [4].

José Cutileiro, l’un des premiers anthropologues portugais formés à Oxford, effectue à la fin des années 1960 des recherches ethnographiques à Vila Velha (pseudonyme d’une paroisse de l’Alentejo). Il publie en 1971 A Portuguese Rural Society (Une société rurale portugaise) (Cutileiro 1971a), qui est rapidement devenu une des monographies de référence pour l’anthropologie méditerranéiste des années 1960 et 1970, publiée en portugais seulement après la Révolution des Œillets du 25 avril 1974, sous le titre Ricos e Pobres no Alentejo. Uma Sociedade Rural Portuguesa (Riches et pauvres dans l’Alentejo. Une société rurale portugaise, Cutileiro 1977). Après avoir traduit et préfacé (Cutileiro 1971b) la version portugaise de l’un des recueils fondamentaux de l’anthropologie méditerranéiste, Honour and Shame in Mediterranean Societies (Honneur et honte dans les sociétés méditerranéennes, Peristiany 1965, 1971), il se consacre à la carrière diplomatique et met de côté son intérêt pour l’anthropologie [5].

Enfin, Colette Callier-Boisvert est une anthropologue française qui effectue un travail de terrain à Soajo au début des années 1960, un contexte sur lequel elle écrira un article monographique relativement long intitulé « Soajo. Une communauté féminine rurale de l’Alto Minho » (Callier-Boisvert 1966). De retour à Soajo dans des textes ultérieurs (Callier-Boisvert 1999), elle propose également la première caractérisation globale du système de parenté au Portugal (Callier-Boisvert 1968) et publie des articles sur la romaria (fête religieuse) de São Bartolomeu do Mar (1969) et sur les études rurales conduites dans ce pays (1967). Dans les années 1970, elle étudie différents aspects de l’immigration portugaise en France (Callier-Boisvert & Bretell 1977, Callier-Boisvert 1978, 1981).Coupant le lien ombilical que les discours anthropologiques sur le Portugal avaient entretenu avec la question de l’identité nationale, Riegelhaupt, Cutileiro et Callier-Boisvert portent un regard sur la ruralité portugaise des années 1960 que l’on peut d’abord qualifier de « regard extérieur ». Comme le titre du présent article le suggère, c’est un regard porté sur le Portugal par trois « étrangers », dont deux au sens propre du terme – Joyce Riegelhaupt et Colette Callier-Boisvert. Mais ils sont « étrangers » aussi parce qu’ils observent le Portugal rural « en dehors » de la tradition anthropologique portugaise consacrée et à partir des critères théoriques et méthodologiques de ce que, suivant Stocking (1982), nous pouvons appeler l’« anthropologie internationale ».

En effet, depuis les années 1930-1940, l’anthropologie internationale – qui avait fait des « primitifs » son objet d’étude quasiment exclusif – avait étendu son intérêt structurel pour les sociétés et cultures non occidentales, aux sociétés et cultures paysannes en général. Celles-ci, auparavant étudiées essentiellement par les « anthropologies de la construction de la nation », entraient désormais dans le champ de cette anthropologie dominante.

Le mouvement commence aux États-Unis et Robert Redfield en est le principal protagoniste [6]. Sa découverte des communautes paysannes est paradoxalement issue de la sociologie urbaine, celle de l’école de Chicago plus précisément. Gendre de Robert Park, il est engagé dans un projet d’étude de la minorité mexicaine à Chicago. C’est à partir de cette étude – inspiré par les recherches de W. I. Thomas et F. W. Znaniecki sur les immigrants polonais aux États-Unis – qu’il choisit d’approfondir le thème en essayant de percevoir in loco certains aspects de la culture traditionnelle mexicaine. C’est ainsi qu’à la fin des années 1920, il effectue un travail de terrain à Tepoztlán, qui conduit à la publication en 1930 de la monographie Tepoztlán, A Mexican Village. A Study of Folk Life (1930). Ultérieurement, il collabore à une recherche collective axée sur quatre communautés de la péninsule du Yucatan, à partir de laquelle il écrit un ouvrage important, The Folk Culture of Yucatan (1941), puis The Village that Chose Progress (1950).

Outre ces études monographiques, Redfield est également l’un des théoriciens – avec Alfred Kroeber – de ce nouvel objet d’étude. Au-delà de sa valeur monographique, The Folk Culture of Yucatan (1941) est, comme on l’a souligné, un important texte théorique de conceptualisation des relations entre campagne et ville. Cependant, c’est dans les années 1950 que ses textes les plus pertinents dans ce domaine sont édités : Little Community (1955) et Peasant Culture and Society (1956), qui contient sa formulation la plus connue de l’idée, initialement développée par Kroeber, selon laquelle la société paysanne serait une « part society with a part culture » (sociétés partielles avec des cultures partielles). Certains des concepts et axes de recherche qui marqueront de façon permanente la réflexion états-unienne sur les paysans sont aussi les siens ; en particulier, celui de « folk/urban continuum » – sur lequel je reviendrai – comme cadre explicatif du processus de transformation sociale des communautés paysannes.

Depuis Redfield, en particulier après la Seconde Guerre mondiale, la réflexion anthropologique sur les sociétés et les cultures paysannes est devenue une branche de plus en plus florissante de l’anthropologie états-unienne [7]. Dans la continuité des choix de Redfield, l’Amérique centrale et l’Amérique latine se confirment comme les terrains privilégiés de cette implication croissante de l’anthropologie nord-américaine dans l’étude anthropologique des paysans. Outre les travaux d’Oscar Lewis (1972[1951]), les études de Julian Steward au Costa Rica (Steward et al. 1956) sont particulièrement importantes à cet égard, d’autant plus que c’est dans ce même contexte géographique qu’Eric Wolf – qui allait bientôt devenir la nouvelle figure de référence dans ce domaine de recherche – commence par mener ses travaux.

