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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Un Boasien marginal ? Biographie intellectuelle de Robert H. Lowie

Sergei Kan

Dartmouth College

2019
Pour citer cet article

Kan, Sergei, 2019. « Un Boasien marginal ? Biographie intellectuelle de Robert H. Lowie », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article1683.html

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Pourquoi Robert Lowie (1883-1957), pourtant considéré par ses collègues et par la plupart des historiens de l’anthropologie comme un « boasien parmi les autres », s’est-il senti quelque peu sous-estimé par Franz Boas lui-même et surtout par ses pairs : Alexander Goldenweiser (1880-1940), Edward Sapir (1884-1939) et Paul Radin (1883-1959), principaux membres de la première génération des étudiants de Boas [1] ?

Robert Lowie est né à Vienne en 1883 d’un père juif germanophone originaire de Hongrie [2] et d’une mère juive viennoise. En 1893, la famille émigre à New York où il grandit dans un milieu intellectuel juif allemand, bilingue, de la classe moyenne. Lowie conservera tout au long de sa vie ce bilinguisme, ses habitudes et goûts culturels de l’Ancien Monde (et plus particulièrement de l’Allemagne et de l’Autriche) [3]. En 1897, il entre au City College de New York, s’intéressant d’abord au grec et au latin, puis à la science. Après avoir obtenu son diplôme en 1901, Lowie enseigne dans les écoles publiques de New York pendant trois ans, tout en suivant des cours d’été en chimie à l’université Columbia. Il doit renoncer à son projet initial de poursuivre une carrière de chimiste lorsqu’il se rend compte qu’un daltonisme ainsi qu’un manque d’aptitudes mécaniques et manuelles lui en interdisent l’accès (Kroeber 1957 : 141). En 1904, Lowie s’inscrit au programme d’études supérieures en anthropologie de Columbia [4]. Son principal mentor, Franz Boas (1858-1942), aura une influence majeure sur sa carrière d’anthropologue. Comme Lowie s’en souviendra bien des années plus tard, Boas attire le jeune étudiant qu’il est alors, diplômé mais novice, parce qu’« il inspirait à ses élèves le sens de la dignité de sa science en tant que branche du savoir qui exige des normes de recherche aussi rigoureuses que celles des disciplines les plus anciennes ». De plus, comme le souligne Paul Radin dans sa nécrologie de Lowie, « Boas était doté de la plupart des vertus savantes allemandes que Lowie admirait » (1958 : 359).

Cependant, au cours de ses premières années à Columbia, Boas maintient une grande distance avec cet élève d’origine autrichienne et c’est en fait le professeur adjoint du département, Livingston Farrand (1867-1939) – « un enseignant et un cadre compétent » selon Lowie – qui l’encourage « à penser qu’il n’était pas totalement un râté [5] ». C’est également Farrand qui le pousse à travailler bénévolement pour l’American Museum of Natural History (AMNH). Souvenir qu’évoque Lowie, des années plus tard : « Indirectement, je dois à Farrand mon premier voyage sur le terrain, sujet de ma thèse de doctorat, et mon premier poste [6] ».

Outre Boas et Farrand, Clark Wissler (1870-1947), son supérieur à l’AMNH, est un autre mentor important de Lowie et c’est lui qui lui fait entreprendre en 1906 sa première recherche ethnographique auprès de la tribu des Shoshones de l’Idaho. Bien que les premiers travaux de Lowie sur le terrain n’aient pas débouché sur une quantité importante de données, il est parvenu à recueillir un certain nombre de mythes et de contes intéressants, matériaux qui l’ont amené à choisir le sujet de sa thèse de doctorat, « The Test Theme in North American Mythology », sujet que Boas lui a suggéré. Tout au long de 1907-1908, alors qu’il travaille à sa thèse, Lowie mène plusieurs expéditions ethnographiques, visitant les Assiniboines de Stoney, les Blackfoot (Pieds-Noirs) du Nord, les Chipewyans de l’Alberta et les Crows du Montana. Aucun de ses séjours parmi ces groupes autochtones ne dépasse la durée d’un mois et il ne recueille ses données que par l’intermédiaire d’interprètes. Tout en appréciant certains aspects de la recherche sur le terrain, Lowie est toujours resté un citadin, s’abstenant d’idéaliser ses voyages dans l’Ouest ou le fait de camper avec les Indiens. Il conserve également certains des préjugés culturels d’un intellectuel euro-américain de son temps menant des recherches parmi les peuples « primitifs ». Comme Boas et les boasiens, Lowie est convaincu que les cultures amérindiennes « traditionnelles » sont en train de mourir et que la tâche de l’ethnographe est de les enregistrer avant leur disparition. C’est ainsi qu’il devient un ardent défenseur de l’« anthropologie de sauvetage », terme dont la paternité lui est même attribuée par certains chercheurs. Parmi les Amérindiens d’Amérique du Nord avec lesquels il a été en contact, Lowie aura indubitablement favorisé les Crow. D’une part, bon nombre des hommes jeunes ou d’âge moyen de la réserve des Crow parlant anglais, il lui était beaucoup plus facile de travailler avec eux qu’avec toute autre tribu qu’il avait rencontrée au cours de ses premières années de recherches sur le terrain. D’autre part, ils semblaient avoir davantage conservé le savoir attaché à la culture de guerre et de chasse au bison qui était la leur avant la création des réserves et qui intéressait tant Lowie. Enfin, ils lui sont apparus comme « des gens beaux et impressionnants » (Lowie 1959 : 20).

En 1908, Lowie achève sa thèse et obtient son doctorat. L’évaluation officielle de son travail par Boas vaut la peine d’être citée, en ce qu’elle reflète le jugement qu’il portait sur le jeune savant qu’est Lowie, et qui est resté partiellement inchangé pendant les trois décennies et demie de leur relation :

M. Lowie a maîtrisé la littérature disponible de façon satisfaisante et a organisé les données disponibles de manière à ce que son point de vue soit clairement exprimé. En élaborant sa thèse sous ma direction, il s’est montré un penseur clair, bien que manquant d’originalité, et particulièrement habile dans la poursuite d’une piste donnée. En tant que contribution à l’anthropologie, la thèse est très acceptable, car elle indique la direction dans laquelle les études de la mythologie peuvent être poursuivies à bon escient (...) (Boas à Lowie, 18 octobre 1907, FBP).

