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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

Enquête sur la tradition orale, CTHS, 1915

Véronique Moulinié

IIAC-LAHIC, CNRS, Paris

2008
Pour citer cet article

Moulinié, Véronique, 2008. « Enquête sur la tradition orale, CTHS, 1915 », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article158.html

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Publié dans le cadre du thème de recherche « Réseaux, revues et sociétés savantes en France et en Europe (1870-1920) », dirigé par Claudie Voisenat (Ministère de la Culture, Héritages) et Jean-Christophe Monferran (CNRS, Héritages).

Lors de la séance du 2 mars 1915, Camille Bloch soumet à l’assemblée une proposition parfaitement conforme aux objectifs du CTHS : « un projet d’instruction à adresser aux sociétés savantes (...) pour la recherche des documents de la guerre de 1870-1871 conservés en province » afin de « faire connaître la vie locale pendant la guerre, soit dans les archives départementales, communales et hospitalières, soit dans les journaux et les brochures, soit dans les papiers et correspondances conservés par les particuliers, soit même dans la tradition orale. » (Archives nationales ; F17 17164) Plus qu’une proposition, il s’agit d’un programme mûrement réfléchi, accompagné, dès sa présentation, d’une méthodologie précise. « Le cadre topographique de la recherche pourra être soit la totalité d’un département soit un arrondissement soit même une ville ou encore mieux, un canton rural ». Un cadre volontairement restreint donc et privilégiant les campagnes. Concernant le contenu de l’analyse, il définit quelques catégories : « esprit public, police, vie économique et financière, organisation et recrutements de l’armée, assistance, réparations des dommages causés par la guerre ». De même, il pose les cadres chronologiques de cette recherche : « période impériale », « gouvernement de la défense nationale », « présidence de Thiers ». Cependant, une telle enquête pose quelques questions éthiques, qu’il ne passe pas sous silence. « Il y aura lieu de prendre un parti sur le nom de personnages, dont les documents seraient de nature à atteindre fâcheusement la réputation : on pourrait ou ne pas mentionner ces documents ou, s’ils offrent un trop grand intérêt pour être passés sous silence, se borner à donner des initiales ». Mais c’est pour mieux balayer cette objection, d’un argument qui ne manque pas de surprendre, qu’il la soulève. « Les événements actuelles [sic] mettent la guerre de 1870 dans un recul favorable à une étude objective ». En somme une guerre chasse l’autre ; la présente guerre a relégué celle de 1870 dans le domaine « pacifié » de l’Histoire. Sous l’effet de celle-là, celle-ci, de question « chaude », est devenue question « froide », objet de recherche pour les historiens. Comme si avec la guerre, le temps s’était accéléré.

Cependant, avant même que la séance soit levée, la proposition, d’ailleurs favorablement accueillie, subit une inflexion et non des moindres : l’un des membres, François-Alphonse Aulard (1840-1928), spécialiste de la Révolution française, évoque « l’intérêt d’une enquête à faire immédiatement pour recueillir la tradition orale de la guerre de 1914-1915. » En réalité, cette proposition n’est pas une véritable innovation ; elle croise et complète une demande surgie six mois plus tôt. Dès le 17 août 1914, le recteur de l’académie de Grenoble avait adressé aux instituteurs de son ressort des instructions afin qu’ils consignent divers faits dont il dressait la liste : mobilisation, reconstitution de l’administration aux lendemains de la mobilisation, ordre public, vie économique, assistance et service médical. Cette demande sera étendue à l’échelle nationale par une circulaire du ministère de l’Instruction publique, datée du 18 septembre 1914. Les instituteurs sont déjà à pied d’œuvre ou du moins devraient l’être, consignant le quotidien. Si ces demandes sont novatrices, ce n’est pas par le type d‘exercice qu’elles imposent. Écrire le local, voilà bien une pratique qui leur est familière, la rédaction d’une monographie villageoise apparaissant comme une figure obligée voire la consécration d’une carrière d’instituteur réussie. La nouveauté réside dans l’objet même de cette écriture : il ne s’agit plus de décrire la « petite patrie » comme réduction de la Mère Patrie mais de décrire la guerre et ses effets, non pas depuis le champ de bataille mais depuis l’arrière. Leur plume doit délaisser les monuments, les grands hommes, les paysages et l’histoire ancienne pour s’intéresser à la mobilisation, aux perturbations économiques et administratives qu’elle entraîne, aux délits, à l’espionnage, aux blessés. De la nécessaire harmonie au cataclysme ou du moins à la désorganisation, à l’effondrement en somme.