Peu à peu, cependant, à cet accent mis sur l’anthropologie de l’Amérique centrale et de l’Amérique latine s’ajoutera un intérêt plus large pour les sociétés paysannes d’autres régions du monde. Parmi celles-ci, outre l’Indonésie, l’Inde ou la Chine, se trouve également l’Europe. L’étude pionnière dans ce domaine – si l’on exclut les travaux de Charlotte Gower Chapman en Sicile, qui resteront inédits jusqu’en 1971 – est celle de Conrad Arensberg, The Irish Countrymen (1937) [8]. Cependant, il faudra attendre les années 1960 pour que cet intérêt de l’anthropologie états-unienne pour les paysans européens devienne plus significatif. C’est précisément de cette décennie que datent les travaux de terrain européens d’anthropologues comme Eric Wolf et John Cole (Cole & Wolf 1974), Sydel Silverman (1965, 1966, 1968) ou Jane et Peter Schneider (Schneider, J., 1969, 1971, Schneider, P., 1969).

Parallèlement, en Europe même, notamment en Grande-Bretagne, les anthropologues prennent eux aussi les communautés paysannes pour objet d’étude. Si la figure centrale de la constitution de ce nouveau champ aux États-Unis est celle de Redfield, c’est Julian Pitt-Rivers, élève d’Evans-Pritchard, qui assume ce rôle en Grande-Bretagne. Pitt Rivers, que sa formation avait préparé à l’africanisme, finit par choisir l’Andalousie comme domaine d’études et publie en 1954 The People of The Sierra (Pitt Rivers 1954), consacré à un village de la région, Grazalema. Cette réorientation européaniste de l’anthropologie sociale anglaise provoque au départ des réactions négatives, voire une sensation d’étrangeté. Après avoir d’abord tenté d’éditer sa monographie chez Clarendon Press, Pitt-Rivers reçoit une lettre du rédacteur en chef lui expliquant « très brièvement que les anthropologues devraient s’en tenir à l’étude des peuples primitifs et ne pas fouler le terrain des historiens » (Pitt-Rivers 2001 : 59). Dans sa préface même, Evans-Pritchard, qui avait orienté les recherches de Pitt-Rivers, « adoptait une posture défensive face à la possibilité qu’un anthropologue puisse mener une ’véritable anthropologie’ – largement considérée (du moins à Oxford) comme étant associée au primitivisme et aux difficultés du travail de terrain – en Méditerranée européenne » (Silverman 2001 : 45).

Mais une fois ce choc initial surmonté, le tournant européen de l’anthropologie britannique s’amplifie de manière décisive au cours des années 1960. John Campbell (1964), John Peristiany (1965, 1968), John Davis (1973, 1977) ou Juliet du Boulay (1974) sont quelques-uns des personnages centraux de cette nouvelle tendance, qui se voit renforcée par les conférences de Burg-Wartenstein en 1959 et d’Aix-en-Provence en 1966. Peu à peu, certaines des principales caractéristiques structurelles de cet intérêt britannique pour les paysans sont également définies. Il se limite tout d’abord à une zone précise de l’Europe : la Méditerranée. Cette zone, outre sa dimension européenne, est considérée d’emblée comme englobant également l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. En second lieu, l’étude anthropologique de ce domaine est organisée autour de deux grands thèmes, clairement d’inspiration fonctionnaliste : la structure sociale et le système de valeurs. Dans ce tableau d’ensemble, enfin, l’anthropologie méditerranéiste anglaise s’articule rapidement autour du développement de certains gate keeping concepts, des concepts canoniques qui seraient propres à la discipline (Appadurai 1986, Fardon 1990), parmi lesquels, par exemple, ceux d’honneur, de honte et de parrainage. L’importance du premier thème, en particulier, doit être soulignée, étant donné la place qu’il prendra, à partir de l’ouvrage collectif publié par John Peristiany (1965), dans la perception anthropologique de la Méditerranée.

Fondamentalement structurée par des anthropologues anglais qui ont troqué les visées classiques de l’anthropologie d’Oxford contre les nouvelles, et plus proches, destinations méditerranéennes, l’anthropologie méditerranéiste – qui jusque-là n’avait qu’occasionnellement coopéré avec des universitaires « autochtones » – fait appel à partir de la fin des années 1960 et au début des années 1970, à quelques anthropologues des différents pays du Sud de l’Europe, qui rompent avec les traditions locales d’anthropologie de la construction nationale et adhèrent à une anthropologie moderne susceptible de comprendre les blocages structurels des sociétés dans lesquelles la majorité de la population est encore rurale. Carmelo Lisón Tolosana (1966) est le représentant exemplaire de cette tendance.

Cet attrait pour l’étude anthropologique des communautés paysannes n’a pas laissé la France indifférente. Dans ce pays, à côté d’une tradition qui remonte à l’école sociologique française, considérant l’anthropologie – ou l’ethnologie – comme la « science des sociétés primitives », s’est développée une forte tradition folklorique, où, à côté des noms de Paul Sébillot, Henri Gaidoz, André Varagnac, etc., se distingue surtout la figure d’Arnold Van Gennep [9]. Après la Seconde Guerre mondiale, s’amorce un processus de renouvellement de cette tradition, dont la figure emblématique est Marcel Maget, directeur du Centre d’ethnologie française, laboratoire de recherche associé au Musée national des arts et traditions populaires dirigé par Georges Henri Rivière, et l’un des fondateurs de la Société internationale d’ethnologie et folklore (SIEF). C’est ainsi que paraissent des œuvres comme Nouville, un village français (Bernot & Blancart 1953) et La Tarasque (Dumont, 1951). Dans les années 1960, ce mouvement s’approfondit , notamment par l’étude collective et interdisciplinaire de régions ou de villages précis. C’est le cas de l’étude de Chanzeaux, dirigée par l’anthropologue nord-américain Laurence Wylie (1970) – qui avait auparavant mené l’étude d’un village du Vaucluse (1957) –, de Plozévet (Burguière 1975) mais surtout de l’Aubrac (L’Aubrac..., 1970-1986). Ce renouvellement des études sur les paysans en France présente quelques traits principaux. En premier lieu, ces études s’orientent préférentiellement vers les communautés paysannes de la société française elle-même [10]. Deuxièmement, par rapport à ce qui se passait aux États-Unis et en Angleterre, une certaine incertitude empirique et théorique prévaut, exprimée dans une plus grande multiplicité d’objets et d’approches et dans une plus grande ouverture à l’interdisciplinarité. Ce n’est que dans les années 1970 que cette imprécision commence à s’atténuer à mesure que s’exerce l’attrait du structuralisme de Lévi-Strauss sur la scène anthropologique française. Des thèmes tels que le rituel ou la parenté deviennent dominants dans l’anthropologie française des sociétés paysannes. La recherche collective de Françoise Zonabend (1980), Yvonne Verdier (1979), Tina Jolas (Jolas et al. 1990) et Marie-Claude Pingaud (1978) dans le village de Minot est la meilleure expression de cette réorientation structuraliste de l’ethnologie française dans les années 1970.