Les éloges du mentor de Lowie sont assez mesurés et on ne peut que relever le « manque d’originalité » qu’il lui impute. Boas publie néanmoins la thèse de Lowie dans le Journal of American Folklore dès qu’il en devient le rédacteur en chef (Lowie 1908).

Lowie s’intéresse beaucoup à l’histoire et à la méthodologie des sciences et se montre un adepte particulièrement dévoué du philosophe autrichien Ernst Mach, avec lequel il correspond (Lowie 1947b). Son attirance le porte également vers les travaux de psychologues et philosophes positivistes européens tels que Wilhelm Wundt, Wilhelm Ostwald et Karl Pearson. Comme Alexander Goldenweiser et Paul Radin, tous deux étudiants diplômés de Boas, Lowie fait partie de plusieurs groupes de discussion informels à New York, dont le « Pearson Circle », qui se donne pour but d’étudier les questions présentes en philosophie, psychologie et théorie des sciences sociales (Lowie 1956 : 1012). De même, il partage les goûts littéraires et l’orientation politique de la première génération d’étudiants diplômés de Boas. Pendant les années qu’il passe à New York, il épouse les idées socialistes modérées et soutient diverses causes de gauche et libérales, comme le féminisme ; il fait partie du Greenwich Village Liberal Club de 1913 à 1918. Pendant ce temps, ses articles et comptes rendus de livres paraissent dans des publications telles que The Masses, The Freeman, The Liberal Review, The Dial et The New Republic. Cependant, plus tard, une fois installé en Californie, le jeune anthropologue modèrera ses opinions politiques, tout en restant un libéral sa vie durant (voir Kan 2015).

La position assez controversée que Lowie adopte dans sa jeunesse concerne sa sympathie pro-allemande, exprimée pendant la Première Guerre mondiale. Bien qu’en tant que libéral libre-penseur, il ait dû comprendre les failles profondes du système politique impérial allemand, la partie germano-autrichienne de son identité a sensiblement influencé son attitude. En 1914, il publie dans la New Review un article intitulé « A Pro-German View », dans lequel il déclare que la guerre est essentiellement un conflit entre les impérialismes respectifs de l’Allemagne et de la Russie et qu’il préfère sa forme allemande parce qu’elle a au moins l’avantage de permettre des progrès. Bien sûr, une telle analyse excluait les Français et les Britanniques qui ne lui inspirent que des sentiments mitigés, qu’il exprime dans les lettres qu’il écrit à Boas pendant la guerre. De plus, dans le même article, il note que « lorsque l’internationalisme et l’antimilitarisme combattront le nationalisme et le militarisme allemands », il sera du côté de l’internationalisme (Lowie 1914 : 644). Comme le fait remarquer l’un de ses biographes, « en tant qu’analyse politique, cet article était abominable, et Lowie s’est abstenu de tout autre commentaire après l’entrée en guerre des Américains. D’ailleurs, en tant que patriote américain, il a sans aucun doute appuyé l’effort de guerre après l’entrée en guerre des États-Unis en 1917 » (Murphy 1972 : 32) [7]. En même temps, ses sympathies pro-allemandes et son ressentiment à l’égard de l’hystérie anti-allemande qui sévit dans le pays sont très semblables à ceux de son mentor de Columbia. C’est pourquoi les propos de Lowie sur la position de Boas pendant la Première Guerre mondiale peuvent tout aussi bien s’appliquer à lui-même : « Ce fut un internationaliste s’il en a jamais existé un ; mais il était aussi imprégné de la culture de son pays natal, certains de ses proches y vivaient encore et il conservait des liens personnels et professionnels avec d’innombrables Allemands » (Lowie 1947a : 307-308 ; Kan 2014) [8].

Jusqu’en 1921, Lowie continue à travailler à l’AMNH, d’abord comme assistant, puis comme conservateur associé, jusqu’à ce qu’il quitte New York pour l’université de Californie, à Berkeley. Son départ pour la côte Ouest est rendu possible par Alfred L. Kroeber (1876-1960), un autre étudiant de Boas, fondateur du département d’anthropologie de Berkeley. Après y avoir enseigné comme professeur invité en 1917-1918, Lowie s’y installe définitivement en 1921. Il est promu professeur titulaire et reste à la faculté de ce département jusqu’en 1950. Outre son poste à Berkeley, il est invité à donner des cours d’anthropologie dans plusieurs universités américaines, dont Columbia et Harvard, ainsi qu’à l’université de Hambourg en Allemagne.

Avec l’arrivée de Lowie, la formation systématique des étudiants diplômés en anthropologie est fermement établie à l’université de Californie. Alors que lui-même et Kroeber enseignent à plusieurs générations d’étudiants (principalement des cycles supérieurs) et président le département à tour de rôle, les membres les plus jeunes du corps professoral se chargent des cours de premier cycle. Lowie n’a jamais été considéré comme un professeur charismatique, mais ses étudiants reçoivent de sa part une formation approfondie en ethnographie générale et en histoire de l’anthropologie, et l’on reconnaît le caractère encyclopédique de sa connaissance de la littérature. Ses manières vraiment courtoises et sa générosité d’esprit lui valent également l’admiration de ses étudiants et de ses collègues. Voici comment Robert F. Murphy, enseignant à Berkeley lors des deux dernières années de la vie de Lowie, le caractérise : « Derrière l’apparence inaccessible du professeur germanique se cachait un homme bon et timide, totalement dévoué à sa discipline et à ses étudiants, observant strictement la hiérarchie des manières, mais tout aussi attaché à l’égalitarisme dans le domaine de la pensée » (1972 : 2).

Lowie est en effet très respecté dans sa profession. Pendant neuf ans (de 1923 à 1931), il est rédacteur en chef de l’American Anthropologist. Il préside également l’American Folklore Society en 1916, l’American Ethnological Society en 1920 et l’American Anthropological Association en 1935. Il est élu à l’Académie nationale des sciences et il reçoit la médaille Viking en ethnologie en 1948. Après avoir pris sa retraite en 1950, on le sollicite fréquemment pour faire des conférences aux États-Unis et à l’étranger.