Les membres de la commission connaissent parfaitement ces deux demandes ; ils s’en sont largement inspirés. Même s’ils ne sont pas les initiateurs, les inventeurs de ces deux enquêtes, ils vont s’en emparer, les fondre en une nouvelle enquête et lui donner une envergure autre. Lors de la séance suivante (20 avril 1915), il n’est plus question de la guerre de 1870, qui servira au mieux de point de comparaison. C’est la guerre qui a débuté au cours de l’été précédent qui appelle toutes les énergies : il faut en recueillir la « tradition orale ». Le principe de l’enquête accepté par tous, encore faut-il en définir les limites. Les opinions divergent, laissant apparaître des vues différentes sur la finalité même de l’enquête. C’est un intérêt bien compris qui avait attiré les regards de certains vers la guerre de 1870 et la collecte de matériaux. En effet, Allix appelle l’attention de ses confrères sur la question des « réparations des dommages de guerre ». Ce point « offre d’après lui un intérêt pratique à raison des travaux de la commission spéciale législative récemment instituée pour s’occuper de la question. (...) Cette commission pourrait profiter des résultats des recherches proposées en ce qui concerne le fonctionnement des commissions spéciales de 1870. Peut-être y aurait-il lieu de détacher cette partie de l’enquête et de provoquer dès maintenant une étude qui pourrait être conduite rapidement et aboutir à brève échéance ». Il s’agit bien de collecter les matériaux relatifs à la guerre de 1870, pour en écrire l’histoire certes, mais surtout pour en tirer les leçons utiles et ne pas commettre à nouveau les erreurs du passé. La proposition ne sera pas retenue pour trois raisons. D’une part, l’assemblée est consciente que ce genre d’enquête doit être conduite par les préfets, qui dépendent du ministère de l’Intérieur et non du ministère de l’Instruction publique. En conséquence, le CTHS ne se reconnaît pas le droit d’intervenir. D’autre part, on préfère ne pas avoir recours aux préfets. Émettant des réserves sur l’objectivité d’une enquête conduite par ces derniers, les membres préfèrent confier le travail aux « sociétés savantes, [aux] comités départementaux de l’histoire économique de la Révolution, [aux] professeurs d’histoire des universités, des lycées et collèges, [aux] archivistes départementaux ou communaux, [aux] correspondants du Comité des travaux historiques », autant d’ « enquêteurs recommandables et offrant toutes garanties » dont on obtiendra « sans peine des mémoires intéressants ». Enfin, la nature de l’enquête que se propose le CTHS et la période pendant laquelle elle aura lieu sont telles que les préfets ne semblent pas les mieux placés pour la conduire efficacement. Ne risquent-ils pas, par leurs questions voire leur simple intérêt marqué, d’éveiller la suspicion et le silence, jetant ainsi le discrédit sur l’enquête, la rendant impossible ? « On craint (...) que les recherches sur l’esprit public ne se heurtent à de la méfiance de la part des personnes qu’on interrogera ; elles ne s’exprimeront pas facilement si elles s’aperçoivent qu’on consigne par écrit leurs observations ». La méthodologie, proposée par Aulard, évoque évidemment l’observation participante ou l’immersion : « Les moyens de se renseigner ne doivent pas être solennels ; c’est surtout dans des conversations sans apprêt qu’on recueillera, surtout dans les campagnes, les faits utiles concernant l’esprit public, le ressort du patriotisme, la situation économique. Le mot enquête est plus effrayant que la réalité. » Voici donc le monde des lettrés provinciaux sommés de « recueillir et fixer les traditions relatives à la guerre de 1914-1915 ». Mais quel sens le CTHS donne-t-il à cette expression ? Elle désigne « certains ordres de faits ou de manifestations dont les journaux ne donnent parfois qu’une idée insuffisante ou même nulle », « ceux qui relèvent de l’esprit public et qui échappent à la connaissance historique ». On est loin de la collecte de littérature populaire ; la tradition orale désigne tout ce que « l’administration et la presse » délaissent, tout ce qui n’a pas été imprimé ou couché sur papier timbré, les petits faits et gestes, les paroles du quotidien. L’enquête de 1915 se donne pour objectif de composer « une sorte de mémorial devant rendre de grands services aux historiens futurs », en multipliant le nombre et surtout la nature des archives qu’on se propose de constituer à leur intention. Car c’est bien le souci de constituer des archives qui guide les membres du CTHS, de constituer mais aussi de diversifier les sources. C’est la nature des matériaux avec lesquels on écrit - ou plus exactement on écrira - l’histoire qui est ainsi posée. Certes, le CTHS s’est fait une spécialité de mettre au jour et de publier des documents officiels. Avec la guerre, les sources se diversifient comme en témoigne cette demande. Parallèlement aux documents officiels et publics, s’impose soudain l’importance des documents privés, ordinaires. Ainsi, Aulard ne se contente pas d’attirer l’attention sur le recueil de la « tradition orale » ; il confie également à ses correspondants une autre mission : « la conservation soigneuse, au besoin, la publication, des journaux et mémoriaux particuliers, des lettres des soldats, de toutes correspondances privées ayant de l’intérêt pour l’histoire de l’esprit public ». Alexandre Tuetey ne peut que confirmer d’un exemple, en évoquant « la part que les historiens ont tiré des lettres de volontaires pendant la Révolution ». Et Georges Renard de renchérir, en citant « le grand nombre de lettres écrites par des soldats ou à des soldats, pendant la guerre de 1870-1871, conservées aux archives du ministère de la Guerre où elles forment 800 cartons ; (...) il y aurait intérêt à connaître des documents analogues pour la guerre de 1914-1915 ». Cette demande est aussi ou du moins voudrait être une petite révolution dans le petit monde des travaux historiques. En effet, le CTHS déplore certaines habitudes de travail, très dommageables à la connaissance historique. Chacun « exprime le regret que les sociétés savantes ne s’occupent pas davantage de l’histoire contemporaine » et cela malgré les efforts de certains de ses membres qui, de congrès en communication à la section d’histoire, vont répandant la bonne parole, diffusant « quelques idées pratiques sur l’organisation du travail d’histoire de la France contemporaine en province et sur le rôle qui pourrait être dévolu aux sociétés savantes ». Il s’agit bien d’appeler les historiens à s’intéresser à l’histoire proche voire au présent mais également à être attentifs à de petits faits, d’ordinaire délaissés.