On peut donc dire qu’après la guerre – et plus particulièrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne – les grands centres internationaux d’anthropologie sont marqués par un processus de réorientation vers les sociétés et cultures paysannes, avec des répercussions importantes en Europe. Atteignant son apogée dans les années 1960 et 1970, cette réorientation prend, comme nous venons de le voir, diverses formes, qu’il s’agisse des thèmes, des lieux de recherche, ou des lignes théoriques dominantes.

Mais quelles que soient ses formes, le tournant opéré par les études anthropologiques présente quelques caractéristiques. Tout d’abord, triomphe une approche distante, sinon hostile, à l’égard des traditions anthropologiques nationales de construction de la nation qui avaient dominé jusqu’alors la scène anthropologique de ces pays. Ces études sont soit ignorées, soit condamnées [11]. L’exemple le plus connu de l’offensive menée contre les tenants des traditions anthropologiques nationales est fourni par John Davis dans la préface de The People of the Mediterranean, lorsqu’il définit ces anthropologues comme des sortes de « professeurs tyloriens » ou de « caporaux japonais » :

Dans certains pays, travailler à fournir un soubassement scientifique aux revendications nationalistes a pris pour l’anthropologie une telle signification symbolique qu’au lieu de connaître le renouvellement normal d’une discipline, elle s’est fossilisée, de telle sorte qu’un anthropologue contemporain français, anglais ou américain, portant dans ses bagages les dernières productions intellectuelles les plus éclatantes, peut soudain être confronté à un « Tylorian » ou « Frazerian professor  », sorte de « Japanese corporal » s’extrayant de la jungle pour mener une bataille dont lui seul pense qu’elle se poursuit (Davis 1977 : 3-4) [12].

La deuxième caractéristique importante est l’adoption des conventions méthodologiques et théoriques de ce que l’on peut appeler l’anthropologie moderne telle qu’elle se configure dans la longue période allant de 1922 à 1986 [13]. D’un point de vue méthodologique, cette anthropologie fait du travail de terrain intensif « à la Malinowski » sa méthode de travail préférée. Elle met l’accent sur le « présent ethnographique », défend l’importance du « point de vue autochtone » ; sa stratégie méthodologique fondamentale consiste à étudier la communauté et elle privilégie la monographie pour en restituer les résultats. Du point de vue théorique, elle considère en effet les communautés comme des systèmes culturels ou sociaux dotés d’une certaine cohérence et espère parvenir à des généralisations théoriques sur son objet d’étude au moyen d’une utilisation contrôlée des concepts et de la comparaison.

La révolution moderne au Portugal

Au Portugal, certaines percées de cette anthropologie moderne appliquée aux paysans sont décelables dès avant les années 1960. Le cas le plus connu – comme le reconnaissent les « étrangers » au Portugal – est celui des études de Jorge Dias sur des villages de la région de Trás-os-Montes, Vilarinho da Furna et Rio de Onor, respectivement en 1948 et 1953 (Dias 1948a, 1953) [14]. Simultanément, dans les études sur les technologies traditionnelles de l’équipe de Jorge Dias, à l’approche des années 1960, on constate une ouverture croissante à l’analyse des matériaux collectés du point de vue de leur insertion dans l’économie et dans la société paysanne, qui s’accentuera dans les années 1970 et 1980.

Ces signes de modernité anthropologique sont cependant ténus. Ainsi, bien que les études sur Vilarinho da Furna et Rio de Onor reprennent certains des préceptes du travail de terrain « à la Malinowski » et soient présentées sous forme de monographies, la place accordée aux concepts et aux généralisations « modernistes » est restreinte. En fait, comme cela a été souligné, ces deux monographies consistent essentiellement en descriptions, interrompues seulement occasionnellement par des généralisations théoriques, comme celles que Jorge Dias consacre à la caractérisation de la culture de Rio de Onor, qui présenterait – conformément à la théorie de Ruth Benedict sur les « échantillons de culture » – des caractéristiques dionysiaques (Dias 1953 : 541-542). Quant aux études sur les technologies agricoles, s’il est vrai qu’elles sont menées en portant une attention nouvelle au contexte économique et social paysan, elles restent toujours empreintes d’un historicisme aux contours diffusionnistes où l’on peut lire le poids structurant de la problématique de l’identité nationale. Le cas le plus éloquent à cet égard est sans doute celui de la belle monographie que Jorge Dias, Ernesto Veiga de Oliveira et Fernando Galhano ont consacrée aux greniers du Nord-Ouest (Dias, Oliveira & Galhano 1963). Là, au-delà de cet intérêt accordé au grenier en tant que produit d’un mode de vie rural profondément transformé par la révolution du maïs, persiste une approche ethno-généalogique qui fait des Suèves les héros civilisateurs de ce Nord-Ouest portugais. Il faut donc attendre les années 1960 pour que, avec Joyce Riegelhaupt, Colette Callier-Boisvert et José Cutileiro, ces signes de renouveau se renforcent et que la révolution moderniste atteigne – importée de l’extérieur – l’anthropologie portugaise.

Issus de différentes traditions nationales et académiques qui dominaient – comme nous venons de le voir – l’anthropologie internationale des sociétés paysannes, Riegelhaupt, Callier-Boisvert et Cutileiro écrivent sur le Portugal à partir des prémisses habituelles dans les études sur les paysans propres à chacune de ces traditions. Avec eux, en quelque sorte, sont introduites presque simultanément, au Portugal, différentes interprétations du processus de modernisation de l’anthropologie.

Ainsi, Joyce Riegelhaupt, étudiant le village de São João das Lampas, est essentiellement inspirée par les préoccupations de la tradition états-unienne des études paysannes. L’état de l’art qu’elle présente dans l’introduction de sa thèse de doctorat, In the Shadow of the City (1964), est marqué surtout par l’invocation des principales figures de cette tradition. Sont cités Redfield et Kroeber et leurs définitions des sociétés paysannes en tant que « sociétés partielles avec des cultures partielles », comme le sont aussi largement Julian Steward et Eric Wolf.

