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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Fédérer les folkloristes japonais : histoire de la Minkan denshō no kai

Damien Kunik

Musée d’ethnographie de Genève

2018
Pour citer cet article

Kunik, Damien, 2018. « Fédérer les folkloristes japonais : histoire de la Minkan denshō no kai », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article1305.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Histoire de l’anthropologie japonaise », dirigé par Alice Berthon (CRJ/EHESS et CEJ/INALCO) et Damien Kunik (Musée d’ethnographie de Genève)

Première organisation conçue pour unir nationalement les efforts de recherche des folkloristes japonais, la Société des traditions populaires 民間伝承の会 (Minkan denshō no kai) voit le jour le 6 août 1935 à l’issue d’un Séminaire sur le folklore japonais 日本民俗学講習会 (Nihon minzokugaku kōshūkai) débuté à Tokyo le 31 juillet, en l’honneur du soixantième anniversaire du folkloriste Yanagita Kunio 柳田國男 (1875-1962). Des sociétés locales et régionales d’études folkloriques avaient existé depuis les années 1910 au moins. La fondation d’un organe faîtier traduit ainsi la vitalité de la discipline sur le sol japonais (Totsuka 1988, p. 818-819).

La création de la Société est votée à l’unanimité par les 120 participants à cette semaine de conférences. Ces 120 premiers membres manifestent à cette occasion deux souhaits : celui de publier un bulletin régulier et celui de donner un cadre plus large aux réunions nationales des folkloristes, organisées informellement et en petites assemblées, le jeudi, au domicile de Yanagita depuis 1933. Ces réunions du jeudi avaient elles-mêmes donné naissance à un Groupe du jeudi 木曜会 (Mokuyōkai) que la Société des traditions populaires venait officiellement remplacer.

Le choix du nom de la Société est intéressant et rappellera sans doute au lectorat francophone une autre Société des traditions populaires, celle fondée par Paul Sébillot en 1885. Les folkloristes japonais connaissaient assurément les travaux français en la matière. Il est possible de voir là une tendance de l’époque à nommer des sociétés savantes japonaises sur le modèle de sociétés françaises. Quelques membres fondateurs de la Société des traditions populaires, dont Yanagita (Konagaya 2003, p. 54), avaient eux-mêmes appartenu à la Société d’anthropologie de Tokyo 東京人類学会 (Tōkyō jinrui gakkai), créée en 1886 et inspirée par la Société d’anthropologie de Paris, avant de délaisser les objectifs scientifiques propres à celle-ci au profit d’une étude spécifique du folklore. L’expression minkan denshō est en tout cas assurément une traduction exacte de l’expression française « traditions populaires », choisie probablement pour se distancer symboliquement des travaux anglophones et germanophones de folk-lore et de Volkskunde dont l’influence avait été bien plus évidente au Japon.

Il convient néanmoins de souligner que la Société japonaise est en premier lieu nommée en référence à un ouvrage de Yanagita, intitulé Une théorie des traditions populaires 民間伝承論 (Minkan denshō ron). Celui-ci (Yanagita 1934), publié en 1934, est le premier et le plus important texte théorique des études folkloriques japonaises, établissant les objectifs, les méthodes, les concepts et les frontières de la discipline. À ce titre, l’association doit aussi bien être comprise comme une Société des traditions populaires égale à celle de Sébillot que comme un groupe hétéroclite tourné vers l’étude des traditions japonaises et fondamentalement uni par son adhésion aux concepts établis par Yanagita dans son ouvrage de 1934. La création de la Société des traditions populaires marque en effet le début d’un schisme dans les études sur le Japon populaire entre les disciples d’une « méthode Yanagita », des chercheurs réunis au sein de la Société japonaise d’ethnologie 日本民族学会 (Nihon minzoku gakkai) créée presque simultanément et quelques grands noms du folklore qui ne s’alignèrent ni d’un côté, ni de l’autre.

La division qui s’opère dans ces années entre la Société des traditions populaires et la Société japonaise d’ethnologie, tout aussi active sur le sol métropolitain, n’est pas nécessairement le reflet d’une division entre les études du soi qui font couramment l’objet des travaux des folkloristes et une étude de l’altérité qui serait du ressort des ethnologues. Ainsi, les fondements théoriques qui régissent l’esprit de la Société, inspirés par l’ouvrage de 1934, méritent d’être soulignés pour comprendre qu’ils ne firent pas l’unanimité dans l’univers de l’ethnographie japonaise.