Resté célibataire pendant de nombreuses années, il épouse en 1933 la psychologue Luella Cole (1893-1970), devenue sa meilleure amie et compagne de voyage. Lowie décède d’un cancer le 21 septembre 1957 après avoir passé le dernier jour de sa vie à lire le Faust de Goethe, son œuvre littéraire allemande favorite.

Principaux travaux

On l’a dit, les principaux travaux ethnographiques de Lowie portent sur les Indiens crow des Grandes Plaines. L’étude de la culture crow devint son projet de vie : il passe tout ou partie de l’été entre 1910 et 1916 parmi eux et apprend suffisamment leur langue pour en avoir une compréhension minimale et leur poser des questions simples assez facilement » (Murphy 1972 : 27). Ces recherches donneront lieu à la publication d’environ deux mille pages de données sur la culture crow. Outre ces séjours parmi ces tribus amérindiennes, il fait du travail de terrain chez les Ute, les Hidatsa, les Mandan,
les Arikara, les Washo et les Hopi. La plupart des recherches ethnographiques de Lowie sont menées sous les auspices de l’AMNH. Après avoir rejoint la faculté de Berkeley, il n’effectue plus que de courts séjours chez les Washoe du Nevada et de Californie en 1926, et accomplit son dernier voyage chez les Crow en 1931. Lowie cherche à établir de bonnes relations avec ses interlocuteurs amérindiens, pour la plupart d’entre eux des hommes et des femmes âgés qu’il interroge méticuleusement sur la « vieille culture » de leur propre jeunesse ainsi que sur celle de leurs parents et grands-parents. Comme il l’écrit dans ses mémoires publiées à titre posthume,

Le plus grand compliment de ma vie m’a peut-être été fait dans un petit restaurant près de la réserve des Crow, où j’ai entendu un Indien dire à un autre (en langue crow) : « Tu vois cet homme blanc là-bas ? Il ressemble à n’importe quel homme blanc, mais quand il vient au feu de camp, on ne le distinguerait jamais d’un Indien. » J’estime que ma capacité à adopter le comportement des Indiens eux-mêmes et à les convaincre de mon intérêt véritable pour eux a été mon principal atout en tant qu’ethnologue praticien (1959 : 171).

Paul Radin (1958 : 360), lui-même un travailleur de terrain expérimenté et très productif, dit de Lowie qu’il était « l’un des meilleurs ethnographes de son temps ».

La plupart des chercheurs estiment que les contributions de Lowie à la théorie anthropologique ne sont pas aussi importantes que celles des autres premiers boasiens, comme Sapir, Radin, Kroeber et Goldenweiser. Cependant, un certain nombre de ses livres et articles ont eu un retentissement important sur la discipline au moment de leur publication et, pour certains d’entre eux, longtemps après. On pourrait dire de son orientation théorique générale qu’elle s’inscrit dans le courant « boasien dans sa forme la plus classique ». Comme son principal mentor, Lowie met l’accent sur le relativisme culturel plutôt que sur l’évolutionnisme social de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Son livre Primitive Society (1920) fait de lui un des principaux opposants à l’évolutionnisme parmi les anthropologues nord-américains, tandis que son ouvrage le plus connu, Are We Civilized ? (1929), remet en question l’hypothèse courante selon laquelle le progrès technologique et économique conduit inévitablement au progrès moral.

De façon générale, Lowie apparaît comme un empiriste et un positiviste zélé, considérant l’anthropologie culturelle comme une science, faisant confiance aux faits et se méfiant des théories qu’il considère comme non fondées. Bon nombre de ses propres positions théoriques spécifiques se situent dans un entre-deux. Ainsi, par exemple, sur la question de la corrélation entre les catégories sémantiques dans la terminologie de la parenté, d’une part, et celles de l’organisation et du comportement social, d’autre part, il préconise de se positionner entre le particularisme historique nord-américain et le fonctionnalisme britannique. De même, tout en partageant certains des arguments avancés par les partisans de la théorie de la diffusion culturelle, il rejette leurs spéculations plus radicales [9]. Il ne se fie pas aux généralisations freudiennes sur les origines de la culture, ni aux études de la personnalité ni encore moins aux spéculations sur la psychologie d’un peuple, qui ne peuvent s’appuyer sur des données ethnographiques solides [10].

Lowie est surtout connu pour son étude des liens de parenté classificatoires et des groupes de filiation, qui est au cœur de ses recherches comparatives de grande envergure sur les clans, les phratries et les moitiés. Ses nombreux travaux sur la parenté ont non seulement réfuté des arguments erronés de L. H. Morgan (tout en soulignant ses contributions positives), mais ils ont également contribué durablement aux recherches ultérieures sur ce sujet. Ils ont eu une influence majeure sur la tradition historique américaine des études sur la parenté menée par Fred Eggan, sur l’approche fonctionnelle britannique de la parenté et de l’organisation sociale, et même sur les travaux de Lévi-Strauss sur ces mêmes sujets. Lowie conduit également d’importantes recherches sur le développement et le fonctionnement des institutions politiques, y compris l’État (1927).

Il s’intéresse également à la religion et publie plusieurs articles sur divers aspects de la religion des Indiens des Plaines ainsi qu’un livre sur Primitive Religion (1924). C’est l’une de ses œuvres majeures où il aborde explicitement un phénomène culturel d’un point de vue psychologique. Il se réfère cependant à un type de psychologie behavioriste. Rejetant l’approche de Durkheim à l’égard de la religion en tant que système de représentations collectives et symboliques, Lowie la considère comme un « système de significations subjectives qui d’une manière ou d’une autre apportent une satisfaction à l’individu » (Murphy 1972 : 73). Il semble également que sa vision de la religion ait été influencée par le type de phénomènes religieux qu’il a rencontrés chez les Crow et les autres Indiens des Plaines. Un certain nombre de ses pairs, dont Goldenweiser, Radin et Sapir, trouvèrent le livre faible, critiquant Lowie pour son incapacité à aller au-delà de la description des phénomènes religieux et de leur diffusion afin d’atteindre leur véritable signification spirituelle et émotionnelle [11].