Mais plus importante que ces références est la manière dont elles sont utilisées pour formuler un problème théorique fortement débattu dans la tradition anthropologique états-unienne. Le village de São João das Lampas est considéré comme une société paysanne prise dans un processus d’« intégration » dans la société environnante et, pour Riegelhaupt, la grande question est celle de la caractérisation de la nature exacte de ce processus. Celui-ci découlerait de la proximité d’un centre urbain – en l’occurrence Lisbonne –, selon la thèse du « continuum rural-urbain », ou « folk/urban », formulée par Redfield en 1941. Cette thèse commence cependant à être remise en question par des auteurs qui soulignent plutôt l’importance des processus formels de pénétration des institutions nationales – indépendamment de la proximité de la ville – dans le processus d’intégration des sociétés paysannes. Dans l’interprétation de ses matériaux portugais, Riegelhaupt souscrit aux critiques de la thèse du « continuum rural-urbain » de Redfield. Selon elle, « l’autonomie de São João das Lampas ne peut plus être démontrée » et cet état de choses doit être considéré comme résultant des

(...) effets directs et de la pénétration de certaines institutions nationales dans le village. Ces institutions, les institutions économiques, politiques et religieuses de la société plus large (...), bien que d’origine urbaine, ne sont (...) efficaces dans aucune communauté en raison de sa seule proximité avec la ville. Les exigences du système politique et religieux d’une société complexe à l’égard d’une communauté particulière ne semblent être liées ni aux contacts croissants avec la ville ni à sa proximité (Riegelhaupt 1964 : 5).

Riegelhaupt conduit sa démonstration sur trois plans interdépendants, chacun d’entre eux étant traité dans un chapitre spécifique de sa thèse. Ainsi, dans le chapitre sur la vie économique, elle tente de montrer comment

(...) la vie économique de São João das Lampas [s’est] fondue dans celle de la société environnante et est passée sous le contrôle d’autorités extérieures. Les habitants du village, tant dans le secteur agricole que dans les nouveaux emplois salariés, sont maintenant économiquement intégrés dans la société nationale (ibid. : 147).

La même idée est démontrée dans la partie consacrée à l’organisation politique :

La nature autarcique de la vie politique portugaise est largement fictive. Notre analyse suggère que l’Estado Novo a privé la paroisse de toute autonomie en tant qu’unité politiquement fonctionnelle. Les institutions politiques de la société environnante ont effectivement retiré à la communauté toute capacité de fonctionnement politique interne (ibid. : 163-164).

Dans le chapitre qui porte sur la religion, elle en arrive au constat de la présence croissante de l’Église en tant que force d’intégration dans la société environnante :

L’Église aussi (...) exige de plus en plus des fidèles qu’ils participent à la société environnante (cette fois au travers des rites universels de l’Église) au lieu de rester confinés dans le cercle fermé des rituels d’unification locaux qui caractérisaient les pratiques religieuses du passé (ibid  : 226-227).

En conclusion, enfin, Riegelhaupt réitère la thèse principale qui organise l’ensemble de sa monographie et qu’elle fonde théoriquement par une comparaison avec d’autres études de cas centrées sur les communautés paysannes méditerranéennes, latino-américaines et asiatiques. Ce qui pourrait être considéré comme une conclusion essentiellement locale se transforme en une hypothèse de travail plus globale, avec une valeur explicative générale qui souligne que le processus de modernisation des communautés paysannes « n’est pas seulement un produit de la proximité d’un centre urbain » mais « le produit de la pénétration croissante des institutions formelles, économiques, politiques et religieuses de la nation dans la vie des communautés » (ibid. : 240).

Si on considère maintenant José Cutileiro et sa monographie A Portuguese Rural Society (Une société rurale portugaise) (1971a, 1977), on y retrouve les principales conventions de l’anthropologie méditerranéiste anglaise. Est en effet issue de cette tradition l’étude qu’il mène à Vila Velha, une paroisse du sud du Portugal considérée comme appartenant à l’aire culturelle de la Méditerranée. Si dans le texte même les citations de l’anthropologie méditerranéiste sont rares, dans la bibliographie ce dialogue préférentiel avec la Méditerranée en tant que catégorie anthropologique est évident : les auteurs et les titres cités dans la deuxième partie de l’ouvrage appartiennent tous à la tradition méditerranéiste de langue anglaise et tracent un cadre de référence qui va de l’Espagne à la Grèce et de l’Italie à l’Afrique du Nord.

En second lieu, l’approche de Cutileiro à l’égard de Vila Velha est clairement influencée par les thèmes privilégiés de l’anthropologie méditerranéiste : la monographie est divisée en cinq parties – intitulées respectivement « Régime foncier - stratification sociale », « Famille, parenté et voisinage », « La structure politique », « Parrainage », « Religion » ‒ qui reprennent le canon de la monographie méditerranéiste, en mettant simultanément en évidence les formes de l’organisation sociale et le système des valeurs.

Enfin, A Portuguese Rural Society est un livre fortement inspiré par certains des concepts les plus importants de cette anthropologie sociale méditerranéenne : « Le parrainage » est le titre de l’une des parties fondamentales du livre, et à l’instar d’autres anthropologues méditerranéistes, l’auteur explore en particulier la relation entre parrainage et parenté rituelle. Le chapitre « Famille, parenté et voisinage » reprend quant à lui les notions d’ « honneur et de honte », notamment dans la caractérisation des statuts respectifs du mari et de la femme.

Mais c’est surtout dans son avant-propos à l’édition portugaise de Honour and Shame in Mediterranean Societies (A Honra e a vergonha nas sociedades mediterrânicas, 1971b) que ces notions seront plus largement traitées par Cutileiro. Deux idées le sous-tendent. La première concerne les particularités du cas portugais dans le contexte plus large de la Méditerranée :

L’honneur et la honte du peuple de Vila Velha ne présentent pas (...) les aspects dramatiques de l’honneur et de la honte des Sarakatsani grecs, des Kabyles algériens, des Bédouins du désert occidental égyptien ou des Andalous de la province de Ronda. Mais les principes fondamentaux sont les mêmes : la primauté de la famille et, pour garantir sa sécurité, l’importance de la prospérité, ici surtout foncière (ailleurs aussi en bétail) et le prix attaché au comportement sexuel des femmes et des filles (ibid. : XXV).