Dans sa Théorie, Yanagita insiste sur le fait qu’un développement mondial des études folkloriques est impossible avant que chaque pays ait mené à bien l’étude de ses propres traditions, selon une doctrine dite des « études folkloriques mono-nationales » 一国民俗学 (ikkoku minzokugaku). Il précise ensuite que les phénomènes sociaux et leurs processus de transformations ne doivent être observés que par le prisme de la vie quotidienne contemporaine. Enfin, Yanagita établit une hiérarchie des éléments à recueillir. La culture matérielle, visible à tous, présente selon lui le plus faible intérêt. Les données orales sont plus intéressantes quand elles sont recueillies et retranscrites directement, mais sont finalement subordonnées aux phénomènes sensibles que l’enquêteur doit intimement ressentir avant que d’espérer pouvoir les comprendre et les étudier (Taniguchi 1999, p. 633).

Cet évasif « appel à la sensibilité » fait encore l’objet de débats dans l’histoire de la discipline et du personnage. Refus d’un principe universel d’objectivité scientifique (impérialiste ?) que Yanagita n’eût de cesse d’opposer à l’âme japonaise ? Démarche poétique ? Argument ésotérique discriminant permettant de faire le tri entre sympathisants et critiques ? Le propos est d’autant plus étrange quand l’on sait que Yanagita, théoricien, pratiqua peu le terrain qu’il délégua toujours autour de lui.

Il faut peut-être voir aussi dans cet argument de Yanagita un cache-misère méthodologique. Dans un pays alors en voie d’unification linguistique, les ethnographes de la capitale durent bien souvent avoir recours à des interprètes et à des administrateurs locaux sans qui l’étude des faits ne pouvait se référer à autre chose qu’aux propres fantasmes de l’observateur. Ceci les mettait dans une position d’infériorité face aux sociétés locales maitrisant les dialectes régionaux. Par cet habile tour de passe-passe, il est tout à fait envisageable d’imaginer que les intellectuels de Tokyo cherchèrent à conserver la main. Quoi qu’il en soit, le désintérêt pour la collaboration internationale, le refus des sources textuelles ou des archives historiques et l’adhésion à une méthode insistant sur la sensibilité du chercheur sont ainsi autant de principes auxquels se conforment les membres de la Société.

S’opposèrent donc fondamentalement à ceux-ci des folkloristes qui, dans la continuation des travaux du XIXe siècle, voyaient dans l’étude philologique des textes anciens un outil précieux pour remonter aux origines de la nation japonaise. D’autres, enthousiasmés par les grands musées européens d’ethnologie et par les musées folkloriques scandinaves, appelèrent au contraire à renforcer la collaboration internationale et à s’investir dans l’étude de la culture matérielle. D’autres encore, renseignés par des collègues formés en Occident et revenus au Japon, souhaitaient s’accorder sur des principes scientifiques formels.

Quels que furent les débats de forme cependant, ethnologues et folkloristes, amis ou ennemis, sont dans ces années intimement liés par des méthodes et des objets d’enquête sensiblement similaires, par le souci commun d’étudier un « peuple ordinaire » 常民 (jōmin) pensé comme immuable, intéressés à l’idée de remonter aux origines de la japonité et profondément unis dans la mesure où ils peinent tous à voir leurs travaux reconnus institutionnellement. Le schisme évoqué précédemment s’explique donc aussi par des guerres de personnes. Yanagita lui-même, soucieux de ne jamais perdre l’emprise sur « sa » discipline, se fit de nombreux ennemis et pensa probablement la Société comme un rassemblement de ses fidèles dans un univers scientifique de plus en plus polyphonique.

À l’intérieur de celle-ci, la gestion est théoriquement équitablement partagée entre Tokyo et les régions. La Société est ainsi pilotée par un comité directeur mixte de sept membres, auquel il faut ajouter sept autres membres composant le comité éditorial du bulletin de la Société. Néanmoins, les membres tokyoïtes des deux comités sont recrutés au sein de l’ancien Groupe du Jeudi, assurant de la sorte une continuité des ambitions scientifiques de Yanagita et des folkloristes de la capitale. Preuve supplémentaire d’une volonté de réorganiser depuis Tokyo des sociétés locales aux objectifs parfois très différents, les régions présentant plus de 20 membres étaient invitées à dissoudre leur association pour former une section locale de la Société labellisée comme telle.