Le 3 mai 1915, par une circulaire signée du ministre de l’Instruction publique, le vœu du CTHS devient enquête officielle. La demande connaîtra un certain engouement, au début du moins. Des correspondants ordinaires du CTHS répondent immédiatement. Ainsi Jadart, conservateur de la bibliothèque de Reims, qui s’est toujours plié avec célérité aux différentes demandes du CTHS depuis de nombreuses années, s’exécute à nouveau et annonce « qu’il soumettra au Comité les parties inédites de son journal ». D’autres, qui ne sont pas des habitués, vont prendre la plume et se soumettre à la demande. Le CTHS confiait l’enquête aux archivistes, bibliothécaires et autres correspondants du ministère. Mais ils ne seront pas les seuls et peut-être pas les plus intéressés par cet appel. Il va être entendu bien au-delà du cercle étroit de cette élite. En effet, des maires (celui de Clairvoix, dans l’Oise, celui du Mesnil-Germain, dans le Calvados), des secrétaires de mairie (celui de Quinsac, en Gironde) mais aussi des ecclésiastiques, simples curés (Uzureau à Angers ou encore Paul Viller à Triaucourt-en-Argonne) ou évêque (Mgr Marbeau à Meaux) et des instituteurs (Royes dans le Loiret, Lezay dans les Deux-Sèvres, Vincent à Aubagne) envoient leur contribution. Parfois ces derniers n’adressent pas directement leur texte au CTHS. Ils s‘adonnent au travail de collecte, rédigent un texte qu’ils confient à quelque « savant » local, plus introduit qu’eux, qui à son tour l’envoie au ministère. C’est notamment le cas pour le hameau du Pontet d’Avignon. C’est l’instituteur, Bérard, qui mènera l’enquête, rédigera des « notes ». Mais c’est signées du nom de « Moulin, correspondant du ministère », qu’elles sont soumises à la commission. Collaboration ou simple appropriation ? Moulin modifia-t-il le texte de Bérard ? Et dans l’affirmative, en quel sens ? Faut-il considérer qu’un texte portant l’autographe d’un obscur instituteur de « hameau » était indigne du CTHS ? Autant de questions sans réponse pour l’heure, les manuscrits n’ayant pas été trouvés. Si certains conduisent seuls leur enquête, d’autres constituent autour d’eux un véritable réseau de correspondants. Ainsi, Sarran d’Allard, « correspondant du ministère, (...) annonçant qu’il fait lui-même une enquête auprès de divers correspondants et demandant des exemplaires en nombre de la circulaire ministérielle. » Des sociétés savantes, comme le Comité départemental pour l’histoire économique de la Révolution dans la Haute-Garonne et celui du Tarn, ou encore la Société d’études d’Avallon et la Société d’émulation du Jura, répondent immédiatement à la demande. Du moins annoncent leur intention de collaborer. Mais d’autres sociétés, d’ordinaire peu versées dans l’histoire, se manifestent. Telles la Société astronomique Flammarion à Montpellier, la Société économique de Bordeaux, la Société industrielle de Blois ou encore la Commission météorologique de l’Yonne. D’autres semblent se créer à cette occasion. C’est notamment le cas à Nancy où l’on annonce « la création d’une société ayant pour but l’enquête demandée par la circulaire du 3 mai [qui] communique [déjà] le questionnaire qu’elle a rédigé ».