La seconde est l’importance de la stratification sociale dans le code moral de l’honneur et de la honte. Bien que n’existe pas à Vila Velha « une morale des riches et une morale des pauvres », ni « une morale faite par les riches pour les pauvres », mais une morale unique pour les riches et pour les pauvres (...), il est plus facile aux premiers qu’aux seconds de vivre en conformité avec elle » (ibid. : XXI).

Enfin, Colette Callier-Boisvert, pour sa part, reprend quelques-unes des principales caractéristiques de l’ethnologie française engagée dans l’étude des sociétés paysannes européennes. De son texte le plus important – « Soajo. Une communauté féminine rurale de l’Alto-Minho » (1966) – ressort l’impression d’avoir affaire à une voix singulière qu’il convient de situer en référence à l’incertitude empirique et théorique de l’école française. Passant en revue divers aspects de la vie économique et sociale de Soajo, Callier-Boisvert s’intéresse principalement aux répercussions de l’émigration dans ce village d’Alto Minho et, en particulier, au renforcement du poids économique et social des femmes dans la vie communautaire. C’est précisément à ce problème que fait référence le titre de l’article – « Soajo. Une communauté féminine rurale de l’Alto-Minho [15] ») – et le premier paragraphe du texte y renvoie également :

Le mouvement d’émigration masculine qui affecte depuis longtemps le nord du Portugal, et qui s’est intensifiée en particulier vers la France au cours de ces dernières années, a eu pour effet, dans certains cas, de laisser aux femmes la pleine responsabilité de l’organisation des communautés rurales. C’est ce qui se passe à Soajo (ibid. : 236).

Partant de l’émigration comme facteur structurant d’une communauté rurale, l’approche de Callier-Boisvert est empreinte d’une sensibilité féministe qu’il faut également souligner. Elle mentionne, par exemple, ce qu’il en coûte aux femmes de devoir assumer la féminisation de l’activité économique et sociale de la communauté :

Les soins personnels de la femme (…) dans cette communauté rurale sont réduits au minimum, non pas seulement du fait de son manque d’intérêt ou d’éducation, mais aussi parce qu’elle remplace le chef de famille : ses responsabilités sont très grandes et ses activités multiples (ibid. : 251-252 ; nos italiques).

En même temps, elle insiste à plusieurs reprises sur le développement d’une solidarité exclusivement féminine qui découlerait du nouveau rôle économique et social qui leur incombe dans cette communauté :

L’émigration masculine a une conséquence majeure sur la vie sociale du bourg : elle a entraîné la création et la consolidation du lien de solidarité entre les femmes, qui se sont constiuées en un groupe homogène, une « société » naturelle très forte, avec ses droits et sa censure, qui dirige d’une façon sous-jacente la vie de la communauté (ibid. : 267-268)

Mais c’est surtout à la fin du texte que cette sensibilité féministe est plus évidente, lorsque, faisant référence au « malaise » féminin provoqué par l’accumulation de nouvelles responsabilités, Callier-Boisvert écrit :

Certaines femmes parmi les plus jeunes ont suivi leur mari à l’étranger. L’expérience ayant été positive, leur exemple incite les autres à les imiter. Ce n’est pas encore une révolte contre l’esclavage des travaux agricoles parce que l’amour de la terre reste un lien très fort, mais c’est le désir nouveau d’une certaine équité (ibid. : 278).

Ce sont précisément cet accent féministe dans le texte de Callier-Boisvert – inhabituel dans l’anthropologie européenne des années 1960 – et, en même temps, le fait – tout aussi inhabituel – qu’elle mette en avant le caractère structurant de l’émigration qui reflètent le mieux l’insertion de l’auteur dans la tradition française des études paysannes. La singularité qui se dégage de ce texte peut s’expliquer par l’indétermination empirique et théorique qui marque cette tradition et qui permet d’ouvrir de nouveaux horizons.

Nous avons signalé précédemment qu’à partir de cette même irrésolution empirique et théorique, l’anthropologie française des sociétés paysannes s’orientera plus tard vers un dialogue préférentiel avec des thèmes d’inspiration structuraliste. La production de Callier-Boisvert dans les années 1960 en témoigne également. En effet, en écrivant, par exemple, sur le système de parenté au Portugal – dans un article paru, de manière significative, dans la revue L’Homme (1968) qui, cofondée par Lévi-Strauss, était alors la revue emblématique de la vitalité de la recherche anthropologique française – Callier-Boisvert traite d’un thème nouvellement dominant sur la scène structuraliste en France, en des termes qui ne manquent pas de rappeler son rattachement à ce fond théorique.

Une nouvelle vision de la campagne

Liés à trois traditions anthropologiques distinctes, Riegelhaupt, Cutileiro et Callier-Boisvert apportent ainsi au Portugal, de différentes manières, les principales avancées de l’anthropologie moderne et de sa réflexion sur le monde rural et paysan. Leur introduction signe l’apparition d’une vision de ce monde bien distincte de celle qui prévalait dans l’anthropologie portugaise depuis 1870.

Cette évolution se remarque à plusieurs niveaux. L’anthropologie portugaise depuis 1870 voyait la culture populaire comme un ensemble de traditions orales ou d’objets, retenant avant tout l’étrange, le pittoresque, le curieux, la tradition étant considérée comme authentique. C’est aussi une anthropologie qui questionne ses objets préférés selon une perspective ethno-généalogique qui fait de la culture populaire un vestige du passé.

Avec les trois auteurs que nous avons étudiés, nous sommes passés d’une anthropologie qui, plutôt que les traditions ou les objets, place les personnes, les groupes, les processus culturels et sociaux au centre de sa recherche. Dans les trois cas, les principaux protagonistes de la « nouvelle anthropologie » sont de petites communautés rurales situées dans différentes régions du pays, dont on tente de caractériser les formes de structure familiale, sociale et politique, les systèmes de valeurs dominants et le type d’interactions qu’elles entretiennent avec la société environnante.