Logiquement, certaines des contributions les plus originales de Lowie à la méthode et à la théorie anthropologiques se trouvent dans ses études de cas ethnographiques spécifiques plutôt que dans ses travaux généraux. Les résumés historiques et comparatifs à la fin de son travail sur les classes d’âge des Indiens des Plaines (1916), par exemple, ont été loués, y compris par les plus empiristes des boasiens. Ils figurent parmi les meilleures illustrations du type d’interprétation comparative et historique produite par cette école. Lowie appréciait aussi beaucoup les points de vue des autres chercheurs, qu’il savait résumer à merveille. Appréciation qui trouve selon Radin « sa plus haute expression dans History of Ethnological Theory, mais aussi dans ses nombreux comptes rendus, qui sont au nombre de plus de deux cents » (Radin 1958 : 360).

En dehors de ses écrits ethnographiques sur les autochtones nord-américains, Lowie est connu pour sa participation au Handbook of South American Indians en sept volumes publié par Julian Steward (1946-1959). Sa contribution comprend « plusieurs sections ethnographiques ainsi que des résumés comparatifs de l’organisation sociale et politique et de la propriété parmi les tribus marginales de la forêt tropicale, des basses terres et de la savane » (Murphy 1972 : 38). Il commence à s’intéresser à l’Amérique du Sud indigène dans les années 1930, lorsqu’il entame une collaboration de dix ans avec un éminent anthropologue germano-brésilien, le légendaire Curt Nimuendajú (1883-1945) [12].

Lowie et la culture allemande : limites de l’objectivité scientifique

Deux ouvrages de Lowie traitant de la culture et de l’histoire des peuples germanophones se situent en dehors de son vaste corpus de publications ethnographiques et ethnologiques et reçurent relativement peu d’attention. Il semble tomber par hasard sur ce sujet. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Lowie contribue à l’effort de guerre en participant à un cours de formation sur la culture allemande pour l’armée. Les conférences qu’il donne seront publiées dans un petit livre intitulé The German People : A Social Portrait to 1914 (Lowie 1945). Ce travail, que Lowie décrit comme une étude de la psychologie sociale germanique, est basé sur des matériaux historiques ainsi que sur sa « familiarité avec les Allemands, leur langue et leur culture » (Lowie 1945 : I). Ce projet de recherche est aussi de toute évidence un retour de l’auteur vers ses propres racines ethniques et culturelles. Ce voyage s’est poursuivi après la guerre, lorsqu’il mène avec sa femme des recherches ethnographiques en Allemagne entre septembre 1950 et mars 1951. Ils voyagent à travers le pays, parlent à des gens de tous milieux et lisent beaucoup d’écrits allemands (d’universitaires et de gens ordinaires) et sur l’Allemagne. Ce projet aboutit à un travail beaucoup plus substantiel, Toward Understanding Germany, publié en 1954.

Ces deux livres portent indiscutablement la marque d’un Lowie pur sucre. Il rejette l’idée que la culture allemande serait un tout homogène et la présente plutôt comme un mélange de différents traits. Selon lui, le peuple allemand n’était unifié ni par la race, ni par la langue, ni par la culture, autant de traits de caractère qui auraient changé au fil du temps (Bargheer 2017 : 148). Les deux ouvrages, et en particulier le second, contiennent quelques observations clairvoyantes sur le « caractère national » allemand en général et sur celui des différentes classes sociales. Néanmoins, leur contribution globale à une compréhension nettement anthropologique de la culture allemande est assez limitée, comme l’ont souligné un certain nombre d’analystes. Il s’agit au mieux d’un résumé utile de certains documents existants, combiné à des données anecdotiques et à des impressions personnelles.

Le lecteur ne peut éviter de conclure que l’auteur s’efforce continûment d’être objectif et d’éviter les jugements de valeur, y compris lorsqu’il décrit l’antisémitisme allemand et les crimes du régime nazi. Il n’en reste pas moins que certaines parties des deux livres semblent excuser les Allemands, qui sortaient tout juste des années noires du nazisme, et ce fut la lecture qu’en firent de nombreux critiques. Ainsi, l’argument de Lowie selon lequel l’antisémitisme n’était pas propre à ce pays, mais était l’expression singulière (quoique violente) d’une disposition humaine universelle à l’aversion pour l’Autre ethnique ou racial, est assez troublant. Dans l’étude de 1954, il insiste également sur le fait que l’idéologie nazie en général et la haine intense des fascistes à l’égard des Juifs, qui a abouti à leur extermination, n’était pas aussi largement partagée par la population allemande que l’ont soutenu de nombreux universitaires et observateurs non universitaires dans l’après-guerre. Tout aussi troublante est son affirmation selon laquelle, en « saturant » certaines professions et en refusant d’assimiler pleinement la culture allemande, les Juifs étaient au moins partiellement responsables de l’antisémitisme [13].

Anticipant les critiques selon lesquelles il serait indulgent à l’égard de l’antisémitisme et du nazisme allemands, Lowie défend son engagement inébranlable envers l’« objectivité scientifique » dans son livre de 1954 ainsi que dans un article publié à titre posthume, « Empathy or ’Seeing from Within’ » (Lowie 1954, 1960). « Bien qu’il [l’ethnologue] doive traiter des valeurs dans le cadre de ces phénomènes, il est un scientifique dont le travail n’est pas de porter des jugements moraux, mais de décrire et, dans la mesure du possible, d’expliquer les faits dont il est question. Que penserait-on d’un zoologiste moderne qui devrait dénoncer la méchanceté d’un serpent à sonnettes ? » (1954 : 29)

La question soulevée par Lowie est complexe. D’une part, il prône l’un des principes de l’anthropologie boasienne : la nécessité de comprendre les phénomènes culturels « du point de vue autochtone » et l’idée connexe du relativisme culturel. D’autre part, il pousse le relativisme culturel à l’extrême en soutenant que même le meurtre et le génocide de masse, étudiés par un ethnologue, doivent être documentés et interprétés sans jugement. En outre, Lowie ne voit pas que sa propre interprétation de l’histoire et de la culture allemandes, y compris sur les sujets aussi sensibles que l’antisémitisme et le nazisme allemands, est loin d’être objective. Ses propres préjugés culturels d’un intellectuel viennois, juif assimilé, germanophone, dont l’identité est profondément ancrée dans la culture allemande, la Kultur de Schiller et de Goethe, ont de façon évidente influencé le choix de ses données et la manière de les présenter. Comme l’a fait remarquer l’un de ses critiques,

Lorsqu’il [Lowie] parle du comportement des Allemands à l’égard des Juifs pendant la période nazie, l’aide qu’ils ont pu apporter et les risques qu’ils ont pu prendre frappent moins comme des exemples de grandeur et de dignité humaines que comme des inscriptions dans un registre comptable. Cette façon d’écrire toujours « d’une part... d’autre part » » peut sembler garantir « l’objectivité » mais ne fait, au mieux, qu’enfermer le sujet dans une sorte de musée... Le tabou des jugements de valeur exclut de l’analyse ce qui ne peut être perçu que par leur biais – notamment les phénomènes politiques et moraux. Toutefois, le jugement s’immisce soit directement, soit sous la forme de parallèles discutables (...) (Wolf 1954 : 200).

