Accueil
Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Le tour du monde de Gaston Vuillier. Biographie d’un peintre ethnographe

Daniel Fabre

IIAC-LAHIC, École des hautes études en sciences sociales, Paris.

2007
Pour citer cet article

Fabre, Daniel, 2007. « Le tour du monde de Gaston Vuillier. Biographie d’un peintre ethnographe », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article30.html

Télécharger en pdf

Publié dans le cadre du thème de recherche « Réseaux, revues et sociétés savantes en France et en Europe (1870-1920) », dirigé par Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) et Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages).

La biographie de Gaston Vuillier est déjà un voyage qui unit des lieux et des expériences très diverses : la Franche-Comté dont sa famille est originaire, les Pyrénées audoises où il passa son enfance et son adolescence, Marseille où il apprit à peindre, Oran où il reçut le choc d’un exotisme qu’il voulut aussitôt fixer sur ses carnets, Paris où il devint un des dessinateurs les plus connus de la maison Hachette et enfin la Corrèze où il choisit de s’installer en célébrant un paysage unique : les cascades de Gimel. Comme chaque point de ce trajet est, par Vuillier, traduit en images, il suffira de suivre le fil de sa vie pour faire découvrir la richesse et le sens de son parcours documentaire et esthétique.

Beaucoup de biographies brèves du peintre le font naître le 7 octobre 1845 à Gincla, dans la haute vallée de l’Aude. En fait le lieu de sa naissance biologique est Perpignan et son premier nom est Gaston Pont, fils naturel d’Anne Pont, vingt ans, servante à Roquefort-de-Sault. Non reconnu par son père, Paul-François Vuillier, le garçon fut cependant élevé par ses soins. Il semble que la distance sociale entre les deux amants ait d’abord interdit leur union - le père de Gaston est maître de forges, sa famille, originaire d’Ornans, en Franche-Comté, est liée à la haute-bourgeoisie et à l’aristocratie comtoise. On doit donc imaginer l’enfant mis en nourrice puis élevé dans quelque pensionnat de la montagne audoise avant de gagner, nous en sommes sûrs, le lycée de Perpignan. Mais de sa montagne originelle Vuillier gardera un très vif souvenir qu’il évoquera, par exemple, dans ses textes sur les traditions du Limousin .

L’été de ses quatorze ans le garçon change de nom : ses géniteurs se marient, son père le reconnaît, il devient donc le 25 juillet 1860 : Gaston Vuillier. Après son baccalauréat, il entame, à Aix-en-Provence, des études de droit - il y a plusieurs juristes dans sa famille comtoise -, et commence une modeste "carrière" dans l’étude d’un notaire marseillais. Mais il faut croire que, dès cette époque, se manifeste chez lui un goût, assez partagé dans son milieu social, pour le dessin et la peinture. Il se rend donc, pour apprendre, à l’École des beaux arts de Marseille où il se lie avec le directeur, le peintre Philippe Auguste Jeanton qui, en tant que républicain, est très lié à Gambetta. Il présente le grand homme à Vuillier et ce dernier en fait plusieurs portraits, en amateur. La rencontre se révéla vite décisive : en 1870, le jeune juriste est engagé comme lieutenant dans l’armée de la Loire, propulsé officier d’ordonnance du délégué à la guerre, il se retrouve en 1871, chef de cabinet du préfet d’Oran. Il restera six ans en Algérie et c’est sans doute dans les campagnes de l’Oranais qu’il découvre à la fois un autre monde visuel, auquel les peintres orientalistes étaient depuis longtemps sensibles, et qu’il se met lui-même à prendre des "notes dessinées", sur ses carnets. En 1876 sa décision est prise : il monte à Paris où il s’inscrit dans l’atelier d’un élève de Courbet, le peintre d’Ornans, Emmanuel Lansyer, connu comme chantre de la Bretagne. Deux ans plus tard, Vuillier fait son premier envoi au Salon des artistes français. Il est alors peintre de paysages provençaux et, déjà, limousins, mais c’est par une voie toute différente qu’il sortira de l’anonymat.