En second lieu, dans cette « nouvelle » anthropologie, le pittoresque est remplacé par le banal. L’ordre du jour n’est pas tant d’étudier des coutumes « poétiques » et étranges, ou des rituels complexes, que de comprendre anthropologiquement des communautés qu’on peut considérer comme relativement « ordinaires ». En effet, São João das Lampas et Vila Velha, dans la description qu’en font Riegelhaupt et Cutileiro, sont toutes deux manifestement semblables à de nombreuses autres paroisses rurales de l’Estremadura et de l’Alentejo, et elles n’ont rien d’héroïque sur le plan ethnographique. En comparaison avec l’ensemble des traditions et des objets jusqu’alors valorisés par l’anthropologie portugaise, on peut même y déceler ce que l’on pourrait appeler une certaine « pauvreté ethnographique », que l’article publié par Riegelhaupt dans la revue American Anthropologist (1973) rend particulièrement évidente : les fêtes qu’elle y décrit, à l’exception du fait qu’elles font partie d’un « système de cierges [16] » censément unique, sont au niveau local des fêtes patronales qui diffèrent très peu du modèle le plus courant dans le pays. Seul le Soajo de Callier-Boisvert semble contraster avec cette banalité. Là-bas, le communautarisme, ces femmes vêtues de noir quand les hommes émigrent, semblent introduire une note d’exotisme [17]. Mais derrière ces particularités, l’intérêt de Callier-Boisvert se porte davantage sur l’un des aspects centraux de la vie quotidienne, ordinaire, de la majorité des communautés paysannes portugaises des années 1960 : l’émigration [18].

Enfin, cette « nouvelle » anthropologie du Portugal proposée de l’extérieur, substitue à la vénération du passé un questionnement du présent ethnographique et des processus de changement social. Cette mutation est particulièrement visible dans les travaux de Joyce Riegelhaupt, notamment dans sa monographie In the Shadow of the City (1964). Ce qui l’intéresse, c’est le processus récent d’intégration croissante d’une paroisse d’Estrémadure dans la société environnante et, à travers lui, le déclin des paysans en tant que membres d’une « part society with a part culture ». Cutileiro, pour sa part, s’interroge sur les blocages d’un type de société rurale – l’Alentejo du latifundisme – où, malgré les inégalités et les injustices, aucun changement radical dans l’ordre établi n’était envisageable. Quant à Callier-Boisvert, enfin, elle est la première à étudier les répercussions de l’émigration des années 1960 sur la vie économique et sociale d’une paroisse du Minho, dont le mode de vie, déstabilisé, doit se recomposer entre tradition et changement.

Mais il existe un plan plus décisif encore pour différencier cette nouvelle anthropologie de la tradition anthropologique qui a prévalu au Portugal jusqu’aux années 1960. Fondamentalement – et à l’exception de la courte période du début du siècle (cf. Leal 1995) –, l’anthropologie portugaise depuis 1870 entretient une image romantique, pastorale, de la ruralité. Les ethnographes de gauche eux-mêmes – en dépit de ce qui les éloigne de cette approche idéalisée – lui découvrent des vertus insoupçonnées [19]. Les « étrangers au Portugal » subvertissent cette image romantique de la ruralité et de la campagne, nouvellement considérée comme un lieu de processus de transformation, un lieu où se produisent des changements qui ébranlent cette vision idyllique. La paroisse rurale étudiée par Riegelhaupt, par exemple, est de plus en plus intégrée dans la société environnante, et soumise à un processus de modernisation accélérée que l’auteur cherche à restituer et à comprendre. La campagne de Callier-Boisvert, en revanche, est celle des émigrés qui abandonnent le village, laissant aux femmes le soin de s’occuper de la terre.

Mais c’est surtout Cutileiro, comme je l’ai montré dans un texte précédent (Leal 2001b), qui a le plus clairement remis en cause la vision idyllique du monde paysan qui caractérisait l’anthropologie portugaise jusqu’en 1960. Seul Portugais parmi ces trois « étrangers », son écriture reflète l’engagement qui le lie à ce pays. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve dans Ricos e Pobres no Alentejo (Riches et pauvres de l’Alentejo) la citation d’un vers célèbre d’Alexandre O’Neill : « Portugal : questão que eu tenho comigo mesmo  » (Portugal : une question que je m’adresse à moi-même). Vila Velha, pour Cutileiro, « était à la fois un microcosme anthropologique de la Méditerranée et un microcosme politique et social du Portugal de Salazar » (Leal 2001b : 160), considéré d’un point de vue si critique que son livre, bien que publié en anglais dès 1971, ne paraîtra au Portugal qu’après 1974. En raison de cette perspective critique, sa monographie adopte un point de vue explicitement anti-pastoral :

Le paysage représenté dans sa monographie Ricos e Pobres no Alentejo était un paysage social qui dépeignait des hommes et des femmes concrets, des intérêts et des visions du monde contradictoires, l’extrême richesse et la pauvreté, les loisirs capitalistes et les conditions de vie difficiles des travailleurs, les inégalités sociales et l’oppression politique (ibid. : 157).

En un mot, le monde décrit par ces trois auteurs rompt avec l’image idyllique qui l’emportait auparavant. En même temps qu’ils introduisent ces changements dans la perception du monde rural, les « étrangers au Portugal » dissolvent également cette équation véritablement structurante de l’anthropologie portugaise depuis cent ans : l’équation entre culture populaire et identité nationale. Un double changement d’échelle s’opère qui affaiblit considérablement la référence à la nation. D’une part, il met en valeur le local comme espace de référence, au détriment de l’échelle nationale d’observation. D’autre part, il place la sphère locale dans un dialogue privilégié avec d’autres sphères locales situées hors de la « nation » portugaise. Joyce Riegelhaupt, par exemple, compare São João das Lampas à d’autres communautés paysannes européennes, latino-américaines et asiatiques. Cutileiro, à son tour, place Vila Velha dans une perspective comparative dont la Méditerranée constitue le cadre central de référence. Ce qui importe, quoi qu’il en soit, ce n’est pas la spécificité portugaise des faits étudiés, mais la manière dont ils illustrent les processus –– la dissolution des communautés paysannes, les modalités de la structure sociale et du système de valeurs, l’émigration et ses répercussions socioculturelles – qui agissent au niveau supranational.