Mais la demande du CTHS semble croiser les pratiques d’écriture ordinaires, privées, parfois nées de la guerre, qu’elle va, à n’en pas douter, encourager. Quatre correspondants (Jadart, conservateur de la bibliothèque de Reims, Morin, archiviste de la ville de Troyes, Laigle, correspondant du ministère à Paris, et le maire de Mesnil-Germain, dans le Calvados), proposent, en guise de réponse, leur « journal », dont certains ont vu le jour avec l’ordre de mobilisation et n’ont d’autres buts que de témoigner de la guerre. On ne peut que s’interroger sur leur sens et leur raison d’être. S’agit-il de journaux commencés avant la guerre et poursuivis pendant celle-ci, récit de la vie quotidienne de son auteur soudain confronté à la guerre, écrivant d’abord « pour lui » ? S’agit-il de journaux commencés dans le but de répondre à la circulaire du 3 mai, où l’observation et la transcription des événements deviennent la finalité, l’auteur ayant moins d’importance que le destinataire ? Ou enfin, s’agit-il de journaux commencés avec le début de la guerre et sous son impulsion, sans référence à la circulaire ? Dans ce dernier cas, faut-il poser entre l’écriture et la guerre, le même rapport que Aulard posait entre la guerre et la tradition orale, pour convaincre son auditoire du bien-fondé de sa proposition ? « Les époques des crises violentes, les périodes de guerre étrangère ou civile, les moments de révolution laissent plus à faire à la tradition orale. » Ces périodes seraient-elles favorables à la prise d’écriture, en dehors de toute demande officielle ? Difficile de le dire, en l’état actuel de la recherche. Remarquons simplement que les archives départementales de Lot-et-Garonne conservent un manuscrit intitulé « Cryptographie agenaise ou Journal secret d’Agen depuis le 1er mars 1814, jusques à pareil jour 1817 ». Dans son « Mot au lecteur », l’auteur, Jean Florimond Boudon de Saint-Amans, un érudit agenais, homme politique, botaniste et archéologue, polygraphe qui livra aussi bien des « Instructions sur la culture et les divers usages de la pomme de terre », un « Mémoire sur l’olivier », des « Recherches sur la cause et les remèdes de la maladie qui détruit les arbres de la promenade d’Agen », une « Flore agenaise » qu’un « Abrégé chronologique de l’histoire ancienne et moderne du département de Lot-et-Garonne » et un « Essai sur les antiquités de Lot-et-Garonne », qui s’occupa notamment de la statistique impériale dans son département, en expose le contenu. « Le titre que je leur donne annonce qu’elles seront le produit des observations écrites chaque jour, je me propose d’y consigner tous les faits importants ou triviaux, mais relatifs aux circonstances du temps, qui parviendront à ma connaissance. On y verra, par conséquent, des anecdotes puériles auprès des plus graves transactions ; les craintes, les espérances du jour souvent détruites le lendemain, pour reparaître et s’évanouir encore, ou se confirmer définitivement. » (Archives départementales de Lot-et-Garonne, 2J68) C’est l’agonie de l’Empire, pour lequel il a beaucoup œuvré du fond de son cabinet, qu’il écrit au jour le jour, les soubresauts, les rumeurs, les espoirs. Un programme qui aurait sans nul doute valu à son auteur les « encouragements à poursuivre » de la part d’Aulard, de Bloch et de leurs confrères. La « Cryptographie agenaise » de Boudon de Saint-Amans jette un éclairage particulier sur cette demande de 1915. Il convient d’analyser cette convergence entre « demande officielle » et « écriture personnelle », entre « écriture personnelle » et « commotions historiques » et cela dans une perspective historique longue.