L’image pour tous

En 1878, en effet, Gaston Vuillier, jeune aspirant peintre franchit le seuil de la maison Hachette pour rencontrer un des grands personnages de la presse du temps : Edouard Charton. L’homme est une légende. Né en 1807, il a inventé une des grandes entreprises journalistiques du siècle. A 26 ans n’a-t-il pas fondé Le Magasin pittoresque, revue de vulgarisation de tous les savoirs qu’il appelait son "encyclopédie en désordre", il dirigera le titre de 1833 à 1888. Là, il impose un style, déjà esquissé dans la presse anglaise équivalente : des articles brefs, illustrés de dessins la plupart du temps inédits pour lesquels il fait appel aux meilleurs : Delacroix lui-même publiera dans le Magasin pittoresque. Même si cette revue offre un pot-pourri d’érudition sur tous les sujets, un privilège est accordé aux témoins directs, à ceux que l’on commence à nommer des reporters. Cette tendance va devenir en 1860 la marque de la nouvelle création de Charton, l’hebdomadaire qu’il baptise Le Tour du monde. Là les voyageurs et explorateurs occupent toute la place, et les plus grands récits sont publiés en feuilleton. Cette innovation attire l’attention de la librairie Hachette qui est en train de révolutionner l’édition populaire en créant des séries bon marché de livres de divertissement, de classiques, d’ouvrages pour enfants et d’encyclopédies (la "Bibliothèque des chemins de fer", les "Grands écrivains de la France", la "Bibliothèque rose", le "Dictionnaire de géographie universelle"). Le bagage des lectures du grand public français, dont l’école primaire est en train d’élargir la base, accueille nécessairement les nouveaux produits éditoriaux d’Hachette. Le fondateur, Louis, ne laisse donc pas échapper Le Tour du Monde, dont il confie à son gendre, Emile Templier, la fabrication. Le tandem Charton-Templier accueille avec d’autant plus d’intérêt Vuillier, et tant d’autres dessinateurs qui veulent vivre de leur art, qu’ils ont décidé que, dans leur revue, l’image était reine .

Les débuts de Gaston Vuillier dans la maison Hachette sont très modestes, il vient de quitter brusquement une carrière de fonctionnaire, il veut être artiste mais ses contributions à la peinture de chevalet sont, jusque là, bien modestes, la presse illustrée est alors, pour les dessinateurs, une école aussi rude que le feuilleton pour les romanciers. Il faut être disponible à la demande, travailler vite tout en affirmant un style personnel : les illustrateurs de cette époque ont, à les regarder de près, des personnalités affirmées. Lors de ses premières rencontres avec Carton et Templier, Vuillier montre ses carnets algériens et on l’invite à publier dans Le Magasin pittoresque, dès 1878, des articles très brefs qui sont des sortes de commentaires d’un de ses dessins esquissés au cours de ses excursions dans l’Oranais. Le premier de ces articles retrouvé laisse pressentir la ligne générale de l’œuvre future, l’image représente un site - Le pic et le lac de Tessala près d’Oran -, le texte rapporte la légende "racontée par un vieil arabe" que Vuillier a entendue sur place. Le paysage, le conteur, la parole de la tradition, tel est, en effet, le tryptique autour duquel Vuillier construira, un peu plus tard, ses œuvres les plus personnelles. Au cours des années 1878-1879, il fait donc ses gammes. En 1880, il passe au Tour du Monde, revue beaucoup plus exigeante puisque les articles y sont beaucoup plus longs, beaucoup plus abondamment illustrés aussi. On le recrute d’abord comme simple "redessinateur", il doit soit donner à des croquis rapides ramenés par des voyageurs l’ampleur et la précision d’un dessin achevé, soit dessiner d’après des photographies prises sur place. Le but est donc de produire des images, conformes aux choix graphiques de la revue, à partir d’autres images. Vuillier illustre ainsi, d’après photos, les "Explorations aux isthmes de Panama et de Darien" de Reclus, et, d’après dessins, les "Six mois en Australie" de Désiré Charnay.