En fait, en réexaminant le dernier grand projet de recherche de sa carrière scientifique, Lowie admet qu’il était à la recherche d’une confirmation de sa propre identité et de ses valeurs ethniques et culturelles. Selon ses propres termes, ses recherches allemandes « répondaient à un réel besoin personnel de formuler dans mon esprit la nature de mon propre héritage, d’enquêter d’un point de vue objectif sur quelque chose que j’ai toujours su » (Lowie 1959 : 145 ; mes italiques).

Lowie et l’« intelligentsia anthropologique » boasienne

Lowie s’est toujours senti un peu à l’écart de la première génération des étudiants les plus éminents de Boas, comme Edward Sapir, Paul Radin, Alexander Goldenweiser, Alfred L. Kroeber et quelques autres, ainsi que de la suivante, parmi laquelle des femmes, comme Ruth Benedict (1887-1948) et Margaret Mead (1901-1978), qui appelaient Boas « Papa Franz » avec affection. Dans plusieurs de ses essais inédits, Lowie qualifie ces hommes et ces femmes d’« intelligentsia anthropologique ». Ce point de vue tient en partie au fait qu’il avait définitivement quitté la côte Est en 1921. Mais autre chose était en jeu. Dans son manuscrit inédit cité plus haut, Lowie parle de l’« absence très nette de toute relation filiale comme celle qui unit beaucoup d’autres à Boas » dans sa relation avec son ancien mentor [14]. Néanmoins, on lit dans le même manuscrit qu’ils se sont « considérablement rapprochés au fil des années » (ibid.).

Les années passant, la vision qu’a Boas du travail de Lowie s’est également infléchie positivement. Ce dernier rapporte dans ses souvenirs que Boas a particulièrement apprécié la publication de son ancien élève sur les classes d’âge des Indiens des Plaines, jugeant son livre de 1924, Primitive Society, « extrêmement bon [15] ». En présentant Lowie aux anthropologues russes Vladimir Bogoraz (1865-1936) et Lev Shternberg (1861-1927) au Congrès international des américanistes de 1924, Boas dit de lui qu’il est « le plus savant des jeunes anthropologues américains » (ibid.).

En dépit de cet éloge, Lowie a toujours cru que son mentor avait une meilleure opinion de Sapir, Radin et de plusieurs de ses autres élèves. Il savait aussi qu’il ne partageait pas leur adoration à l’égard de Boas, étant persuadé qu’il était capable de considérer plus objectivement les réalisations et les forces exceptionnelles du maître, mais aussi ses failles en tant que savant et en tant qu’être humain [16].

L’impression qu’avait Lowie d’être un marginal parmi les boasiens fut encore renforcée par le mauvais coup que lui aurait asséné, selon lui avec une certaine méchanceté, Goldenweiser (1941). Celui-ci était un ami proche de ses premières années à New York, avec lequel il s’était querellé en 1914 mais non sans rétablir par la suite avec lui un certain rapport d’égalité et de convivialité [17]. Publié dans l’American Anthropologist un an après la mort de Goldenweiser et intitulé « Recent Trends in American Anthropology », l’article de ce dernier se présente comme une évaluation réfléchie (quoique quelque peu idiosyncrasique et sommaire) du travail des principaux anthropologues nord-américains de plusieurs générations. Il s’agissait aussi d’une sorte de règlement de comptes de la part de ce « boasien rebelle », qui lui-même a toujours été un peu étranger à la discipline en raison d’une carrière moins brillante que celle des autres membres du groupe (à l’exception de Radin) et dont le nombre de publications était moindre que celui de ses pairs (quoiqu’elles fussent assez significatives si l’on considère ses travaux dans le champ général des sciences sociales). Il faut aussi faire mention de certains « indiscrétions » de sa part que désapprouvaient Boas et plusieurs des boasiens (voir Kan 2013, 2015, n. d).

Dans son article Goldenweiser évalue le travail de quatre boasiens : Kroeber, Sapir, Radin et Lowie, bien qu’il n’attribue qu’à ces trois derniers le titre de membre de « l’école Boas au sens étroit du terme » (1941 : 158). Sapir reçoit les notes les plus élevées, Goldenweiser trouvant très peu matière à critique dans le travail de ce « génie ». Les éloges l’emportent sur les critiques en ce qui concerne les contributions scientifiques de Kroeber et de Radin. Il loue en particulier le « très inspiré » travailleur de terrain américain qu’est Radin, un érudit qui a souvent fait preuve d’une grande imagination et d’« intuitions » fructueuses.

Quand il en vient à Lowie, par contre, Goldenweiser alterne des louanges modérées avec des critiques condescendantes. Ainsi, il oppose la « personnalité scientifique » de Lowie à celles de Sapir et Radin et tempère son discret éloge par un portrait très dépréciatif : « Moins richement doté par la nature et peu imaginatif, il est érudit par l’inclination de toute une vie et profondément imprégné des propriétés de la procédure scientifique » (ibid. : 159). De plus, il dit du travail de l’anthropologue californien qu’il constitue une « sorte de Gibraltar de l’orthodoxie scientifique en anthropologie américaine » (ibid.). Le travail sur le terrain de Lowie lui donne l’impression favorable d’être « prolongé et approfondi », mais il reste « sans imagination ». En même temps, comme Boas, Goldenweiser fait l’éloge de la monographie de Lowie : Plains-Indian Age-Societies. Comparative and Historical Summary  ; ainsi que de ses articles sur la parenté.

