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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

« Un Point de rencontre » : les Sudan Notes and Records entre anthropologie et colonialisme

Frederico Delgado Rosa

CRIA / NOVA FCSH

2017
Pour citer cet article

Rosa, Frederico Delgado, 2017. «  Un Point de rencontre ” : les Sudan Notes and Records entre anthropologie et colonialisme », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article864.html

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La revue Sudan Notes and Records est créée dans le Soudan anglo-égyptien en 1918, à l’initiative de l’administration coloniale à un moment où la présence britannique dans le Sud du Soudan se consolide graduellement – la soumission ultime des résistants nuer, en particulier ceux de la « tribu » Lou, n’intervient qu’en 1929. Les intérêts, voire la vocation ethnographique de nombreux officiers, qui à cette époque occupent encore des postes à la fois militaires et administratifs, justifient et alimentent le projet tout autant que l’utilité éventuelle du savoir anthropologique dans l’exercice du pouvoir colonial. Cette dimension pragmatique demeure souvent implicite ou lointaine dans les textes publiés par ces hommes, parfois excentriques ou romanesques, qui restaient plusieurs années dans les contrées nilotiques, et dont les parcours sont à la fois divers et ambigus [1]. La revue permettait de combler une lacune : la plupart des sources publiées sur les peuples nilotiques dataient d’avant la rébellion mahdiste des Soudanais du Nord qui, en 1881, avait mis un terme à la domination ottomane et, du même coup, aux facilités accordées par le vice-roi d’Égypte aux explorateurs européens du Nil, voyageurs ou experts, comme Georg August Schweinfurth (1836-1925), Gaetano Casati (1838-1902), Martin Theodor von Heuglin (1824-1876), John Petherick (1813-1882) ou Samuel Baker (1821-1893). D’autre part, si les « Sudan Intelligence Reports [2] » des premières décennies du XXe siècle (après la fin du régime mahdiste, défait par Lord Kitchener en 1898) contenaient bel et bien des données ethnographiques, certaines n’y trouvaient logiquement pas de place – par exemple, des recueils de contes ou légendes. Sudan Notes and Records, publiée par l’université de Khartoum, les intégrait tout naturellement. Dans une étude sur la revue, comportant une analyse statistique des articles, G. N. Sanderson (1964) constate que les textes sur le Nord du Soudan, tout en bénéficiant d’une présence non négligeable, cèdent en réalité la place aux ethnographies du Sud pendant les quatre premières décennies d’existence de la revue. Cette publication périodique traverse la période coloniale et lui survit jusqu’en 1974. Dans un article plus récent sur Sudan Notes and Records, Bushra Hamad explore la place occupée par la revue dans la transition des années 1950 entre le pouvoir colonial britannique et les élites arabes associées à l’indépendance, se manifestant par l’augmentation des thèmes historiques et archéologiques au détriment de l’ethnographie nilotique.

Du point de vue de l’histoire de la discipline, il est important de noter que les auteurs de la revue, notamment les militaires, voient leurs propres textes comme une contribution à l’anthropologie. Evans-Pritchard lui-même écrit, à propos de Sudan Notes and Records, qu’il s’agit « d’un nouveau moyen de faire connaître les observations sur les coutumes des peuples du Soudan anglo-égyptien » (Evans-Pritchard 1940 : 1). C’est d’ailleurs dans cette revue qu’il publie sa première version de The Nuer, en trois articles portant le même titre et publiés entre 1933 et 1935 : « The Nuer : Tribe and Clan » [3]. Une décennie avant, en 1923, une première version de la toute première monographie consacrée à ce peuple célèbre, intitulée The Nuer of the Upper Nile Province et signée par l’officier britannique Henry Cecil Jackson (1883-1962) – avec un chapitre additionnel de l’administrateur colonial et ethnographe Percy Coriat 1898-1960), le premier District Commissioner à parler couramment la langue des Nuer –, avait déjà été publiée dans Sudan Notes and Records en deux longs articles. Dans les pages d’ouverture de The Nuer, Evans-Pritchard évoque brièvement le texte de ce personnage tombé dans l’oubli comme étant l’un des principaux apports de ce périodique : « Dans la même revue est parue la première tentative, par H. C. Jackson, de description globale des Nuer, et un grand mérite lui revient pour la façon dont il a accompli cette tâche, en dépit de sérieux obstacles. » (Evans-Pritchard 1940 : 1-2)