Voyages

A partir de ces rencontres fondatrices, il faudra encore une dizaine d’années pour que Vuillier affirme véritablement sa voie. Il s’impose d’abord, en effet, comme un "homme d’image" très éclectique qui met son talent au service de la presse et du livre illustré dans ses formes les plus nobles. Portraitiste, pour Le monde illustré, de célébrités - Delacroix, Victor Hugo sur son lit de mort -, il commence, sans doute, à réunir alors l’énorme documentation graphique qui aboutira à deux importantes synthèses publiées plus tard - La danse à travers les âges (1898), Plaisirs et jeux (1900) - qui le signalent comme un des grands iconographes de son temps.
Ces activités multiples font de Vuillier un dessinateur connu qu’Hachette tient à s’attacher d’autant plus solidement en lui confiant non plus seulement des tâches de "faiseur d’images" mais des reportages de plus en plus approfondis sur des destinations choisies d’un commun accord où se révèlent nettement les grandes attractions géographiques de Vuillier qui, désormais, se voit également confier l’écriture des textes. Il semble que ce soit là le vrai tournant de son parcours, sous l’impulsion d’Emile Templier - "cet homme si ferme, si juste et bon qu’aucun de ceux qui ont vécu dans son intimité n’oubliera jamais" écrira-t-il en lui dédiant un de ses livres -, il assumera désormais cette posture du voyageur dessinateur et écrivain ; Le Tour du monde sera, quasiment, son seul port d’attache.
Son périple commence en 1888, tout près de ses lieux d’enfance, dans un monde dont il entend la langue - le languedocien de son village natal est très proche du catalan et il a été lycéen à Perpignan -, par un reportage sur L’Andorre. Le style du texte et des images est parfaitement affirmé. Le voyageur écrit à la première personne, il décrit et dessine ce qu’il voit - des paysages, des monuments, des personnages -, son récit imagé relate des rencontres qui semblent aléatoires. Et c’est devant les paysages de la montagne qu’il donne libre cours, dans une expression fortement marquée de romantisme, à ses propres émotions. Mais, à le lire et à le regarder plus attentivement, tout son art consiste à inclure dans ce texte personnel l’essentiel des "choses à voir" dans le pays visité. Il est le touriste mais, surtout, il écrit et dessine pour d’autres touristes, son récit propose, sans l’afficher, un modèle à suivre pour les futurs voyageurs. Aussi n’hésite-t-il pas à enrichir la suite de ses propres dessins "d’après nature" d’autres "d’après photographie", qu’il reprend, en les réinterprétant selon son style, à des connaisseurs de l’Andorre, en particulier le grand historien Jean-Augustin. Brutails, archiviste des Pyrénées orientales. A l’œil et aux surprises du voyageur s’ajoute donc la connaissance accumulée et rapportée aux autorités érudites que Vuillier cite toujours car il les a personnellement rencontrées. Ses entretiens documentaires deviendront vite de véritables "reportages" sur les personnes - conteurs populaires ou savants locaux - qui formulent un savoir sur le pays qui est le leur. L’approche n’est donc pas celle du compilateur mais, authentiquement, celle du journaliste qui combine "choses vues" et "discours entendus" pour composer un tableau qui doit transmettre une "impression" - c’est le mot par lequel Vuillier désigne ses œuvres - de contact direct avec une réalité autre.
Il faut croire que ce premier essai sur l’Andorre - qui a, alors, tout le mystère d’un état médiéval relique, encore régi par ses antiques coutumes et préservé sur les hauteurs des Pyrénées - a été apprécié puisque, dans la foulée, Vuillier écrira et dessinera des récits de voyage qui constituent un étonnant parcours des îles de la Méditerranée - Baléares, Corse, Sardaigne, Sicile, Malte. Chaque reportage prend place dans Le Tour du monde mais ils seront réunis en 1893 dans un ouvrage superbe : Les îles oubliées. Les Baléares, la Corse et la Sardaigne, en 1896 paraîtra en volume séparé La Sicile, impressions du présent et du passé, seul le récit sur "Malte et l’Ordre de Malte" restera dans la livraison du Tour du monde (1906). Au cours de cette exploration, deux rencontres vont se révéler décisives en ce qu’elles ont permis à Vuillier d’affiner considérablement son regard en accédant à des formes de savoir qui correspondent mieux à sa quête de voyageur. Alors que ses premières références vont, naturellement, au savoir par excellence sous la Troisième République, c’est-à-dire à l’histoire dont il admire les érudits, il découvre dans les îles de la Méditerranée une ethnologie en train de forger son objet alors défini comme "traditions populaires". C’est aux Baléares qu’il rencontre un savant hors pair, l’Archiduc Louis Salvador d’Autriche, qui a lui-même entrepris une vaste étude des cultures insulaires pour laquelle il parcourt, sur son bateau, tout le bassin méditerranéen. Il vit entre la Bohème, Trieste, les îles éoliennes et les Baléares où Vuillier sera son hôte. Il accumule une érudition stupéfiante que mettent au clair ses collaborateurs et secrétaires. Il veut publier, à ses frais, le résultat de ses recherches dans des ouvrages luxueux, à très petit tirage, réservés à ses amis et à ses bibliothèques personnelles. C’est pourquoi il demande à Vuillier de collaborer, comme dessinateur, à la réalisation d’un livre sur Miramar, son lieu de résidence, mais le projet s’arrêtera au bout de deux fascicules, après le drame de Mayerling, ce qui laissera Vuillier très déçu. La deuxième rencontre décisive a lieu en Sicile, à Palerme, où Vuillier se rend afin de poursuivre ses reportages méditerranéens. La rumeur publique le dirige bientôt vers le meilleur connaisseur du pays, non un érudit local mais un médecin, Giuseppe Pitré, qui est en train d’inventer l’ethnographie sicilienne en publiant une imposante Biblioteca delle tradizioni popolari siciliane qui fait autorité en Europe. Le savant entretient une correspondance avec tous ceux qui, à son époque, fondent l’ethnographie et le folklore ; il est en train de concevoir un musée .