Il ressort clairement de cette comparaison de Lowie avec Sapir et Radin que « Goldie » accorde ses faveurs aux anthropologues doués d’une imagination créatrice et n’ayant pas peur de la mettre à profit dans leur travail. Il s’inclut de toute évidence dans cette catégorie. Mais, pour être juste envers Lowie, Goldenweiser admet que le refus de ce dernier de se contenter de « ce qui n’est pas suffisamment démontrable », combiné au type d’imagination qui serait le sien, est une qualité précieuse que tout sociologue devrait posséder et qui faisait défaut à Radin (ibid.). Pourtant, sa lapidaire estimation de l’érudition de son ancien proche ami est sans aucun doute perçue par ce dernier comme condescendante, injuste et blessante.

Blessante au point en effet qu’après sa publication, l’anthropologue de Berkeley compose une « Réflexion » de treize pages sur l’article de Goldenweiser. N’ayant pas l’intention de la publier, il l’envoie à un certain nombre de collègues [18]. Lowie se concentre surtout dans sa réponse sur le verdict de Goldenweiser selon lequel son travail manquait d’imagination, verdict qui, selon lui, vaut pour les trois autres « grands boasiens » dont le document de Goldenweiser examine le travail. En tant que savant entièrement dévoué à une ethnologie fondée sur des faits, Lowie soulève une question fondamentale : « Qu’est-ce, au fond, que l’imagination [19] ? Après avoir présenté quelques exemples d’idées « imaginatives » de Sapir dans le domaine de la linguistique amérindienne, qui se sont révélées incorrectes par la suite, Lowie conclut par une remarque assez sarcastique destinée à ses critiques :

L’imagination scientifique ne se mesure donc pas au nombre d’idées exprimées, en partie parce que certaines de ces idées ne valent pas la peine de l’être, en partie parce que certains esprits contrôlent l’expression de leurs idées jusqu’à ce qu’elles soient parfaitement défendables, tandis que d’autres expriment leurs pensées sans être entravés par ce sens des responsabilités (ibid  : 10).

Il ajoute ensuite que « l’imagination scientifique doit rester liée au monde réel » (ibid.). Lowie admet que l’imagination se rattache en effet à un trait plus positif qu’il appelle la « suggestibilité », ce qui pourrait être la raison pour laquelle tous ses critiques boasiens et en particulier Radin et Sapir se sont montrés à un moment ou à un autre sensibles à la psychanalyse, alors que lui-même ne l’a pas été. Selon lui, cette constitution, dans laquelle Goldenweiser voit une « composante esthétique » de leur constitution, en faisait « d’excellents travailleurs de terrain absorbés par des situations concrètes » (ibid. : 12). Cependant, du point de vue de Lowie, une telle sensibilité a aussi un côté négatif. C’est ainsi qu’il souligne que, si Sapir et Radin peuvent souvent détecter des caractères spécifiques à des personnes et des choses qui échappaient depuis longtemps à son attention, « ils éprouvent un tel plaisir émotionnel ou souffrent tant de ce qu’ils ressentent qu’ils ne peuvent plus voir le phénomène comme une totalité », ce qui les amène à des jugements totalement contradictoires sur un court laps de temps (ibid.). Son propre verdict est que ces « dons inhabituels » que possèderaient Sapir, Radin et Goldenweiser peuvent être qualifiés d’« imagination dans un sens supérieur ». À l’aide d’un exemple tiré de la biographie de l’un des trois membres du trio, plutôt que d’un travail de terrain, Lowie souligne que l’« imagination » de Goldenweiser ne l’a pas aidé à « saisir l’essence de la vie américaine » alors qu’il a vécu quarante ans dans ce pays (ibid.) [20].

Dans sa notice nécrologique de Lowie, A. L. Kroeber, dont le travail est devenu plus spéculatif et plus théorique à mesure qu’il vieillissait, fait écho à certaines des critiques de Goldenweiser sur les limites de l’anthropologie de Lowie. Cependant, contrairement à Goldenweiser, Kroeber présente l’empirisme obstiné de Lowie d’une manière plus positive. Il eût été en outre inconvenant d’introduire dans une notice nécrologique une appréciation trop critique de l’érudition de son ancien collègue. Quoi qu’il en soit, voici en quels termes le principal collègue de Lowie à Berkeley parle de son anthropologie :

La plus grande faculté de Lowie était la raison. Il se méfiait de l’intuition jusqu’à ce qu’elle soit soutenue par des faits accumulés. (...) Son jugement était inhabituellement détaché, juste et solide. Il redoutait que les vastes spéculations deviennent une fin en soi. Sa science était vraiment rationnelle, mais encore plus fortement contrainte par la nécessité de l’établir par des preuves.
(...) Formé par Boas, Lowie resta peut-être le meilleur exemple du courant de pensée boasien. (...) Ce courant s’est concentré sur la culture mais s’est étendu à l’ensemble des activités humaines ; cela exigeait de maîtriser des ensembles ordonnés de connaissances et de mettre l’accent sur la sauvegarde, le recueil des données irremplaçables ; il s’agissait d’élargir ou d’approfondir sans cesse l’interprétation – la « théorie », si l’on veut – mais à partir de preuves vérifiables et vérifiées de manière impartiale (Kroeber 1957 : 145-146).

Peut-être Robert Murphy (1972 : 74), qui avait beaucoup de respect pour Lowie et son anthropologie, a-t-il exprimé encore mieux la même idée :

Les faiblesses de Primitive Religion reflètent certaines de celles de Lowie en tant qu’anthropologue. Son scientisme rigide, une vision de la méthode mieux adaptée à l’étude de la matière qu’à celle de l’homme, produit un empirisme qui étouffe la généralisation, et parfois même la pensée. Les arguments se perdent souvent dans une pléthore de faits empilés les uns sur les autres sans sélection ni retenue. Il s’en sert pour contrôler les généralisations, ce qui est la façon dont un anthropologue devrait procéder. Mais chaque fois qu’il s’approche d’une conclusion, il aplatit ses résultats dans une série de mises en garde et d’exceptions. (...) L’univers scientifique de Lowie est un univers mécanique qui ne permet aucun aléa ni aucune fluidité. Le purisme de sa vision du monde a donc produit un relâchement au niveau des résultats, puisqu’il y a négligé l’ordre du fait même de l’exiger à outrance.