Enfin, l’enquête dépasse largement son but. Elle suscite des envies d’écriture sans pour autant que celles-ci se plient aux injonctions de la circulaire du 3 mai 1915. Ainsi, Vincent, instituteur à Aubagne, « annonce l’intention de faire une publication sur la vie de cette petite ville pendant la guerre, sans s’astreindre à suivre les instructions officielles. » Que répondre face à une telle affirmation ? La commission ne peut que prendre acte de cette proposition qui n’en est pas vraiment une. « Comme il le reconnaît lui-même, la publication projetée ne rentre pas dans le cadre de notre enquête, mais (...) elle pourra néanmoins offrir de l’intérêt. »

Craignant « que les collaborateurs provinciaux ne fassent un amas de documents sans discernement » et préférant « en diminuer la quantité pour avoir la qualité », on procède, au ministère même, à un premier tri. Seuls les mémoires semblant dignes d’intérêt sont remis au CTHS, qui n’hésite pas, à son tour, à se poser en juge de ces témoignages, soufflant le froid et le chaud, distribuant les appréciations. En effet, ces mémoires sont d’abord confiés à un rapporteur puis discutés en séance. Enfin, on décide de l’attitude qu’il convient d’adopter. Certains voient leur travail favorablement accueilli, salué par de chaleureux remerciements et des « encouragements à poursuivre ». D’autres, tout en méritant des félicitations, sont jugés insuffisants. Ce dont le CTHS ne fait pas mystère, précisant dans sa réponse les axes à améliorer, dirigeant clairement les recherches de chacun. Ainsi pour Morin, archiviste de la ville de Troyes, qui avait proposé son « journal » : « Les notes de M. Morin sont particulièrement intéressantes dans les parties consacrées aux faits originaux et pittoresques de la vie locale ; (Cultru, le rapporteur) propose de lui écrire pour encourager les communications qu’il pourrait avoir à faire dans ce sens et de le prier d’insister sur l’organisation de la vie économique et les œuvres philanthropiques ». D’autres sont moins heureux. Ainsi, Cahour, bibliothécaire à Laval, envoie-t-il « un spécimen d’extraits de journaux de la Mayenne » que le CTHS ne goûtera guère. « Il est décidé qu’il sera écrit à M. Cahour (...) pour l’inviter à ne pas poursuivre son travail, dont l’utilité est minime. » De même les « Notes sur la commune d’Egleny », de Georges Petit, sont balayées d’un revers de main : « ce petit travail ne mérite pas d’être utilisé ». Quant à « La Bretagne pendant la guerre », de l’architecte Chaussepied, « elle n’offre qu’un très médiocre intérêt ». Il faut avouer, cependant, que l’on ignore tout des critères d’évaluation. Pourquoi tel mémoire fut-il jugé digne d’encouragements ? Pourquoi tel autre fut-il froidement accueilli ? Les comptes rendus de séance font silence sur ce point.