Louis Salvador et, surtout, Giuseppe Pitré amplifient le regard de Vuillier, suscitent chez lui une réelle acuité ethnographique qu’il va très vite mettre en œuvre sur les lieux où il a, vers 1892, choisi de vivre, se métamorphosant donc en observateur du plus proche.

En Limousin

Vuillier connaissait la Creuse ; il a séjourné à Crozant, il a même, en 1882, adressé au Salon des artistes français un paysage à la Courbet, Le vallon de Pierrefol. Mais c’est un peu plus tard qu’il est profondément séduit, en Corrèze, par des paysages qui, évoquent et magnifient ses Pyrénées natales. C’est encore à l’occasion de reportages pour Le Tour du monde qu’il fait connaissance de façon plus approfondie avec le pays. "Le Limousin a été pour moi un attachant sujet d’étude, et pendant plusieurs années, chaque automne m’y a vu revenir". La raison de ce choix est exprimée sans détours : "Le Limousin est resté primitif. Les races qui l’ont peuplé semblent conserver encore quelques-uns des traits qui les caractérisent aux anciens jours". C’est au nom de ces survivances cachées, conformément à une posture dominante dans les représentations et les savoirs de son temps, que Vuillier, spécialiste de la Méditerranée - il est en train d’ajouter un grand voyage, La Tunisie (1896), à ses livres sur les îles - devient un véritable ethnographe du Limousin dans trois reportages qui paraîtront entre 1891 et 1899 et qui ne seront réunis, partiellement, en volume que très récemment (1983). C’est cette partie de l’œuvre, redécouverte dans les années 1970, qui a maintenu vivant le souvenir du dessinateur-reporter. Après un article d’introduction, riche de "choses vues", qui parcourt un circuit d’Argentat à Naves en passant par Tulle, Uzerches et Gimel, Vuillier consacre deux livraisons au compte-rendu d’une véritable enquête, dans les environs de Gimel, d’Uzerches et sur le plateau des Monédières, qui l’amène à découvrir le monde des cures locales du corps et de l’esprit qui recourent aussi bien à la sorcellerie qu’à la dévotion aux fontaines et aux saints protecteurs. Attentif à la violence des souffrances et des rites qui les conjurent mais aussi à la parole qui, par le récit, donne forme et sens aux situations, Vuillier rapporte le détail des conversations qu’il a chemin faisant et dessine des scènes très fortes où il s’efforce de capter les moments cruciaux de l’action magique. Le martelage de la rate par le "metze" Chazal, l’envoûtement par l’image reflétée et par le cœur de bœuf, l’immersion de l’enfant dans la fontaine sacrée de Saint-Pierre sont des tableaux d’une très grande intensité où l’art "romantique" de Vuillier est mis au service d’une connaissance compréhensive plus que descriptive. Ces dessins, ces aquarelles - puisque Vuillier utilise désormais presque exclusivement ce mode d’expression - sont de véritables interprétations des façons de faire, qui vont au-delà de la simple saisie documentaire et proposent une approche empathique d’un monde qui lui était de plus en plus familier.
C’est en Limousin, dès le début des années 1890, semble-t-il, que Vuillier a rencontré son paysage de prédilection, le site auquel il consacrera toute la dernière période de sa vie. Gimel est déjà au centre du premier reportage, Vuillier déploie ses explorations corréziennes autour de ce lieu d’élection qui l’a soudainement conquis .