Cela ne signifie pas pour autant que le référent national soit totalement absent, comme on l’a vu dans le cas de Cutileiro. Mais, comme je l’ai démontré (Leal 2001b), la nation que ce dernier convoque n’est pas celle qu’invoquaient les anthropologues portugais jusqu’en 1960. Il ne s’agit pas de discuter ou de justifier l’essence de l’identité nationale portugaise, mais d’identifier, d’interpréter et de comprendre les blocages structurels concrets de la société portugaise considérés de manière critique : « Pour Cutileiro (...) il n’y avait pas grand-chose qui puisse être exalté dans l’identité d’un pays qui, au lieu de vivre sous l’égide de ses magnanimes ancêtres ethniques, vivait sous les dures conditions de la dictature » (ibid. : 161).

Conclusion

Le retentissement à court terme de la nouvelle anthropologie portugaise que proposaient « les étrangers au Portugal », caractérisée par un potentiel d’innovation et de rupture, fut assez décevant. En effet, les principaux textes de Riegelhaupt, Cutileiro et Callier-Boisvert soit n’ont pas été diffusés – la thèse de Joyce Riegelhpaut sur São João das Lampas n’est toujours pas publiée à ce jour – soit l’ont été de manière limitée dans des revues accessibles uniquement à un public spécialisé. Le texte de José Cutileiro, lui, n’a connu une édition portugaise qu’en 1977. Leur influence sur l’anthropologie portugaise de l’époque a donc été réduite et, malgré le paradigme modernisateur adopté par les monographies de ces trois auteurs, leur impact sur la sociologie « modernisante » qu’Adérito Sedas Nunes tentait alors d’implanter au Portugal fut lui aussi de courte durée. Comme Brian O’Neill et Joaquim Pais de Brito l’ont déclaré à cet égard, « même lorsque le livre de Cutileiro paraît [en 1971], il n’existe toujours pas de cadre institutionnel qui permette d’en répercuter systématiquement les apports » (1991a : 13). La modernité que Riegelhaupt, Cutileiro et Callier-Boisvert ont insufflée à l’anthropologie portugaise était donc, d’une certaine manière, une modernité inachevée.

Il faudra attendre les retombées de la révolution de 1974 sur la scène anthropologique portugaise pour que ce processus de modernisation de l’anthropologie portugaise trouve son aboutissement. La monographie de Cutileiro (1977) est alors publiée au Portugal, certains essais de Riegelhaupt paraissent dans des revues portugaises de sciences sociales, en particulier dans Análise Social (1979, 1981, 1982) et, surtout, une nouvelle génération de chercheurs émerge – certains étrangers, d’autres, portugais, formés à l’étranger, d’autres encore ayant déjà suivi une formation universitaire au Portugal – qui se feront un point d’honneur de poursuivre la révolution modernisatrice de l’anthropologie portugaise axée sur les sociétés paysannes.

Publié en 1991, le recueil Lugares de Aqui. Actas do Seminário ‘Terrenos Portugueses (Lieux d’ici. Actes du séminaire « Terrains portugais », O’Neill et Brito 1991b) est l’une des expressions les plus connues de cette deuxième vague de modernisation de l’anthropologie portugaise, étroitement liée aux développements institutionnels qui ont été abordés par plusieurs auteurs [20]. Il est très significatif que, dans l’introduction du livre (O’Neill et Brito 1991a : 12-13), Joyce Riegelhaupt, Colette Callier-Boisvert et José Cutileiro occupent une place tout à fait prééminente dans l’ « arbre généalogique » qu’on y propose : celui de « l’anthropologie que la démocratie a fait surgir ».

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[1Traduit par Frederico Delgado Rosa, révisé par Annick Arnaud et Christine Laurière. À partir de : João Leal, 2003, “’Estrangeiros’ em Portugal : a Antropologia das Comunidades Rurais Portuguesas nos Anos 1960”, Ler História, vol. 44, p. 155-176.

[2Vus de loin et à certains égards, ces développements suscitent encore l’ironie. D’une part, c’est au moment précis où l’Empire – confronté aux luttes pour l’indépendance – commence à approcher de sa fin, qu’une « anthropologie de la construction de l’Empire » se dessine enfin au Portugal. D’autre part, cette nouvelle manière de faire de l’anthropologie, qui a ensuite fait ses premiers pas, obtient ce qu’une tradition anthropologique cohérente de construction de la nation n’avait jamais réalisée depuis plus de 100 ans. Mais l’ironie ultime de ces avancées réside peut-être dans le cadre général qui les autorise. En effet, si cette bascule vers une anthropologie apparemment moins centrée sur le Portugal a lieu, c’est parce que, dans la nouvelle situation politique créée par le développement de la lutte pour l’indépendance dans les anciennes colonies portugaises, une restructuration décisive des discours d’identité nationale s’impose pour y intégrer plus activement la dimension « ultramarine » et « pluri-continentale » du Portugal. On demande désormais à l’anthropologie de montrer que le Portugal est une mosaïque de cultures qui ne se limiterait pas aux cultures paysannes de la « métropole », et qu’il aurait une dimension « œcuménique ». Le revirement « luso-tropicaliste » de Jorge Dias et l’élargissement du concept d’« art populaire portugais » à l’« art primitif » des populations des anciennes colonies – dont témoigne la publication des volumes consacrés aux anciennes colonies portugaises dans le cadre de l’ouvrage collectif A Arte Popular em Portugal, Ilhas Adjacentes e Ultramar (Art populaire au Portugal, îles adjacentes et outre-mer) (Lima 1968-1975) – sont deux des expressions les plus visibles de cette réorientation coloniale paradoxale des relations entre anthropologie et identité nationales portugaises.

[3Outre ces trois auteurs, d’autres anthropologues conduisent également des recherches au Portugal à la même époque, voire avant. C’est le cas d’Emilio Willems (1955, 1963). Toutefois en raison du caractère plus spécifique de ses travaux, nous ne les avons pas intégrés au panorama que propose cet article.

[4En 1967, Riegelhaupt mène – avec Shepard Forman – un travail de terrain au Brésil, sur des thèmes d’anthropologie économique « paysanne » (cf. Forman & Riegelhaupt 1970a, 1970b). En 1987, la revue American Ethnologist publie un ensemble d’essais, rassemblés par Jane Schneider et Shirley Lindelbaum, consacrés à Joyce Riegelhaupt, sous le titre générique de ’Frontiers of Christian Evangelism. Essays in Honor of Joyce Riegelhaupt’ (Schneider & Lindelbaum 1987), résultant d’une table ronde organisée par Joyce Riegelhaupt dans le cadre d’une réunion de l’American Ethnological Society.

