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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Quelques mots sur le prétendu germanisme de Gaston Paris

Claudine Gauthier

IIAC-LAHIC, Université de Bordeaux

2011
Pour citer cet article

Gauthier, Claudine, 2011. « Quelques mots sur le prétendu germanisme de Gaston Paris », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article519.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Réseaux, revues et sociétés savantes en France et en Europe (1870-1920) », dirigé par Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) et Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages).

Si, de nos jours, le nom de Gaston Paris est connu comme étant celui de l’homme qui a su donner à la philologie française, et aux études médiévales en particulier, une « méthode de fer », de son vivant, ces efforts scientifiques lui ont valu de se voir reprocher d’être porteur d’un « enthousiasme aveugle » pour la science allemande [1]. Agissant ainsi, il ne fait pourtant que chercher à porter cette science à un niveau de scientificité supérieur dans son pays, en la faisant sortir de l’ornière où elle est confinée jusque-là en la dotant d’une philologie rigoureuse ce qui, alors, signifie une philologie conforme au modèle allemand [2]. En France, cette science est encore considérée comme relevant du bon goût. Le fait littéraire y est prédominant et la critique, tout comme l’histoire littéraire, contraste avec les rigueurs de la méthode historico-comparative issue de la tradition allemande [3]. Seulement, au moment où il cherche, avec d’autres membres de la Société de linguistique, à instaurer en France une telle philologie, basée sur les progrès de l’École allemande, nous sommes aux alentours du conflit franco-allemand de 1870 dont l’issue engendre un profond sentiment germanophobe dans la population française. La germanophobie qui touche alors la France s’exprime de manière aveugle, en faisant abstraction de toute considération de personne et, encore plus, en refusant de placer les progrès de la science au-dessus de cet antagonisme si bien que, d’une façon générale, toute personne, toute institution, cherchant à développer en France une philologie conçue sur le modèle allemand est alors accusée de germanisme. Or Gaston Paris n’hésite pas, en 1877, à appeler ouvertement dans Romania à une réconciliation au profit de la science, en incitant les savants franco-allemands à collaborer, à l’occasion de la création de la fondation Diez, un an après la mort de son maître Friedrich Diez. Selon lui, le but même de cette fondation doit être, justement, de réconcilier « Romans et Germains » en représentant ainsi un beau symbole d’union. Pour lui, « la vraie science est internationale », elle trouve son objet dans le rapprochement et la réconciliation des peuples. Il appelle ainsi les Français à oublier « la douleur patriotique » qui a égaré l’impartialité de leur jugement et les Allemands à renoncer à abuser du prétexte scientifique pour des agressions politiques [4]. Lancé moins de six ans après la défaite de la guerre de 1870, on comprend que ce bel appel à un patriotisme, ayant la Science pour seule racine et faisant fi des nationalités particulières, ait pu irriter certains esprits. En outre, Gaston Paris, fidèle aux perspectives totalisantes de la philologie allemande, science qui « n’exclut rien [mais] embrasse tout [5] », ne néglige pas l’étude du folklore, domaine doublement héritier de la tradition allemande tant en raison de ses liens à la philologie que de son association aux travaux de Jacob Grimm, inscrits dans l’effort allemand de construction d’une identité nationale basée sur l’étude des légendes, traditions et coutumes populaires qui la sous-tendent. À la fin du XIXe siècle, le maître incontesté de ces études, au niveau européen, est l’Allemand Reinhold Köhler, bibliothécaire à Weimar et collaborateur de Romania et de La Revue celtique. Sa collaboration scientifique avec Gaston Paris est si étroite que ce dernier reconnaît lui-même que « si Köhler ne me préparait pas le terrain, je ne pourrais rien faire dans cet ordre d’études ; mais grâce à lui je n’ai pas en général la peine de recueillir les faits ; il reste à les classer, les critiquer, ce qui m’amuse [6] ». Tous les folkloristes européens de l’époque estiment d’ailleurs être redevables à Köhler, en raison de sa grande érudition et de sa grande générosité qui l’incite à leur faire profiter de ses vastes connaissances en ce domaine, à tel point qu’une plaisanterie circulait parmi eux disant : « quand on a besoin de quelque chose, on écrit à Köhler [7] ». Mais poursuivre une telle collaboration scientifique après la guerre de 1870, en France, est extrêmement mal perçu. Le 19 février 1871, Henri Gaidoz prévient F. M. Luzel qu’il va sans doute devoir renoncer aux annotations de ses contes par Köhler car si ce dernier « est assez enfoncé dans la science pour être en dehors des haines nationales », l’éditeur de La Revue celtique, Vieweg, bien qu’il soit d’origine allemande, « refusera sans doute d’y risquer un argent devenu rare [8] ». Cette germanophobie primaire ne fléchit pas avec les années. Ainsi, lors du décès de Köhler, survenu en 1892, cette thématique est reprise par Henri Gaidoz lorsqu’il rend hommage à sa mémoire : « Outre son mérite comme savant, c’était un bien brave homme, une âme candide comme vous ; car, quoi qu’en dise Barth, il y a aussi de bons Allemands [9]. » Ce dernier n’est pas le seul savant allemand avec lequel Gaston Paris poursuit sa collaboration scientifique après la guerre de 1870 car, pour lui, un plan d’organisation scientifique ne saurait être limité aucune frontière : « il est universel [10] ».

