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Encyclopédie internationale
des histoires de l’anthropologie

« Au seuil d’un travail ethnologique » : vie et œuvre d’Edward Curr

Frederico Delgado Rosa

CRIA / NOVA FCSH

2017
Pour citer cet article

Rosa, Frederico Delgado, 2017. «  Au seuil d’un travail ethnologique ” : vie et œuvre d’Edward Curr », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris.

URL Bérose : article835.html

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C’est au début des années 1870 qu’Edward Micklethaite Curr (1820-1889), précédemment éleveur de bétail, puis « Chief Inspector of Stock », dans l’État de Victoria en Australie, et aussi membre du « Board for the Protection of Aborigines », commence la préparation de son magnum opus ethnographique. The Australian Race : Its Origin, Languages, Customs, Place of Landing in Australia, and the Routes by which It Spread Itself over that Continent est finalement publié entre 1886 et 1887, en quatre volumes. Sur un plan théorique, comme le suggère le sous-titre, les préoccupations de Curr combinent un intérêt quelque peu anachronique, pré-évolutionniste, pour les phénomènes de diffusion avec une attention particulière portée aux langues en tant que donnée historique fiable pour les périodes les plus reculées. Son point de vue et sa recherche correspondent ainsi, sur différents plans, à ce que G.W. Stocking Jr. a identifié comme le paradigme ethnologique (1987 : 74-75) [1], dont James Cowles Prichard (1786-1848), savant d’orientation biblique, était l’une des figures de proue. L’historien Samuel Furphy, biographe de Curr, considère qu’il est difficile « de dire avec certitude pourquoi il a adhéré à un modèle d’enquête ethnologique antérieur » à l’évolutionnisme alors régnant (2013 : 152 ; notre traduction), mais il repère quelques-unes de ses influences principales, en particulier les travaux du philologue et ethnologue prichardien, Robert Gordon Latham (1812-1888). En dépit de sa formation catholique, les vieux enjeux bibliques ne font guère partie de la problématique de Curr, dont l’œuvre trahit d’autres inspirations, alternatives à l’évolutionnisme, qui ont fait perdurer tout au long du XIXe siècle l’intérêt pour les questions de diffusion linguistique et culturelle. Les écrits de Friedrich Max Müller (1823-1900), qu’il admirait, en sont un exemple [2].

Le premier volume de The Australian Race comprend plusieurs chapitres qui répondent à l’objectif ambitieux d’aborder les peuples australiens comme un tout historique, au-delà de la diversité culturelle et linguistique. Curr commence par des remarques sur les langues qui ouvraient le chemin vers les us et coutumes ; ensuite, il aborde la question des origines hors d’Australie et, enfin, la migration et la dispersion sur le continent.

L’intérêt de The Australian Race pour l’historiographie de l’ethnographie et de l’anthropologie est aussi lié au fait que, d’un point de vue méthodologique, l’ouvrage peut être considéré comme un cas extrême d’antithèse, au XIXe siècle, de l’approche monographique, laquelle s’affirme au XXe siècle dans sa variante professionnelle et moderne, tout en ayant des antécédents en milieu australianiste, comme les célèbres travaux de Baldwin Spencer (1860-1929) et de Francis Gillen (1855-1912) sur les Arunta (Arrernte) d’Australie centrale. Persuadé du déclin rapide et inéluctable, aussi bien démographique que culturel, de la plupart des populations aborigènes, Curr estime urgent de couvrir autant que possible la totalité du continent australien, en envoyant des questionnaires – surtout linguistiques, mais permettant d’y ajouter des notes ethnographiques – à près de trois cents éleveurs de bétail, fonctionnaires de l’administration locale, missionnaires et autres agents coloniaux. Le résultat consiste en une compilation massive de données assez hétérogènes et, pour ainsi dire, à l’état brut, qui remplissent presque deux mille pages, en contraste avec les maigres 244 pages des chapitres introductifs de la première partie du premier volume. Contrairement aux anthropologues en chambre qui entretiennent des relations avec quelques ethnographes privilégiés, Curr est un homme de terrain qui gère un vaste réseau d’autres hommes de terrain. Il ne fut pourtant pas l’inaugurateur, en Australie, de cette façon de procéder ; le géologue et écrivain Robert Brough Smyth (1830-1899) l’avait pratiquée, ce dont rend compte son ouvrage en deux volumes, The Aborigines of Victoria, de 1878, dont le sous-titre annonçait explicitement les contributions multiples : With Notes Relating to the Habits of the Natives of Other Parts of Australia and Tasmania Compiled from Various Sources for the Government of Victoria. Après Curr, d’autres ethnographes australiens feront toujours appel à de nombreuses contributions. [3]

L’occupation coloniale blanche demeurant embryonnaire dans des régions d’une considérable étendue, le livre de Curr, organisé selon des critères géographiques, ne pouvait avoir qu’« un caractère fragmentaire », comme il le dit lui-même (Curr 1886-1887 (I) : 247). Cela ne fait que mettre en relief la confiance essentiellement empiriste que les contributions de ses collaborateurs lui inspiraient, même si celle-ci n’était pas dénuée d’ambigüité. En effet, il reconnaît également que, « dans les contacts journaliers avec les Noirs [’Blacks’] », la plupart des colons blancs ne disposent que d’« un vocabulaire très limité », de quelque 250 mots indigènes, ne leur permettant de formuler qu’une cinquantaine de phrases. Pour établir sa liste de vocabulaire, qui commençait par « kangaroo » et finissait avec « wife », il cherche à ajuster les différentes translittérations. Quand les réponses sont enrichies de descriptions ethnographiques, Curr évite de les citer directement et tend plutôt à les synthétiser, pour faire une place à toutes semble-t-il. Aussi ne s’étonne-t-on pas que la Préface s’ouvre par des « remerciements chaleureux » adressés à un « grand nombre de gentlemen » (Curr 1886-1887 (I) : ix), parmi lesquels on ne compte qu’un ethnographe célèbre, Alfred William Howitt (1830-1908).