Cependant, l’effervescence des premiers mois, qui avaient vu arriver en nombre les mémoires, s’émousse et la savante assemblée est bien obligée d’avouer, dans la séance du 1er février 1916, que « depuis le commencement de l’année, aucune communication nouvelle n’a été faite pour l’enquête ». Devant le peu de chance d’obtenir une nouvelle circulaire, on songe plus simplement à réactiver la demande par le biais du bulletin du ministère, voire dans les « grands journaux régionaux de la province ». Ainsi, l’enquête, d’abord confiée au monde des instituteurs et des savants, aurait connu une publicité plus importante, touchant un public beaucoup plus large. A-t-elle suscité des manuscrits de la part d’autres personnes ? On cherche des raisons pour justifier ce nouvel appel à contributions. Si les premières circulaires avaient vu le jour aux premiers temps de l’affrontement, accompagnant la déchirure, les mois se sont succédé et l’on s’est, d’une certaine façon, installé dans la guerre. Celle-ci fait désormais partie du quotidien. Et c’est bien sur cet aspect que devait porter la nouvelle demande. « Par suite de la prolongation de la guerre, la vie du pays s’est transformée, et les nouveaux collaborateurs pourraient signaler des manifestations de l’esprit public différentes de celles des premiers mois de la guerre. Ils pourront aussi relever des preuves intéressantes de la reprise de l’activité économique, [faire] des observations sur la vie rurale, [signaler] la renaissance de l’activité, celle des banques et du crédit ». On croit avoir trouvé le moyen de réanimer les forces : « la note devrait faire ressortir les résultats déjà obtenus, énumérer les départements d’où sont déjà venues des réponses, de façon à piquer les autres d’émulation ». Mais cet enthousiasme n’est que façade. Les mémoires n’arrivent plus qu’au compte-gouttes, les membres de la commission eux-mêmes les évaluent de plus en plus rapidement pour retourner à leurs vieilles amours ou du moins à des préoccupations plus habituelles. Alors que dans les mois qui suivirent la parution de la circulation, les séances étaient presque entièrement consacrées à l’examen des réponses, peu à peu, ce dernier point n’occupe plus que la portion congrue. Ainsi « la destruction des vieux papiers (...) en train de s’opérer dans les diverses administrations financières » n’a aucune peine à supplanter, parmi les préoccupations de l’assemblée, des mémoires, de moins en moins nombreux. La tradition orale émeut moins que cette « destruction systématique et inconséquente d’une partie des sources de l’histoire de la France ». Redoutant « qu’on ne fasse disparaître des documents précieux pour l’histoire », le CTHS s’active alors, prenant contact avec les différents ministères afin que soient sauvegardés ces documents. La « tradition orale » qui devait fournir des matériaux aux historiens du futur est peu à peu reléguée au second plan, au profit d’archives plus convenues. Parfois très convenues.

En effet, cette enquête sur la tradition orale a d’étranges effets, aux antipodes des décisions prises aux premiers temps de la guerre. Parmi les nombreux mémoires qui arrivent au CTHS au cours des mois qui suivent la publication de la circulaire, l’un d’entre eux a de quoi étonner : il s’agit « d’une communication du préfet sur le département de la Sarthe pendant la guerre ». Soumis à un rapporteur, Camille Bloch en l’occurrence, il est évalué comme tous les autres mémoires. Et est très favorablement reçu par certains membres, saluant « un tableau très clair et très précis des résultats de l’activité officielle ou privée dans la participation aux mesures intéressant la défense nationale et aux secours aux victimes de la guerre », concluant que « l’exemple du département de la Sarthe pourrait être avantageusement imité ailleurs ; si les historiens possédaient un jour sous cette forme le tableau des efforts faits par les 86 départements et des résultats obtenus, ils auraient une base sérieuse pour les recherches de l’esprit public dans la province française pendant la guerre et sur les divers aspects du concours donné par les populations de l’arrière ». D’autres sont beaucoup plus mesurés. Lemonnier rappelle, avec raison, que le principe de l’enquête administrative avait été écarté lors des réflexions préalables. Denis suggère « qu’il serait peut-être dangereux de proposer aux préfets d’établir des documents pour l’histoire » ; cela serait au surplus inutile dans la mesure où les renseignements qu’ils pourraient fournir sont à la portée des historiens « dans les rapports des chefs de service ». Pourtant, les partisans de ce type de travail ne manquent pas et disposent d’arguments de poids. Georges Renard « signale l’intérêt qu’il a trouvé à des rapports préfectoraux de 1834 ». D’ailleurs, la section ne montre-t-elle pas la voie, qui a accepté de soumettre à rapporteur le « Mémoire statistique sur le département des Bouches-de-l’Ebre », rédigé en 1813 par Villeneuve-Bargemont ? On émet alors le vœu que « le ministre de l’instruction publique écrive à celui de l’intérieur pour lui signaler l’intérêt que le comité des travaux historiques a trouvé au mémoire du préfet de la Sarthe et le souhait qu’il forme de voir son exemple imité dans les autres départements. » Voici donc le CTHS appelant les préfets à rédiger des rapports ! .

Cependant, l’enquête va être comme réanimée, sous la pression des événements. Lors de la séance du 1er juillet 1919, Camille Bloch soumet à l’assemblée « un questionnaire dressé par MM. Bruchet, archiviste départemental, et Desrousseaux, chef de division à la préfecture du Nord, pour une enquête sur l’histoire des communes de ce département pendant l’occupation allemande. Il juge opportun de l’appliquer » aux autres départements victimes de l’occupation « ainsi qu’aux » départements récupérés « afin de constituer » une suite intéressante de l’enquête entreprise par la section sur la tradition orale pendant la guerre. " La proposition est retenue, une commission composée de Caron, Hauser et Bloch chargée de rédiger un projet de questionnaire. Ce sera chose faite en novembre 1920. On ne sait quels furent les résultats de cette dernière enquête. Les comptes rendus de séance n’y font pas allusion.