Conclusion

Bien qu’il soit à bien des égards le plus boasien des premiers boasiens, il reste que Lowie se considérait comme un marginal, qui plus est, sous-estimé. L’une des principales raisons en fut incontestablement le type d’anthropologie auquel il était fermement attaché : empirique et sceptique face aux généralisations et aux théories. Il lui manquait définitivement le flair et l’imagination d’un Goldenweiser, d’un Radin et d’un Sapir dont l’œuvre a inspiré et davantage attiré l’attention (et continue à le faire) grâce à leur capacité à ne pas laisser l’arbre cacher la forêt. De plus, les thèmes ambitieux et le style de rédaction de ces trois auteurs ont rendu leurs travaux plus attrayants pour les anthropologues à la sensibilité formée aux humanités et pour le grand public instruit. L’anthropologie positiviste et scientifique de Lowie, malgré sa solidité et ses réussites semble bien pâle en comparaison.

Le sentiment de marginalité de Lowie parmi ses pairs et ses collègues est également dû au fait qu’il ne se sentait pas pleinement chez lui en Amérique. Comme l’écrit Murphy (1972 : 42-43) : « Allemand en Amérique, il s’est aussi avéré être un Américain en Allemagne. Il n’a jamais vraiment trouvé sa place nulle part, car l’Allemagne dans son esprit était celle de son père et de son grand-père, alors que l’Amérique dans laquelle il a vécu était la communauté allemande de classe moyenne de l’Upper East Side de New York ».

Et puis il y avait aussi la personnalité de Lowie, résumée avec éloquence par Murphy :

Où qu’il fût, il pouvait se tenir à l’écart d’une atmosphère qui ne l’enveloppait pas et lui restait étrangère. Il se tenait en dehors, à distance, pris dans un carcan de formalités qui le protégeait d’un monde auquel il n’appartenait pas vraiment. Cette bienséance absolue servait aussi de protection à une personne très vulnérable et sensible qui s’engageait si totalement dans l’amitié que seule une apparente distance lui permettait d’affronter les relations humaines.

En fin de compte, Murphy a vu ce trait important de la personnalité de Lowie sous un jour positif, soulignant que « c’est de cette qualité que tous ceux qui l’ont connu se souviennent avec affection. Mais au-delà du fait qu’il était effectivement un homme charmant, cette capacité simultanée d’éloignement culturel et de proximité personnelle est un témoignage de son identité profonde d’ethnologue » (ibid.).

Sources

Franz Boas Papers, American Philosophical Society (FBP).

Robert H Lowie Papers. Bancroft Library, University of California, Berkeley (RHLP).

Œuvres publiées

Bargheer, Stefan. 2017. “Anthropology at War : Robert H. Lowie and the Transformation of the Culture Concept, 1904 to 1954”, Journal of the History of the Behavioral Sciences 53(2) : 133-154.

Goldenweiser, Alexander. 1941. “Recent Trends in American Anthropology”, American Anthropologist 43 (2, part 1) : 151-163.

Kan, Sergei. 2013. “Goldenweiser”, Encyclopedia of Theory in Social and Cultural Anthropology, Vol. I : 348-351. R. John McGee and Richard L. Warms, eds. Thousand Oaks, CA : SAGE.

Kan, Sergei. 2014. “Robert Lowie’s Pro-German Sympathies in 1914-1917”. Unpublished paper in author’s possession.

Kan, Sergei. 2015. “The Falling-Out between Alexander Goldenweiser and Robert Lowie : Two Personalities, Two Visions of Anthropology”, in F. W. Gleach & R. Darnell, eds., Corridor Talk to Culture History : Public Anthropology and Its Consequence. Histories of Anthropology Annual, vol. 9 : 1-31. Lincoln, NE : University of Nebraska Press.

Kan, Sergei. n. d. A Rebellious Boasian : Alexander Goldenweiser’s Life and Work. À paraître.

Kroeber, A. L.1957. Robert Lowie. Biographical Memoirs. Yearbook of American Biography (1957) : 141-145.

Lowie, Robert H. 1908. “The Test-Theme in North American Mythology”, Journal of American Folklore 21 : 97-148.

Lowie, Robert H. 1914. “A Pro-German View”, The New Review 2 : 642-644.

Lowie, Robert H. 1915. “Psychology and Sociology”, American Journal of Sociology XXI : 217-229.

Lowie, Robert H. 1916. “Plains Indians Age-Societies : Historical and Comparative Summary”, Anthropological Papers of the American Museum of Natural History, Vol. 11, part 13.

Lowie, Robert H. 1920. Primitive Society. New York : Boni & Liveright.

Lowie, Robert H. 1924. Primitive Religion. New York : Boni & Liveright.

Lowie, Robert H. 1927. The Origin of the State. New York : Harcourt, Brace & Co.

Lowie, Robert H. 1929. Are We Civilized ? New York : Harcourt, Brace & Co.

Lowie, Robert H. 1944. “Franz Boas (1858-1942)”, Journal of American Folklore 5 : 59-64.

Lowie, Robert H. 1945. The German People : A Social Portrait to 1914. New York : Farrar & Rinehart.

Lowie, Robert H. 1947a. “Biographical Memoir of Franz Boas (1858-1942)”, National Academy of Sciences, Ninth Memoir, 24 : 303-322.

Lowie, Robert H. 1947b. “Letters from Ernst Mach to Robert Lowie”, Isis 37 : 65-68.

Lowie, Robert H. 1951. Some Problems of Geographic Distribution. Südseestudien, p. 11-26. Basel : Museum für Völkerkunde.

Lowie, Robert H. 1954. Toward Understanding Germany. Chicago : University of Chicago Press.

Lowie, Robert H. 1956. “Reminiscences of Anthropological Currents in America Half a Century Ago”, American Anthropologist 58 (6) : 995-1016.

Lowie, Robert H. 1959. Robert H. Lowie Ethnologist. Berkeley, CA : University of California Press.

Lowie, Robert H. 1960. “Empathy, or ’Seeing from Within’”, in Stanley Diamond, ed. Culture in History : Essays in Honor of Paul Radin. New York : Columbia University Press, p. 145-159.

Murphy, Robert F. 1972. Robert H. Lowie. New York, NY : Columbia University Press.