Nous sommes bien ici dans l’univers des ethnographes amateurs. Curr lui-même souligne le fait qu’il s’est trouvé « au seuil d’un travail ethnologique » sur les habitants « d’une vaste partie de la surface terrestre », sans avoir « aucune préparation préalable ». Et tout en insistant sur son « manque d’expérience », il ne manque pas de déplorer « l’absence de quelqu’un de plus apte » (Curr, 1886-1887 (I) : xiv). En raison de la place accordée à un si grand nombre de témoins occasionnels, dont les noms traversent les deux volumes, The Australian Race symbolise bel et bien l’incommensurabilité des archives de l’ethnographie pré-moderne. Dans la notice qu’il consacre à Curr dans l’Australian Dictionary of Biography, Harley W. Forster résume la question en des termes plutôt indulgents, en affirmant que « l’information publiée n’était fiable que dans la mesure où l’étaient les observations menées à sa demande par les collaborateurs de Curr » (1969). Furphy compile les réexamens contradictoires de son œuvre au XXe siècle, aussi bien par des historiens de l’Australie que par des anthropologues, pour conclure que « le legs de Curr à cet égard est manifestement compliqué et défie toute description facile » (2013 : xv ; voir aussi Furphy 2016).

Fils de colons britanniques en Australie, Curr naît en Tasmanie en 1820. Il fait des études secondaires en Angleterre et vit un an en France à l’âge de dix-huit ans. C’est à partir de 1840 qu’il devient squatter et éleveur de bétail avec son père, dans l’État de Victoria et c’est alors que son intérêt ethnographique et linguistique pour les Aborigènes s’éveille. Les souvenirs qu’il conservera de cette période de sa vie sont à l’origine de son ouvrage Recollections of Squatting in Victoria, publié à Melbourne en 1883. Dans les années 1850, Curr entreprend un voyage en Europe et au Moyen-Orient, aboutissant à la publication de Pure Saddle Horses and how to breed them in Australia : together with a consideration of the history and merits of the English, Arab, Andalusian, & Australian breeds of horses, publié également à Melbourne, en 1863. C’est de retour en Australie (avec des séjours en Nouvelle-Zélande), qu’il devient inspecteur du bétail et décide d’entamer son projet linguistique et ethnographique monumental. En 1889, deux ans après la publication du dernier volume de The Australian Race, Edward Curr meurt à St. Kilda, près de Melbourne.

BIBLIOGRAPHIE :

Curr, Edward Micklethwaite. 1863. Pure Saddle Horses and how to breed them in Australia : together with a consideration of the history and merits of the English, Arab, Andalusian, & Australian breeds of horses. Melbourne, Wilson & Mackinnon.

Curr, Edward Micklethwaite. 1883. Recollections of Squatting in Victoria, then called the Port Phillip District (From 1841 to 1851). Melbourne, Sydney et Adelaide, George Robertson.

Curr, Edward Micklethwaite. 1886-1887. The Australian Race : its Origin, Languages, Customs, Place of Landing in Australia, and the Routes by which it spread itself over that Continent, Melbourne, London, John Ferres, Tru ?bner & Co., 4 vol.

Forster, Harley W. “Curr, Edward Micklethwaite (1820–1889)”, Australian Dictionary of Biography, National Centre of Biography, Australian National University.

Furphy, Samuel. 2013. Edward M. Curr and the Tide of History. Canberra, ANU E. Press.

Furphy, Samuel. 2016. ’The most trustworthy writers on our Blacks’ : Edward M. Curr’s Critique of Armchair Anthropology’. Oceania. Vol. 86 (3) : 262–277

Howitt, Alfred William. 1904. The Native Tribes of South-East Australia. London, MacMillan and Co.

Müller, Friedrich Max. 1892. Anthropological Religion. The Gifford Lectures delivered before the University of Glasgow in 1891. London, Longmans, Green and Co.

Smyth, Robert Brough. 1878. The Aborigines of Victoria : With Notes Relating to the Habits of the Natives of Other Parts of Australia and Tasmania, Compiled from Various Sources for the Government of Victoria. Melbourne, London, John Ferres, Trübner & Co.

Stocking Jr., George W. 1987. Victorian Anthropology. New York, London, The Free Press, Collier MacMillan Publishers.




[1Caractérisé justement par une appréhension de la diversité culturelle en termes de migrations et d’emprunts. Les représentants de ce mouvement intellectuel pré-évolutionniste avaient une perspective monogéniste et dégénérationniste en accord avec la chronologie biblique de la création de la Terre et de l’Homme (établie par James Usher au XVIIe siècle, à partir de l’Ancien Testament).

[2Malheureusement pour Curr, le célèbre mythologue et linguiste germanique Max Müller, tout en le considérant comme « un esprit observateur dépourvu de théories préconçues », critiquera The Australian Race comme étant peu crédible du point de vue linguistique, et donc culturel aussi (Müller, 1892 : 417).

[3Par exemple, A.W. Howitt compte sur 45 correspondants pour l’élaboration de The Native Tribes of South-East Australia (1904).