Remarquons simplement que la participation active à cette enquête vaudra à quelques-uns des auteurs de mémoires une petite reconnaissance. En vue du congrès des savantes de 1920, le CTHS propose, pour les palmes académiques, David et Hilot. Le premier livra une publication sur La Génetouse pendant la guerre, village dont il était instituteur. Le second abreuva la savante assemblée de multiples « Notes sur Bougie », en Algérie, où il était directeur de l’école de la Marine. Hilot sera immédiatement nommé officier d’académie. Moins heureux, David sera proposé pour le titre d’officier d’instruction publique. Du moins, tous deux auront-ils obtenu, en récompense de leur assiduité, la reconnaissance du CTHS !

Le CTHS songeait à publier ces travaux, du moins les extraits qu’il jugerait les plus intéressants. Mais le projet fut-il mené à terme ? On ne sait. Cependant, dès 1916, les membres de la commission demandent au ministre, « en attendant la publication projetée d’autoriser la reproduction par extraits dans certains périodiques (Bulletin de l’Alliance française, Bulletin de la chambre de commerce) des faits propres à renseigner l’opinion étrangère sur l’état de l’esprit public en France et à la fortifier ». Demande à laquelle le ministre accède, non sans émettre plusieurs réserves (autorisation de l’auteur, « indéniable utilité » des « emprunts très-brefs », vérification de ces derniers par l’administration). En 1919, aucun opuscule n’avait encore vu le jour, sous la férule du CTHS du moins. En effet, lors de la séance du 4 février de cette même année, Camille Bloch propose de reprendre la publication des notices, inventaires et documents. Faute de mieux ? En effet, il doit reconnaître que « l’enquête de la tradition orale n’étant pas encore close, il n’est pas possible d’en publier les résultats cette année ; elle pourra faire l’objet d’un fascicule à faire paraître en 1920. » Vœu pieux ou programme strictement suivi ? C’est ce que la recherche en cours permettra de vérifier. Remarquons simplement que les membres de la commission, qui regrettaient que les historiens ne se soucient pas d’histoire contemporaine, semblent montrer l’exemple, publiant avant même la fin de la guerre une série d’ouvrages qui semblent fortement s’inspirer de la circulaire du 3 mai 1915. Ainsi, François-Alphonse Aulard publie La guerre actuelle commentée par l’histoire, vues et impressions au jour le jour 1914-1916. De même, Georges Renard (1847-1930), publie-t-il, en 1917, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France (1er août 1914-15 mai 1917).