Toutefois la volonté de Gaston Paris de placer la science au-dessus des haines nationales et son espoir d’y voir le moyen d’une pacification entre Français et Allemands, ne va pas sans l’expression d’un profond nationalisme. La grandeur d’un pays ne se construit pas, selon lui, dans l’isolement. L’influence de la France dans le monde, il entend la reconquérir [11]. Aussi est-ce une volonté patriotique qui l’anime quand il s’engage personnellement dans le but de rénover l’organisation universitaire de son pays, qu’il juge déficiente d’un point de vue scientifique : il appelle ainsi à ce qu’il considère comme la vraie lutte internationale, en cherchant à vaincre l’ennemi en se rendant aussi fort, ou plus fort, en tout point. La sagesse, selon lui, consiste donc à « employer, quand ils leur ont réussi, les moyens dont ils se sont servis [12] ». Gaston Paris a fait ses études en Allemagne. Il connaît donc intimement le modèle universitaire allemand qu’il juge plus favorable à la formation des étudiants. Il engage donc l’État français à prendre exemple sur ce modèle universitaire dans le but de sortir son pays d’une organisation qu’il estime catastrophique, en soulignant l’ignorance générale des Français même parmi ceux qui « passent pour avoir reçu une éducation distinguée [13] ». Il va jusqu’à souligner point par point les déficiences de l’enseignement supérieur français, comparativement au système allemand : faible nombre de professeurs et de leçons ; manque d’étudiants, qui préfèrent faire leurs études en Allemagne ; sujet peu scientifique des cours et façon peu originale de les concevoir par rapport à l’Allemagne ; aucune institution de cours privés payants, contrairement à l’Allemagne, où ils sont généralement abordés avec plus d’attention et d’assiduité [14]. Il n’en reste pas moins lucide et sait pertinemment que ces vues, seules aptes à mettre en œuvre la nécessaire réforme du haut enseignement en France, ne pourront être entendues dans le contexte historique qui est le sien, car elles seront immanquablement accusées de germanisme [15]. Les foudres nationalistes que déclenchent ces efforts scientifiques de Gaston Paris vont donc jusqu’à occulter sa motivation essentielle : rendre la France égale ou supérieure à l’Allemagne sur le plan scientifique. Un tel discours, en effet, peut sembler stratégiquement acceptable au lecteur contemporain, dont le jugement n’est pas égaré par la « douleur patriotique » née du contexte historique immédiatement subséquent à la guerre de 1870. On peut comprendre, toutefois, que de telles prises de position aient été alors perçues comme irrecevables et foncièrement antipatriotiques. On a fait abstraction ainsi de la volonté profonde qui anime Gaston Paris et qu’il a exprimée explicitement en d’autres occasions. La revue qu’il a créée avec Paul Meyer, au lendemain de la guerre de 1870 affiche en effet dès son prospectus des accents éminemment nationalistes. Si le conflit franco-allemand en a retardé la parution, cette guerre n’a fait qu’affermir la volonté de ses fondateurs en leur faisant prendre conscience que la France, par la Révolution, a subi une rupture trop brusque et trop radicale avec son passé, et que c’est justement cette ignorance des véritables traditions françaises, l’« indifférence générale de notre pays pour son histoire intellectuelle et morale » qui doivent être comptées « parmi les causes qui ont amené nos désastres [16] ». Ainsi, derrière un travail avant tout scientifique, ils lui assignent également pour but l’accomplissement d’une œuvre nationale, dont le devoir est dicté par une réflexion sur le déroulement du récent conflit franco-allemand. Ils entendent ainsi substituer « aux vaines préventions qui nous ont fait tant de tort » la pratique d’une science rigoureuse et impartiale car, « pour les peuples comme pour les individus, le premier mot de la sagesse, la première condition de toute activité raisonnée, la base de la vraie dignité et du développement normal, c’est encore le vieil axiome : connais-toi toi-même [17] ». Leur volonté de vaincre l’ennemi avec ses propres armes se note jusque dans le titre donné à la revue, qui est un parfait calque de celui de Germania – revue allemande consacrée aux antiquités littéraires germaniques. Gaston Paris et Paul Meyer entendent donc faire pour les nations romanes l’équivalent de ce que Germania a fait pour les nations germaniques [18].

La mémoire est sélective. Dans le contexte de l’après-guerre de 1870, les contemporains de Gaston Paris oublient les développements patriotiques qu’il inscrit dans Romania au profit de ses seuls efforts pour implanter une science allemande sur le sol français, en ignorant les motivations qui y président. Les critiques dont il a été ainsi l’objet ont conduit ses plus proches collaborateurs, peu après son décès, à construire une image du personnage mettant en exergue son mérite d’avoir donné une méthode ultra-rigoureuse à une philologie française, entendue dans un sens restreint qui se confond avec la linguistique. Celle-ci a rapidement prévalu. Depuis les années 1980, et l’avènement du New medievalism, elle a été poussée jusqu’à faire de Gaston Paris « un positiviste pur et dur qui aurait enterré les textes médiévaux sous un savoir philologique normatif [19] »... Le folkloriste, qui connaît son œuvre jusqu’aux Kryptadia, parvient à préserver de l’homme une vision historiographique infiniment plus juste.




[1Roques 1903 : 47-49.

[2Ibid.

[3Werner & Espagne 1994 : 392-404.

[4Romania 1877 : 310-311.

[5Bähler 2004 : 16. La citation est de Gaston Paris.

[6Ancona (d’) 1911 : 349.

[7Ibid. : n.1.

[8Lettre de Gaidoz à Luzel du 19 février 1879.

[9Lettre de Gaidoz à Luzel du 19 août 1892. Dans une lettre datée du 15 août 1870, Gaidoz explique déjà à Luzel que cette guerre a causé un grand tort à Vieweg, en raison de sa nationalité allemande d’origine.

[10Roques 1903 : 47.

[11Ibid. : 48.

[12Paris 1894 : 17.

[13Ibid. : 22.

[14Ibid. : 19-20.

[15Ibid. : 17.

[16Romania, 1872 : 1.

[17Ibid.

[18Ibid. : 2.

[19Bähler 2004 : 14.