Sudan Notes and Records est devenu un point de rencontre privilégié entre agents coloniaux et anthropologues, tous pouvant y contribuer sans discrimination. Les résidents dans le Sud du Soudan étaient même incités à le faire : « Le District Commissioner et le missionnaire ont d’innombrables occasions de mener des enquêtes. Ceux qui n’ont jamais essayé d’en faire, verront que l’anthropologie leur procurera non seulement un passe-temps fascinant, mais aussi un sujet de conversation inépuisable lors d’un voyage ou dans les salons. » (Sudan Notes and Records, 1933 : 279) Plus tard, Godfrey Lienhardt (1921-1993) loue le concours de ces ethnographes coloniaux amateurs : « Les nombreux articles ethnographiques et historiques publiés par des agents du gouvernement pendant la longue vie des Sudan Notes and Records montrent que, en raison et au-delà de leurs devoirs officiels, beaucoup d’entre eux manifestaient un intérêt personnel pour les peuples soudanais, leurs cultures et leurs qualités ; et ils en parlaient beaucoup plus que des sujets de la métropole (...). » (Lienhardt 1981 : 186) Comme le rappelle la quatrième de couverture de l’un des volumes de cette revue, « Sudan Notes and Records a été créée pour promouvoir la collecte, l’échange et la publication d’informations sur tous les aspects de l’histoire du Soudan, de son peuple et de ses institutions, non seulement dans le domaine des sciences sociales, mais aussi dans celui des sciences naturelles » (Sudan Notes and Records, 1948, vol. 29).

Bibliographie :

Evans-Pritchard, Edward E..
1933 « The Nuer : Tribe and Clan », Sudan Notes and Records (Cartum), 16
1934 « The Nuer : Tribe and Clan », Sudan Notes and Records (Cartum), 17
1935 « The Nuer : Tribe and Clan », Sudan Notes and Records (Cartum), 18
1969 [1940] The Nuer. A Description of the Modes of Livelihood and Political Institutions of a Nilotic People (New York, Oxford, Oxford University Press

Ferguson, Vere Henry
1921. ’The Nuong Nuer’. Sudan Notes and Records, vol. 4, p. 146-155.
1923. ’Mattiang Gok Witchcraft’. Sudan Notes and Records, vol. 6, p. 112-114.
1924. ’Nuer Beast Tales’, Sudan Notes and Records, vol. 7, p. 105-112.

Hamad, Bushra
1995. ’Sudan Notes and Records and Sudanese Nationalism, 1918-1956’. History in Africa, vol. 22, p. 239-270.

Jackson, Henry Cecil.
1923. « The Nuer of the Upper Nile Province », Sudan Notes and Records, vol. 6, p. 59-107, 123-189.

Lienhardt, Godfrey.
1981 « The Sudan - Aspects of the South : Government among the Nilotic Peoples, 1947-1952 », Journal of the Anthropological Society of Oxford, 12

Sanderson, G. N.
1964, ’Sudan notes and records’ as a vehicle of research on the sudan’. Sudan Notes and Records, vol. 45, p. 164-172.




[1Citons, à titre d’exemple, le capitaine Vere Henry Fergusson (1891-1927), plus connu sous le nom de Fergie Bey, qui considérait avoir été le premier homme blanc à pénétrer le cœur du Nuerland. Il effectua de longs séjours dans le territoire de la tribu nyuong de la province de Bahr el Ghazal, à partir de 1921. Son action personnelle, au contact étroit de la population, contribua grandement à conforter l’autorité britannique. Mais son assassinat par un groupe de Nuer, six ans plus tard, le 14 décembre 1927 – épisode presque incontournable de l’histoire du Soudan du Sud – explique le caractère limité de sa production ethnographique. Sudan Notes and Records publie trois articles sous sa signature : ’The Nuong Nuer’ (1921), ’Mattiang Gok Witchcraft’ (1923), et ’Nuer Beast Tales’ (1924). L’expérience, pionnière, de Ferguson contraste avec celle d’Evans-Pritchard. Contrairement à celui-ci qui avait choisi de faire profil bas pour approcher les Nuer, Fergie Bey tenta de camper un personnage charismatique et vaillant, exploitant des valeurs propres aux Nuer eux-mêmes, n’hésitant pas à recourir à des manifestations de force suivant les occurrences. Il croyait indéniablement posséder un don personnel, en rapport avec l’anthropologie, qui l’habilitait à comprendre les Nuer comme à les dominer. Il va sans dire que la complexité historique et l’ambivalence du parcours de Fergie Bey dans le contexte nilotique, et surtout nuer, peuvent difficilement être résumées en quelques lignes.

[2Documents émanant des services de renseignement militaire locaux.

[3Evans-Pritchard y a publié encore d’autres articles sur d’autres contextes, tels que « The Mberidi and Mbegumba « , Sudan Notes and Records, vol. 15, no 2 (1932), p. 273-274.