Que le CTHS n’ait reçu qu’une cinquantaine de communications, essentiellement dans les mois qui suivirent la demande, et qu’il n’ait apparemment pas publié le résultat de cette recherche doit-il nous amener à penser que cette enquête connut un succès en demi-teinte et, qui plus est, des plus éphémères ? Reconnaissons d’abord que quelques rares correspondants seront d’une remarquable constance, envoyant leur rapport pendant toute la durée de la guerre. C’est le cas notamment de Grassin qui ne cessera d’écrire sur Angers et l’Anjou, de Blin sur l’Auvergne, David sur La Génetouze pendant la guerre et surtout de Hilot, auteur d’une somme sur Bougie, en Algérie. Certains n’attendront pas le CTHS et publieront eux-mêmes leur travail. C’est, semble-t-il, le cas de David. C’est aussi le cas de Georges Petit, qui mérite peut-être d’être analysé avec plus d’attention. Peut-être est-il exemplaire ? Lors de la séance du 7 décembre 1915, ses « Notes sur la commune d’Egleny » sont soumises à l’appréciation de l’assemblée. Qui ne les goûte guère. « Ce petit travail ne mérite pas d’être utilisé ». Peut-être ne lui fit-on pas part d’une appréciation aussi péremptoire mais sans doute ne fut-il pas, non plus, encouragé à poursuivre. Pourtant, l’homme n’abandonna pour autant puisqu’en février 1917, le CTHS reçoit une « brochure » intitulée Plan-cadre de monographie d’une commune rurale de l’Yonne pendant la guerre, « une table de chapitres et de matières », signée... Georges Petit ! Camille Bloch proposera que « des remerciements soient envoyés à l’auteur ». L’auteur n’a manifestement tenu aucun compte de la première appréciation, a persévéré et publié. Quant au sens de cet envoi, on ne peut avancer que des suppositions. S’agissait-il d’un « hommage » ou d’une revanche ? Il faut sans doute dissocier la demande et ses échos des réponses qui parvinrent au CTHS. En effet, on peut raisonnablement penser qu’une partie des travaux initiés par la demande de 1915 resta inconnue de lui ou plutôt qu’il n’en eut qu’un bref aperçu. Celle-ci impulsa peut-être un mouvement d’écriture qui ne parvint jamais au CTHS. Souvenons-nous de cet instituteur, Vincent d’Aubagne. Quel est le sens de sa lettre, si ce n’est d’informer le CTHS que la demande a suscité chez lui une envie et une idée d’écriture mais que cela se fera hors de la savante institution ? Vincent annonce d’ailleurs une « publication ». Tout comme un autre contributeur, Beuve, bibliothécaire de la ville de Châlons-sur-Marne. Ses « Notes sur le séjour des saxons à Chalons-sur-Marne en septembre 1914 » sont modestement goûtées par la docte assemblée, qui considère qu’il y a là « des renseignements de seconde main, mais toutefois intéressants. » Mais qu’importe cette opinion. Beuve a déjà fait « connaître son intention de publier un travail personnel sur l’histoire de Chalons pendant la guerre ». De même, dans les comptes rendus de séance (16 novembre 1915), évoque-t-on le travail de « M. Momméja. Études sur la vie à Moissac du 3 Août 1914 au 24 Avril 1915 ». Georges Renard, rapporteur, est favorable. Sans toutefois être dithyrambique. « Le document est intéressant ; l’auteur sera invité à continuer ». À ne lire que les comptes rendus de séance, on est en droit de penser que l’homme n’en a rien fait et a abandonné sa plume après ce premier essai. En effet, on ne trouve nulle mention de lui ou d’un nouvel envoi de son travail par la suite. Or, les archives départementales de Tarn-et-Garonne conservent, sous la côte MS 117/ 1 à 12, douze Cahiers Noirs. Loin d’abandonner, Jules Momméja s’est, au contraire, consacré à la demande pendant les quatre années de la guerre. Jour après jour, il consigna les restrictions, les convois de blessés, les rumeurs, le quotidien d’une petite ville de l’arrière en somme. Mais au fil des pages, il introduit d’autres motifs, notant ses souvenirs, s’expliquant sur son parcours d’érudit local que la gloire a boudé, consignant l’histoire de sa famille, de ses ancêtres qui connurent l’Ancien Régime et la Révolution française, dont les récits n’ont cessé de se transmettre, au sein de la famille, de génération en génération. Il se pose en témoin et mémoire d’une époque qui ne sont plus, de pratiques qui ont disparu, consignant les contes populaires, les superstitions, décrivant les gestes agricoles, etc. Le CTHS avait appelé à la constitution d’archives pour les historiens du futur ? Sous la plume de Jules Momméja, elles deviendront des « archives du moi », une véritable autobiographie dont le fil rouge est le folklore, désir d’écriture jamais assoupi mais qui accompagna toute sa vie. Comme pour Beuve et David, l’idée de publier ne lui était pas étrangère. Et s’il a rapidement cessé ses envois au CTHS, il n’en avait pas moins préparé un très long texte à cette fin, l’accompagnant d’intertitres et d’un sommaire. Cependant, l’ensemble est resté à l’état de manuscrits.

Ici, la demande suscite des publications, là un vaste ensemble quelque peu oublié dans un fonds d’archives. Ces quelques exemples nous amènent à penser différemment la demande de 1915 et ses effets. Sans doute, cette institution ne se vit soumettre qu’une petite partie des écrits qu’elle ne manqua pas de susciter, peut-être provenant d’auteurs qui se sentaient obligés tels les correspondants ordinaires ou d’auteurs en mal de reconnaissance, comme Jules Momméja. Mais cette demande légitima surtout un exercice d’écriture au statut ambigu, à la fois témoignages pour l’histoire et écriture de soi, comme en témoignent les Cahiers Noirs. Statut ambigu donc mais aussi sort ambigu. Sans nul doute, nombre de réponses sont-elles restées dans le cabinet de leur auteur, parmi ses nombreux « papiers », confiés à sa mort, par ses descendants, à quelques lieux de conservation, archives départementales ou bibliothèques. C’est donc à une véritable quête minutieuse - et quelque peu hasardeuse - qu’il faut se livrer. Mais elle permettra de lever le voile sur un mouvement d’écriture, resté dans l’obscurité.