Il faut néanmoins comprendre le jacobinisme du système de gestion de la Société dans le contexte de son époque et ne pas réduire celui-ci au seul égo de Yanagita. La Société songe dès sa création à la pérennité de sa mission dans le cadre politique nationaliste contraignant des années 1930. De nombreuses sociétés régionales avaient jusqu’alors associé leur intérêt pour le Japon populaire à une sympathie affichée pour les mouvements ouvriers, le syndicalisme et le socialisme. Or, cette tendance des études folkloriques présentait une menace que la Société voulait museler, non qu’elle y fût ouvertement opposée, mais parce qu’une dépolitisation de la discipline devait lui éviter de s’attirer les foudres du gouvernement impérial.

De ce point de vue, la tentative fut un succès. Ōmachi Tokuzō 大間知篤三 (1900-1970), par exemple, l’un des membres permanents du comité éditorial du bulletin de la Société, avait été secrétaire d’un parti prolétarien, le Parti travailliste agricole 労働農民党 (Rōdō nōmin tō), et fut enfermé pour cette raison en 1928 (UENO 1994, p. 230 et seq.). À sa sortie de prison, il rejoint le Parti communiste japonais 日本共産党 (Nihon kyōsan tō), clandestin depuis sa création en 1922, sans que cet alignement politique ne lui porte préjudice au sein de la Société. Cependant, sans nul doute par autocensure, son activité politique s’arrête en 1935.

La première réunion de la nouvelle Société se tient le 3 septembre 1935 et le premier numéro de son bulletin, Minkan Denshō 民間伝承 (Traditions populaires), paraît le 18 septembre de la même année. Il est publié mensuellement durant toute la durée de la guerre et ne doit son arrêt, entre l’été 1944 et l’été 1946, qu’à la pénurie générale de papier au Japon. Le dernier numéro de Minkan Denshō paraît sous ce titre en décembre 1952, et est renommé Nihon minzoku 日本民俗 (Folklore japonais) dès janvier 1953. Le changement de titre accompagne une distanciation à l’égard des fondements théoriques originels.

La publication du bulletin peine à rendre compte de l’activité soutenue des sections de la Société, les travaux et les réunions régulières de ses membres. Ceci incite ses affiliés à lever les fonds nécessaires pour financer un Second séminaire sur le folklore japonais 第二回日本民俗学講習会 (Dainikai nihon minzokugaku kōshūkai) en 1936, des Cours réguliers sur le folklore japonais 日本民俗学講座 (Nihon minzokugaku kōza) de 1937 à 1939, puis un Colloque sur le folklore japonais 日本民俗学懇談会 (Nihon minzokugaku kondankai) en 1943. Les intitulés de ces événements s’appliquent à donner un caractère rigoureux et quasi académique à l’ensemble, témoignant du souhait de la Société d’obtenir à cette période une reconnaissance scientifique de ses activités. En 1943, à son apogée, elle enregistre plus d’un millier d’adhérents.

La Société des traditions populaires joue donc un rôle fondamental dans la diffusion et la systématisation du folklore comme une discipline indépendante de l’ethnologie, qu’elle fût celle des sociétés d’amateurs ou du monde académique, et de l’anthropologie physique au service du discours colonial japonais. Cependant, peu parmi ses membres laisseront une trace durable dans l’histoire des études folkloriques japonaises et, comme nous l’avons évoqué précédemment, d’autres figures importantes de l’étude du folklore japonais n’appartiendront inversement jamais à la Société.

Il faut pour cela revenir à la prépondérance des théories et des méthodes de Yanagita Kunio au sein de celle-ci. L’ensemble des terrains, travaux et activités des membres suivent scrupuleusement le chemin tracé depuis 1910 par leur mentor et la tribune offerte par la Société permet réciproquement à celui-ci d’asseoir son autorité avec plus de fermeté. Les concepts-clés des théories de Yanagita n’y seront jamais débattus, n’offrant ainsi à aucun des membres l’opportunité de se défaire de l’empreinte du maître. À cela s’ajoute une organisation de la Société dans laquelle, sans que le nom de Yanagita n’apparaisse dans les comités de direction composés de ses plus jeunes disciplines, tout est articulé pour mettre en avant son activité mensuelle relatée par le bulletin et pour promouvoir ses travaux récents (Christy 2012, p. 217).