Lieu de paix donc, et d’harmonie rousseauiste. Mais ce n’est point ce qui a retenu Gaston Vuillier à Gimel, c’est, au contraire, le contraste entre cette première image et l’explosion chaotique et bruyante d’un paysage convulsif déjà rapidement célébré par Abel Hugo et George Sand. Et Gimel va devenir le havre du dessinateur qui va bientôt partager son temps entre le Limousin et Paris. Il part en Ecosse pour réaliser sur place les illustrations du récit de voyage de Marie-Anne de Bovet, L’Ecosse, souvenirs et impressions de voyage (1898). Puis, à l’exception de quelques voyages en Andalousie, il renonce à ses longs séjours méditerranéens pour se consacrer à l’illustration de classiques - Carmen (1911) et Colomba (1913) de Mérimée, Le dernier des Abencérages de Chateaubriand (1912) - et d’ouvrages à la mode - La femme et le pantin de Pierre Louys.

Dans le paysage

En fait, Vuillier ne se contentera pas de s’isoler, à Gimel, dans une nature qui le transporte, il va s’engager dans un projet complexe et, aujourd’hui, fascinant, de célébration, de modelage et de défense du site dans lequel il va, en quelque sorte se fondre puisqu’il mourra là en février 1915. C’est en 1898 que Vuillier commence à acheter des terrains à Gimel, peu nombreux, mais stratégiques : une maison dans le bourg d’abord, puis une parcelle sur la rive droite des cascades en 1900, et surtout, en 1902, deux grandes parcelles sur la rive gauche, dites les « Roches de Leurol » et qui permettent de suivre le parcours des trois chutes d’eau : le Saut, la Redole et la Goutatière ou Queue de cheval. Son idée est de déployer autour de ces cascades un parc. Il se sent une vocation de paysagiste, il renoue par là avec les grands modeleurs de jardins-paysages de la fin du XVIIIe siècle. Il investit donc sa fortune à dessiner et aménager le site des cascades : il le borde de grilles, aménage une promenade toute en escaliers, installe des points d’observation, plante des arbres, et fait construire, entre le Saut et la Redole, le « Pavillon des eaux-vives », un chalet-restaurant destiné à recevoir les visiteurs. Il connaît bien le monde du tourisme, alors en pleine expansion ; il fait connaître son œuvre. En 1909, il obtient le "Grand prix du paysage" qu’attribue l’association de l’Arbre et de l’Eau. Cette attention aux formes naturelles remarquables est, au début du XXe siècle, en plein essor alors qu’on l’imaginerait beaucoup plus récente. Elle intéresse des érudits, des élus, des artistes. Elle commence à peser sur l’Etat puisque des propositions de lois de protection paysagère vise à l’imposer. Le 23 mai 1912, les Cascades de Gimel sont classées par le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, au titre de la loi du 21 avril 1906 parmi les sites et monuments naturels de caractère artistique. Cette mesure de protection avait été demandée par Gorges Vuillier et son fils Jules, soucieux préserver le site. Car la réussite remarquable de Vuillier lui avait aussi attiré de sévères inimitiés locales. On le soupçonne d’immoralité, le Pavillon des eaux-vives a une réputation sulfureuse. L’homme, aux profonds yeux noirs, à la grande barbe, qui, un temps, vit seul avec deux jeunes bonnes ramenées d’Espagne, fait peur aux enfants. En fait, on lui reproche surtout de détourner à son profit les bénéfices touristiques des cascades et de spolier les aubergistes du bourg. Le conseil de fabrique et le conseil municipal se font l’écho de ces querelles. La situation s’aggrave considérablement en 1912, lorsqu’un « industriel allemand » Otto Streubel (il s’agit en fait d’un Alsacien né à Mulhouse) développe un projet d’une toute autre nature : il propose de capter en amont la puissance des chutes pour en faire de l’électricité. Dès 1911, par l’intermédiaire de sa fille, Marie-Berthe Streubel, artiste peintre, il mène une politique systématique d’acquisition de terrains à Gimel où il reçoit le soutien de la population à qui il promet l’enrichissement, nous dirions aujourd’hui le "développement économique" du pays. S’appuyant sur les sceptiques, sur les grandes associations de promotion du tourisme (Club alpin, Touring Club de France) et sur la sensibilité anti-allemande qui domine l’administration, Vuillier engage la lutte, recourt à la justice, propose le classement du parc et finalement l’obtient. Il est donc à l’origine d’une de ses "émotions patrimoniales" à travers lesquelles se formule un nouveau rapport au paysage et, à ce titre, Vuillier s’impose comme un précurseur inventif et actif. Il mourra le 2 février 1915, à Gimel, dans sa maison des cascades et il repose aujourd’hui dans le petit cimetière du lieu. On rapporte qu’après la guerre sa veuve organisa une vente aux enchères de ses œuvres qui n’eut qu’un piètre succès. Gaston Vuillier venait d’entrer, pour quelques décennies, dans l’oubli.