[5Cependant, Cutileiro est récemment revenu à l’anthropologie à travers la publication dans la revue Análise Social d’une recension ironique (Cutileiro 2002) du volume Elites Choice. Leadership and Succession (Pina-Cabral et Lima 2000). Il y dépeint ainsi la discipline : « J’ai quitté l’anthropologie il y a un quart de siècle, après avoir vécu avec elle pendant douze ans, et j’avais oublié combien elle peut être ’sèche’. Trop de commérages et trop peu pour la science, elle ouvre des fissures dans la porte de la maison des autres et nous invite à jeter un coup d’œil – mais entre la vie intérieure et notre regard curieux s’immisce parfois un épais voile de jargon professionnel, qui offense le bon sens et le bon goût (...) Mais la corporation est tolérante : les anthropologues sociaux se parlent entre eux et se sont donc habitués à des manières prétentieuses d’écrire. C’est doublement dommage : être ainsi et être si inutile. Comme l’histoire, l’anthropologie sociale n’est pas une science, c’est un art ; les sujets qu’elle traite et les méthodes qu’elle utilise ne sont pas hors de portée d’une tête normalement cultivée. » (Cutileiro 2002 : 1249).

[6Sur Redfield, voir par exemple Stocking 1989 et Wolf 2001. Pour une caractérisation de certains aspects de l’intérêt initial de l’anthropologie américaine pour les sociétés paysannes, voir Silverman 2001.

[7Le développement de l’anthropologie paysanne américaine dans l’après-guerre est lié à la fois à un certain nombre de conditions extérieures – l’idéologie modernisatrice qui prévaut dans les relations entre le monde développé et le Tiers-monde, le développement des révolutions paysannes dans le Tiers-monde – et aux conditions internes de l’anthropologie elle-même qui met l’accent sur sa « déprimitivisation » progressive. Sur le conditionnement externe de l’anthropologie paysanne américaine dans l’après-guerre, voir, par exemple, les propositions de Kearney (1995), bien que son analyse du contexte géopolitique soit discutable à certains égards.

[8Les recherches anthropologiques de Charlotte Gower Chapman en Sicile ont lieu à peu près au moment même où Redfield travaille au Mexique, mais elles ne seront pas publiées avant 1971 (Gower Chapman 1971). Sur cette auteure, voir Lepowsky 2000, qui souligne l’influence de l’école de Chicago, en particulier celle de W. I. Thomas, dans le choix qu’elle fait de la Sicile pour terrain de recherche.

[9Sur les principaux folkloristes français, cf. Cocchiara 1981. À propos de Van Gennep, voir Belmont 1974, Fabre et Laurière 2018. Pour une vue d’ensemble du développement de l’anthropologie des sociétés paysannes en France au cours du XXe siècle, voir Cuisenier & Segalen 1986.

[10Les exceptions les plus notables sont les recherches de Bourdieu en Algérie (1972) et de Cuisenier en Tunisie (1976).

[11À l’exception de celles de Julio Caro Baroja en Espagne, successivement invité aux conférences internationales de Burg Wartenstein et d’Aix-en-Provence, qui a participé à la recherche menée sur l’honneur et la honte éditée par Peristiany (1965) et dont les livres sont traduits en français.

[12Pour un commentaire de John Davis sur ce texte, voir Loyal 2001a.

[13J’utilise ici l’expression « anthropologie moderne » dans un sens similaire à celui de l’expression « anthropologie classique », telle que Renato Rosaldo (1989 : 20) la définit.

[14Ce n’est pas un hasard si, à l’opposé de l’indifférence ou de l’hostilité avec laquelle l’anthropologie paysanne internationale traite les anthropologues « indigènes », on peut lire sous la plume de Riegelhaupt, Cutileiro et Callier-Boisvert l’expression de leur reconnaissance pour le travail de Jorge Dias et de son équipe. Riegelhaupt, passant en revue les études ethnographiques disponibles sur le Portugal, fait référence à Jorge Dias dans les termes suivants : « Jorge Dias a fourni d’excellentes données ethnographiques sur deux villages ’communautaires’ à l’extrême nord-est du pays » (1964 : 8). Cutileiro qualifie les monographies de Jorge Dias sur Vilarinho da Furna et Rio de Onor d’« études classiques » (1971b : XI). Dans le même texte, il juge « fondamental » (Cutileiro 1971b : : XXVI) l’essai de Jorge Dias « Algumas Considerações acerca da Estrutura Social do Povo Português » (Quelques considérations sur la structure sociale du peuple portugais) (Dias 1990b) et regrette « qu’aucune recherche comparative n’ait été faite sur la base de ses suggestions’ (ibid.). Mais le cas le plus évident est celui de Colette Callier-Boisvert. En plus de connaître en détail la bibliographie ethnographique sur le Portugal (Callier-Boisvert 1967), l’anthropologue française a régulièrement recours aux écrits de Dias et de ses collègues dans sa production anthropologique sur le Portugal. Le cas le plus connu est son article sur les systèmes familiaux et de parenté au Portugal (Callier-Boisvert 1968), qui s’appuie de manière décisive sur les recherches de Veiga de Oliveira sur les formes de parenté rituelle.

[15Nos italiques.

[16Un « cierge » est une fête qui se déroule successivement dans différents villages ; elle se déroule dans un premier village, puis l’année suivante dans un autre et ainsi de suite jusqu’àavoir lieu de nouveau dans celui où elle s’était d’abord tenue.

[17Sur ce point, cf. Medeiros 1999.

[18Par contre, dans le texte que Callier-Boisvert écrit sur la fête de São Bartolomeu do Mar (1969), elle fait preuve d’un attrait évident pour une fête marquée par des formules quelque peu exotiques, qui attirera d’ailleurs l’attention d’Ernesto Veiga de Oliveira (1971). Quant au texte sur le système de parenté portugaise (Callier-Boisvert 1968), il est construit à mi-chemin entre une analyse des usages de la parenté dans divers secteurs de la société portugaise et le recours à un style d’écriture plus singulière, par exemple dans la description des formes populaires de parenté rituelle.

[19Voir, à cet égard, Leal 2000, 2002.

[20cf. Pina Cabral 1998.