Il faut cependant reconnaitre que cette cohésion, ou du moins cette absence de dissensions, permet à la Société de mener efficacement, en marge de ses nombreux travaux régionaux, de grands chantiers à l’échelle nationale. La Société finance par exemple, de 1937 à 1940, une importante « Enquête sur la vie locale dans de nombreux villages côtiers et insulaires » 離島及び沿海諸村に於ける郷土生活の調査 (Ritō oyobi enkai shomura ni okeru kyōdo seikatsu no chōsa). Forte de ce succès collaboratif, la Société est commissionnée en 1941 par l’Association de soutien à l’autorité impériale 大政翼賛会 (Taiseiyokusankai) pour enquêter sur les pratiques alimentaires de la population.

Cette victoire, sur le plan de la reconnaissance institutionnelle, est néanmoins plus problématique du point de vue de l’indépendance de la recherche. La Société, dont les fondements étaient apolitiques, acceptait là de s’associer à une structure gouvernementale créée l’année précédente en vue d’instaurer un parti totalitaire unique au sein de l’Empire du Japon. L’étude des pratiques alimentaires de la population s’inscrivait plus volontiers dans un programme de rationnement des biens de première nécessité que dans celui des usages traditionnels de consommation.

Malgré cet embarrassant épisode de collaboration, la Société des traditions populaires sut se renouveler et continuer d’exister de manière active et presque inchangée dans l’immédiat après-guerre. Réaffirmant ses ambitions scientifiques premières au lendemain de la défaite, la Société souligne dès 1946 sa relative autonomie à l’égard du pouvoir politique pour opposer une pratique ethnographique menée essentiellement sur le sol métropolitain à la compromission de l’ethnologie académique active dans les anciennes colonies de l’Empire. Bénéficiant de la sorte d’une crédibilité qu’elle n’était jamais pleinement parvenue à obtenir jusqu’en 1945, la Société s’associe après la guerre à plusieurs cercles d’ethnologues et de folkloristes historiquement moins sensibles aux théories de Yanagita Kunio, se réforme finalement en 1949 et prend le nom de Société japonaise des études folkloriques 日本民俗学会 (Nihon minzoku gakkai), forte aujourd’hui de plusieurs milliers de membres.

Bibliographie

CHRISTY Alan 2012 A discipline on foot : Inventing Japanese native ethnography, 1910-1945, Lanham : Rowman & Littlefield.

KONAGAYA Hideyo 2003 « Yamabito : From Ethnology to Japanese Folklore Studies », The Folklore Historian, Journal of the Folklore and History Section of the American Folklore Society, vol. 20, p. 47-59.

TANIGUCHI Mitsugu 1999 « Minkan denshō ron » (Une théorie des traditions populaires) in FUKUTA Ajio (dir.) Nihon minzokugaku daijiten (Grand dictionnaire des études folkloriques japonaises), Tokyo : Yoshikawa kōbunkan, p. 632-633.

TOTSUKA Hiromi 1988 « Minkan denshō no kai » (La Société des traditions populaires) in GOTŌ Sōichirō (dir.) Yanagita Kunio den (Sur Yanagita Kunio), Tokyo : San-ichi shobō, p. 806-818.

UENO Kazuo 1994 « Ōmachi Tokuzō : sono kenkyū to hōhō » (Ōmachi Tokuzō : ses recherches et sa méthode) in SEGAWA Kyoko & UEMATSU Akashi (dir.) Nihon minzokugaku no essensu : Nihon minzokugaku no seiritsu to tenkai (L’essence des études folkloriques japonaises : fondation et développement des études folkloriques japonaises), Tokyo : Perikansha, p. 223-241.

YANAGITA Kunio 1934 « Minkan denshō ron » (Une théorie des traditions populaires) in YANAGITA Kunio 1998 Yanagita Kunio zenshū (Œuvres complètes de Yanagita Kunio), Tokyo : Chikuma shobō, vol. 8.