Radin, Paul.1958. “Robert H Lowie, 1883-1957”, American Anthropologist 60(2), p. 358-375.

Steward, Julian H., ed. 1946-1959. Handbook of South American Indians. Washington : U.S. Government Printing Office.

Steward, Julian H. 1974. Robert Harry Lowie, 1883-1957. National Academy of Sciences. Biographical Memoir : 175-211.

Wolf, Kurt. 1954. Review of Toward Understanding Germany. The Annals of the American Academy of Political and Social Science, Vol. 295 : 199-200.




[1Une partie des matériaux et des idées présentés dans cet essai ont été publiés pour la première fois dans mon article “The Falling-Out between Alexander Goldenweiser and Robert Lowie : Two Personalities, Two Visions of Anthropology.” Corridor Talk to Culture History : Public Anthropology and Its Consequence. Histories of Anthropology Annual, vol. 9, p. 1-31. Article traduit de l’anglais par Frederico Delgado Rosa, révisé par Annick Arnaud et Christine Laurière.

[2L’arbre généalogique de Robert Lowie, fait par son épouse, indique que le nom de famille de son père, « Lowie », provenait d’un nom de famille juif hongrois commun, « Lévai », lui-même dérivé d’un nom juif très répandu, « Levi » ou « Levy » (« Biographical data, 1917-1957 », Ctn. 1, f.4, RHLP).

[3Paul Radin, qui connaissait très bien Lowie, souligne ce point dans la nécrologie de son ami : « Cette culture germano-autrichienne de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, avec ses intérêts amples et variés, ses coutumes, son étiquette, ses vertus et ses particularismes, il ne devait jamais l’abandonner. L’image de cette culture – à bien des égards nostalgique et idéalisée à l’extrême – a toujours eu une emprise énorme sur lui » (Radin 1958 : 359).

[4Lowie choisit également la psychologie comme matière secondaire et étudie auprès des deux principaux psychologues de Columbia, James Cattell et son étudiant Robert Woodworth. Même s’il ne sera jamais considéré comme un érudit qui aurait introduit la psychologie dans l’anthropologie américaine comme Sapir, Goldenweiser ou Mead l’ont fait, il a abordé la relation entre psychologie et culture dans plusieurs de ses travaux, à commencer par un essai de 1915 « Psychology and Sociology » – préoccupation qu’il a maintenue pendant toute sa carrière (voir Murphy 1972 : 12).

[5« Relations with Boas », p. 4-5, Ctn.3, f.97, RHLP.

[6Ibid.

[7Un document daté du 11 juin 1917 indique que, « conformément aux dispositions du droit militaire de l’État de New York », il a été enrôlé dans la milice de cet État (Ctn. 1, f. 4, RHLP).

[8Il convient de mentionner que la position pro-allemande de Lowie s’opposait fortement au point de vue à la fois anti-allemand, pro-russe et pro-alliés de Sapir et Goldenweiser qui, contrairement à Lowie, étaient d’origine est-européenne (juive) (Kan 2015a : 7).

[9L’un des meilleurs exemples de la mise en œuvre efficace par Lowie d’une approche « diffusionniste prudente » est son article de 1951 intitulé « Some Problems of Geographic Distribution », qui traite des similitudes entre les mythes amérindiens de la Terre-de-Feu et de l’Ouest de l’Amérique du Nord.

[10Pour cette raison, il réagit très négativement au livre de Margaret Mead, Sex and Temperament in Three Primitive Societies, publié en 1935. Il ne contient « ni science, ni semblant de science » écrit-il dans une lettre au sociologue William Ogburn (RL à Ogburn, 3 octobre 1935, FBP). Comme Lowie s’en souviendra plus tard, ce fut la cause de l’une de ses rares confrontations avec Boas (« Relations with Boas », p. 14, Ctn. 3, f. 97, RHLP).

[11« Radin a dit à Nelson que j’étais là, moi qui n’avais jamais eu une émotion religieuse de ma vie, à écrire un livre sur la religion ! » écrit Lowie (Reflections on Goldenweiser’s ’Recent Trends in American Anthropology,’ p. 4 ; Ctn. 2, dossier 96, RHLP  ; Murphy 1972 : 73).

[12Murphy 1972 : 37-38. Voir aussi Lowie et Nimuendajú 1937.

[13Pour être juste envers Lowie, il convient de souligner que, dans sa correspondance privée, il a toujours exprimé de fortes opinions anti-nazies. Pour un fervent admirateur de l’héritage des Lumières et du libéralisme allemand comme lui, l’instauration du régime nazi fut un coup dur qu’il s’est efforcé de comprendre. En même temps, comme le souligne Murphy (1972 : 39) et comme le suggère ma propre exploration des archives de Lowie, entre 1933 et 1945, il n’a publié aucun article antinazi ou aucune autre déclaration publique. Est-ce simplement parce que, contrairement aux déclarations publiques sur la guerre en Europe qu’il a pu faire lors de ses jeunes années, en tant que savant confirmé, il a choisi de ne s’engager que dans des travaux universitaires ou est-ce aussi dû au fait que le fait d’attaquer ouvertement l’Allemagne le mettait mal à l’aise ?

[14« Relations avec Boas », p. 13, Ctn. 3, f. 97, RHLP.

[15« Reflections on Goldenweiser’s ’Recent Trends in American Anthropology’ », p. 16 ; Ctn. 2, dossier 96, RHLP.

[16Voir Lowie 1944, 1947a, ’Reflections on Goldenweiser’s ’Recent Trends in American Anthropology’’, Ctn.2, f.96, RHLP.

[17Pour plus de détails sur la relation complexe de Lowie avec Goldenweiser, voir Kan (2015).

[18L’ayant découvert en 2012 parmi les articles de Lowie à la Bancroft Library de l’Université de Californie à Berkeley, je l’ai publié en annexe à un article sur sa relation avec Goldenweiser (Kan 2015 : 15-24).

[19’Reflections on Goldenweiser’s ’Recent Trends in American Anthropology’, p. 5 ; Ctn. 2, dossier 96, RHLP.

[20Je ne suis pas sûr de la justesse de ces critiques de Lowie qui, à bien des égards, est resté un Viennois germanophone toute sa vie, même si, comparé à Goldenweiser, il était plutôt américain (cf. Radin 1958 : 358-359 ; Kan n. d.).